La République insultée
Médiapart
En refusant pour la deuxième fois la levée de l’immunité parlementaire de Serge Dassault, le Sénat barre la route à la justice. Choix catastrophique qui montre combien une large partie des politiques n’admettent toujours pas de devoir rendre compte aux citoyens comme aux juges indépendants.
Le Sénat a donc refusé à la justice la levée de l’immunité parlementaire du sénateur UMP et homme d’affaires Serge Dassault. Pour la deuxième fois en six mois. Ce 8 janvier, à la différence de juillet 2013, le parquet appuyait la demande de levée d’immunité formulée par les juges d’instruction sur la base d’éléments multiples accréditant une corruption massive et un système mafieux d’achat de votes à Corbeil-Essonnes, sur fond de règlements de comptes criminels.
Le choix fait par le bureau du Sénat – dont les membres sont protégés par le secret du vote –, et à travers lui par la chambre haute du Parlement où la gauche détient la majorité, est une insulte à la République et à l’un de ses premiers principes : la séparation des pouvoirs. Qu’en 2014, quelques mois après l’affaire Cahuzac, quelques semaines après l’adoption d’une loi édulcorée sur la transparence et la moralisation de la vie politique, la classe politique vienne ainsi se mettre en travers de la justice est un désastre démocratique. Le symbole est clair : une large partie des responsables politiques estiment ne pas avoir de comptes à rendre à la justice et utilisent tous les moyens institutionnels à leur disposition pour y échapper. Une anecdote qui en dit long sur ces arrangements à huis clos : la demande de levée d’immunité ne peut même pas être rendue publique et il n’y a pas d’explications de vote !
Cela a été peu noté mais, il y a quelques semaines, des manifestations spontanées ont eu lieu durant plusieurs jours en plein centre de Bucarest : il s’agissait pour les citoyens roumains de protester contre l’adoption d’une loi qui installait de fait une immunité inviolable des responsables politiques (lire ici). La France, toujours prompte à dénoncer la corruption et les retards roumains, présente aujourd’hui ce même visage hideux d’élus campés sur leur impunité, refusant cette justice des citoyens.

Le raisonnement tenu par Serge Dassault et par ceux qui l’ont soutenu est toujours le même, celui entendu depuis bientôt quarante ans, au fil des affaires politico-financières et de ces grands scandales de corruption mettant en cause parlementaires et ministres : un régime d’immunité est une protection nécessaire. Elle met les hauts responsables de ce pays à l’abri des règlements de comptes et des manipulations judiciaires, pour ne pas parler des excès de zèle des « juges rouges ». Michel Poniatowski sous Giscard le disait déjà. Serge Dassault le répète aujourd’hui, comme il y a quelques mois le sénateur socialiste et président du conseil général des Bouches-du-Rhône, Jean-Noël Guérini. Et les deux hommes ajoutent sans rire : ils sont bien sûr tout disposés à être convoqués et entendus par les juges, ce que n’empêche nullement cette fameuse immunité ! (Lire ici la lettre de Serge Dassault envoyée aux membres du bureau du Sénat, lettre publiée par L’Express.)
C’est oublier l’essentiel : que cette immunité prive les juges de moyens décisifs d’enquête. Par exemple la garde à vue, le contrôle judiciaire et la détention provisoire (lire le détail ici). Dans le cas précis de Serge Dassault, la levée d’immunité demandée par les juges Tournaire et Daïeff, en charge du volet financier des scandales de Corbeil, leur aurait permis de placer le sénateur en garde à vue et de perquisitionner ses bureaux. Des mesures de contrôle judiciaire auraient pu lui interdire de rencontrer les nombreux protagonistes d’affaires dont la gravité est telle qu’elles font par ailleurs l’objet de trois informations judiciaires distinctes !
À ce stade, après plusieurs mois d’enquêtes, le parquet a choisi de soutenir la demande des juges estimant qu’ils devaient être en mesure de déployer tous les moyens nécessaires pour progresser, ce qui exclut la thèse d’un acharnement des magistrats à l’encontre de Serge Dassault. Car les faits aujourd’hui mis au jour laissent entrevoir un système de corruption à grande échelle pour emporter les élections municipales de Corbeil-Essonnes.
La publication par Mediapart, en septembre dernier, d’enregistrements dans lesquels l’avionneur reconnaît avoir mis en place un système d’achat de voix (lire ici) a accéléré les enquêtes en cours. La police (Division nationale des investigations financières et fiscales, Dniff) s’est saisie de ces enregistrements. Parallèlement, des investigations ont été lancées concernant des comptes bancaires de l’avionneur au Liban, par où auraient transité plusieurs versements d’argent. Enfin, dans une autre affaire de Corbeil, criminelle cette fois, Serge Dassault a été entendu en octobre dernier sous le statut de témoin assisté dans le cadre d’une enquête sur une tentative de meurtre.
Faiblesse de la justice
Les vingt-six membres du bureau du Sénat ne peuvent ignorer la gravité des faits visés par l’enquête et des soupçons pesant sur le milliardaire. Le refus réitéré de laisser travailler les juges ne renvoie pas seulement à cette consternante habitude des politiques de jouer de toutes les procédures pour se soustraire à la justice. Les conditions du vote (13 voix contre la levée, 12 pour et une abstention, ce qui laisse supposer au moins deux défections dans la majorité de gauche) laissent entrevoir la puissance de Serge Dassault installé au cœur du pouvoir depuis près de trente ans.

La France est-elle si loin de l’Italie, où Silvio Berlusconi a pu durant des années acheter des voix de parlementaires pour empêcher des levées d’immunité ou faire adopter des lois sur mesure lui permettant d’échapper aux juges et aux procès ? Tout à la fois milliardaire, avionneur, marchand d’armes, patron de presse et parlementaire, la puissance politique de Serge Dassault va bien au-delà des frontières du seul département de l’Essonne (lire notre billet ici). Interlocuteur permanent du gouvernement et de l’Élysée, ayant gravi tous les échelons de la politique (conseiller général, maire, député, sénateur), ses capacités d’influence et de pression demeurent intactes.
C’est une mauvaise nouvelle pour les citoyens tant elle vient confirmer la faiblesse de la justice française et de tous les possibles contre-pouvoirs. Au début des années 1990, quelques retentissantes affaires (Urba-PS, Lyonnaise des Eaux, Carignon, Noir, Mouillot, parti républicain) avaient laissé espérer que les juges parviendraient enfin à s’émanciper de la tutelle politique.
Les quinze ans de procédure des affaires de la Ville de Paris, les six années de procédure visant Jean-Noël Guérini, la Cour de justice dont la fonction première est de ne jamais aboutir, le démantèlement des moyens des brigades financières, montrent combien il faut, plutôt que de progrès, parler de régression dans la lutte contre la corruption et les financements illicites. Et pour ceux qui en douteraient, la difficulté des nombreux juges saisis des affaires mettant en cause Nicolas Sarkozy (Karachi, Bettencourt, Libye) à progresser vient confirmer cette impossibilité française à construire une justice indépendante et efficiente.
Il est ainsi assez aisé au Syndicat de la magistrature de dénoncer après cette décision du Sénat une « justice d’exception où les parlementaires se protègent entre eux du déroulement normal d’investigations pénales. Il est inadmissible, dans un État de droit fondé sur la séparation des pouvoirs et l’indépendance de l’autorité judiciaire, que perdure ainsi un régime permettant au pouvoir législatif de faire obstruction au fonctionnement de la justice ». De son côté, Anticor « s’élève contre cette décision qui jette le discrédit sur l’ensemble de la classe politique et porte atteinte au fonctionnement de la justice » (leur communiqué ici).
Face à cette situation délétère, François Hollande et le gouvernement n’ont procédé qu’à quelques arrangements cosmétiques. Les travaux de la commission Jospin ont été aussitôt rangés au fond du tiroir (notre article ici), l’indépendance du parquet n’est pas à l’ordre du jour, la suppression de la Cour de justice est une promesse oubliée, le procureur financier est à ce jour sans moyen (lire ici), sans parler du recul opéré par l’exécutif sur la publicité des déclarations de patrimoine des élus… « Nous fonctionnons sur des modalités institutionnelles qui ne correspondent plus à l’état social et sociétal de la France contemporaine », disait à Mediapart le constitutionnaliste Dominique Rousseau.
Le scandale Dassault vient ainsi le souligner jusqu’à la caricature : en se refusant à faire des responsables politiques des justiciables comme les autres, le Parlement et l’exécutif ne cessent d’alimenter la crise d’un régime à bout de souffle.
Après Bordeaux et Nantes, Orléans ne veut pas du show de Dieudonné
Libération
A trois jours du début de sa tournée et au lendemain de l’envoi de la circulaire Valls aux préfets, tour d’horizon des différentes décisions des municipalités.
Faut-il interdire le spectacle de Dieudonné ? C’est la question à laquelle les préfets et les maires sont appelés à répondre, à trois jours du début de la tournée du polémiste. Lundi, le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, a fait parvenir aux préfets et aux édiles une circulaire leur rappelant les outils juridiques permettant d’empêcher les représentations du one-man-show incriminé, intitulé le Mur. François Hollande demande, lui, aux préfets d’être «vigilants et inflexibles». «Face à l’antisémitisme, face aux troubles à l’ordre public que suscitent des provocations indignes, face aux humiliations que représentent les discriminations, je demande aux représentants de l’Etat et en particulier aux préfets d’être vigilants et inflexibles», a déclaré le chef de l’Etat sans citer nommément le polémiste, lors des vœux aux corps constitués.
L’avocat de Dieudonné a de son côté déjà fait savoir que son client «agirait immédiatement» contre toute interdiction. «Bien sûr, il y aura référé», a indiqué à l’AFP Me Jacques Verdier. Certaines municipalités ont déjà tranché, d’autres doivent le faire dans les jours à venir. Le point.
Les villes qui demandent l’interdiction
Le préfet de Loire-Atlantique, Christian de Lavernée, fait savoir ce mardi que l’arrêté d’interdiction du spectacle de Dieudonné à Nantes, prévu jeudi, a été signé. Le préfet «a procédé à l’analyse des circonstances particulières du spectacle» programmé au Zénith de Nantes le 9 janvier, début d’une tournée du polémiste poursuivi à plusieurs reprises pour ses propos antisémites. Le préfet a ensuite «signé en conséquences l’arrêté d’interdiction». Le tribunal doit se prononcer jeudi matin sur l’interdiction.
Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, et la porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, avaient laissé entendre dès lundi matin que le spectacle de Nantes pourrait être interdit dans la ville. Plus de 5 200 billets avaient été vendus pour la représentation nantaise, contre laquelle la famille Klarsfeld, au nom des Fils et filles des déportés juifs de France, a appelé à manifester mercredi. Les Klarsfeld ont depuis retiré leur appel à manifester.
Le sénateur-maire de Tours, le socialiste Jean Germain, annonce lui aussi ce mardi son intention d’interdire le spectacle de Dieudonné dans sa ville et précise qu’un arrêté est attendu dans la journée. La salle de 2 000 places du centre de Tours où le spectacle de Dieudonné était annoncé affiche complet.
Dès lundi, le maire UMP de Bordeaux, Alain Juppé, avait fait savoir son intention d’interdire la représentation prévue dans sa ville le 26 janvier. Les conditions «dans lesquelles un spectacle ne pourrait avoir lieu», selon les termes de la circulaire, «sont remplies à Bordeaux», a ainsi indiqué lundi Alain Juppé, premier élu à trancher.
De son côté, Michel Delpuech, préfet de la Gironde et d’Aquitaine, va prendre un arrêté en vue d’interdire ce spectacle «dans le cadre des pouvoirs de police qui sont les siens, afin de prévenir les troubles à la tranquillité et à l’ordre public», a annoncé la préfecture à l’AFP. «L’interdiction d’un spectacle au titre du pouvoir de police générale du maire ne saurait ainsi avoir qu’un caractère tout à fait exceptionnel», relève également l’ancien Premier ministre. L’élu indique toutefois que cette interdiction «peut toutefois être justifiée lorsqu’il apparaît que c’est la seule solution pour mettre fin au trouble à l’ordre public causé par une représentation présentant un ensemble de caractéristiques».
Le député-maire d’Orléans, Serge Grouard, a annoncé mardi qu’il prendrait un arrêté en vue d’interdire lui aussi le spectacle de Dieudonné, programmé samedi dans sa ville. L’élu UMP a précisé lors d’une conférence de presse qu’il signerait l’arrêté «demain (mercredi) ou jeudi matin».
Celles qui doivent encore se prononcer
Les villes de Nancy et de Metz, où le Mur est programmé respectivement les 18 et 19 janvier, avaient pour leur part annoncé leur volonté de le faire interdire dès le 2 janvier, soit avant l’envoi de la circulaire Valls.
Spectacles de Dieudonné : les mots peuvent-ils troubler l’ordre public ?
Libération
Décryptage d’un point juridique au cœur de l’actualité. Aujourd’hui, retour sur les tentatives d’interdiction des spectacles de Dieudonné.
Pour médiatique qu’elle soit, l’affaire Dieudonné pose l’une des questions les plus anciennes à laquelle la jurisprudence administrative ait eu à répondre. Une question de proportionnalité. A quel moment doit-on restreindre des libertés essentielles à la démocratie – celle de se réunir (l’article 1 de la loi du 30 juin 1881 stipule : «Les réunions publiques sont libres») et celle de s’exprimer publiquement – pour garantir la sécurité et la paix publique (le code de sécurité intérieur fait des maires et des préfets les garants de «l’ordre public») ? Quand les mots deviennent-ils un «trouble sérieux à l’ordre public» ?
«Vous l’avez compris, c’est le mot « sérieux » qui est important dans cette phrase», prévient Anne Baux, présidente de l’Union syndicale des magistrats administratifs. Car c’est à la justice administrative, et non à la justice pénale dont on parle plus souvent dans la presse, qu’il revient de trancher cette question. La justice pénale est chargée de juger les infractions commises (c’est elle qui dira par exemple si les propos antisémites de Dieudonné à l’encontre de Patrick Cohen constituent un délit d’incitation à la haine raciale). La justice administrative, elle, tranche les différends entre des particuliers et l’Etat. Elle est notamment chargée de contrôler les actes de police administrative, c’est-à-dire les pouvoirs de police qui permettent aux maires et aux préfets de garantir l’ordre public. C’est là une police de prévention : les autorités peuvent interdire un spectacle avant même qu’il ne se produise, a priori. C’est d’ailleurs tout le problème : comment prouver que le chanteur ou l’humoriste prononcera bien les paroles incriminées dans son prochain spectacle ?
Une jurisprudence qui remonte à 1933
La définition du «trouble sérieux» est laissée à la totale appréciation du juge : des manifestations se préparent-elles en masse ? Les élus ont-ils reçu plusieurs lettres d’associations et de citoyens outrés ? La présence d’une école juive près de la salle de spectacle d’un humoriste jugé antisémite rend-elle la situation trop critique ? «Depuis près d’un siècle, depuis 1933, la jurisprudence administrative est relativement stable sur la question», estime Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’Université d’Evry et membre du Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux (Credof). Le juge est (heureusement) très prudent quand il s’agit de limiter a priori la liberté de réunion.
C’est l’arrêt Benjamin, en 1933, qui est le fondement de la jurisprudence. Le maire de Nevers avait interdit une réunion publique de l’écrivain d’extrême droite René Benjamin. Le Conseil d’Etat lui a donné tort : «L’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présente pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre.» Les juges concluent à «l’excès de pouvoir». Un préfet ou un maire ne peut donc interdire un spectacle que s’il a mis en œuvre tous les moyens à sa disposition pour garantir la liberté d’expression et de réunion. C’est ainsi que, de nos jours, le juge administratif a invalidé l’interdiction d’un spectacle de Dieudonné par la mairie de Perpignan, alors qu’il a validé celle décidée par une petite ville : elle n’avait que deux policiers à sa disposition pour assurer l’ordre.
«Il existe une jurisprudence semblable à la Cour européenne des droits de l’homme, rappelle Serge Slama. Dans un arrêt concernant la Russie (Alekseyev c. Russie), qui interdit les « gay pride » en raison des graves troubles à l’ordre public qu’elles entraînent (parfois de réels déchaînements de violences), la Cour rappelle que même si le risque de troubles est réel, c’est à l’Etat de mettre les moyens de police nécessaires pour préserver la liberté de défiler.»
Le contre-exemple de la «soupe au cochon»
Il arrive pourtant que le juge administratif estime que le trouble à l’ordre public est suffisamment sérieux pour justifier l’interdiction d’un rassemblement. En 2006, la question s’est posée avec la «Soupe au cochon», une soupe populaire organisée par une association d’extrême droite : en servant du porc, elles excluaient clairement de leur «solidarité» les SDF musulmans et juifs. Le préfet l’avait interdit. Le Conseil d’Etat l’a cette fois suivi : «Eu égard au fondement et au but de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du public par le site internet de l’association, le préfet de police n’a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation.»
Non seulement la soupe au cochon constituait en elle-même un mode d’exclusion des musulmans, mais en plus cette discrimination était le but affiché, politique, de ce rassemblement. En comparaison, en droit, il est plus difficile de faire interdire a priori un spectacle qui ne s’annonce pas comme antisémite et qui n’annonce pas, à l’avance, chaque soir, qu’il va proférer de tels propos.
Un arrêt interdisant le lancer de nain
L’affaire Dieudonné infléchira-t-elle à son tour la jurisprudence ? Lundi, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls a envoyé une circulaire à tous les préfets les encourageant à interdire ses spectacles. Ce texte n’a pas force de loi. Mais il fait une lecture originale de la jurisprudence. Il s’appuie en effet sur un arrêt du Conseil d’Etat de 1995, l’arrêt «Morsang-sur-Orge», fameux auprès des étudiants en droit et polémique parmi les juristes. Le maire de cette commune de l’Essonne avait interdit un spectacle de lancer de nain, dont l’organisateur était le nain lui-même. «Le Conseil d’Etat a donné raison au maire considérant que la protection de la personne humaine pouvait être constitutive de l’ordre public», analyse Serge Slama.
Plus besoin qu’un spectacle entraîne de multiples manifestations d’opposants pour troubler l’ordre public, il suffit qu’il soit considéré comme attentatoire à la dignité humaine pour constituer, en tant que tel, un trouble sérieux. Par la répétition constatée des attaques antisémites de Dieudonné, par ses affiches plaçant son spectacle sous le signe de la quenelle, le show de Dieudonné serait bien, selon le ministère, en lui-même, une atteinte à la dignité : «On ne peut plus parler de dérapages», martèle le ministère. «Je ne suis pas sûre que ça tienne devant le juge», estime la juge Anne Baux.
Un autre tournant de jurisprudence serait alors envisageable. La justice administrative finira-t-elle un jour par estimer que la multiplication d’infractions pénales (pour diffamation et incitation à la haine raciale) est un trouble sérieux à l’ordre public ? «Le cumul de sanctions pénales jamais exécutées par Dieudonné est une piste sérieuse pour justifier l’interdiction, soupèse Serge Slama (1). Au terme de ce cumul d’abus à la liberté d’expression, le trouble à l’ordre public serait constitué : on a la quasi-certitude qu’il va récidiver car c’est son fonds de commerce. Mais une telle jurisprudence justifierait alors aussi l’interdiction de toutes les réunions publiques de Jean-Marie Le Pen, condamné à plusieurs reprises pour les mêmes motifs.» Dans les années 90, les demandes d’interdiction s’étaient en effet multipliées à l’encontre des meetings de Jean-Marie Le Pen, qui suscitait régulièrement de grandes contre-manifestations de militants antifascistes. Le Conseil d’Etat a la plupart du temps permis les meetings et universités d’été de se dérouler.
Risque de légitimer des restrictions de liberté
«Avec la circulaire de Valls, de facto, tous les maires ou tous les préfets interdisent le spectacle alors même qu’il n’existe pas forcément de circonstances locales le justifiant, s’inquiète Serge Slama. Cela revient donc à une interdiction générale et absolue des spectacles sur l’ensemble du territoire, impulsée par le ministre de l’Intérieur. Et si le juge administratif valide ces différentes interdictions cela signifiera que Dieudonné sera désormais interdit de s’exprimer publiquement et ce pour une période indéfinie. C’est problématique même si c’est sûrement un moindre mal pour casser la spirale délirante dans laquelle il est entré. Interdire sur l’ensemble du territoire un spectacle contient le risque de légitimer à terme des restrictions plus générales des libertés.»
Il ajoute : «Regardez dans le football : en voulant légitimement faire cesser les comportements violents de supporters ultra, on en est arrivé à accepter la dissolution de plusieurs groupes de supporters et l’interdiction faite à tous les supporters d’une équipe de se déplacer dans les matchs sensibles, Parisiens à Marseille, Lyonnais à St Etienne, etc.»
(1) Serge Slama a passé un temps infini à nous documenter pour cette chronique. Nous l’en remercions vivement. Retrouvez son blog, Combats pour les droits de l’homme.
La duperie de François Hollande
Mediapart.fr
Beaucoup de médias pointent un changement de cap social-libéral de François Hollande. Mais si virage il y a eu, il est en fait intervenu le jour même de son accession à l’Elysée. Ce qui fait planer des doutes sur la sincérité de ses engagements pendant la campagne.
C’est reparti ! Périodiquement, les grands médias croient deviner que François Hollande est en train de négocier un changement de cap de sa politique économique et sociale. Il a donc suffi que, lors de ses vœux aux Français pour la nouvelle année, le 31 décembre, le chef de l’Etat révèle son intention de proposer aux entreprises un « pacte de responsabilité », avec à la clef des nouveaux allègements de charges sociales en contrepartie d’engagements sur le front de l’emploi, pour qu’aussitôt, les commentaires reprennent : « Hollande a-t-il pris un tournant « social-libéral ? »», s’interroge Europe 1. « Hollande change de logiciel », assure France Info. Dans un entretien avec le Journal du dimanche, l’ancienne ministre socialiste de l’écologie, Delphine Batho, croit, elle, déceler « un tournant idéologique de Hollande ».
Pourtant, cet apparent consensus surprend. Car à y regarder de près, un constat saute aux yeux : si tournant il y a eu, il n’est pas intervenu en cette fin d’année 2013, ni même dans le courant de l’année 2012. Non ! Ce tournant néo-libéral, François Hollande l’a négocié le jour même de son accession à l’Elysée. La bonne question n’est donc pas de savoir s’il y a eu un virage récent ; c’est bien plutôt de savoir pourquoi, dès le début, le chef de l’Etat a choisi de mettre en œuvre une politique économique et sociale radicalement contraire à ses engagements de campagne. En somme, la bonne question est beaucoup plus grave : de la part de François Hollande, n’y-a-t-il pas eu une part de duperie ?
Que l’on se comprenne bien ! Il ne s’agit pas de nier ici l’importance des propos récents tenus par François Hollande et de la réforme qu’il vient d’annoncer, dans le souci de parvenir à ce « pacte de responsabilité » avec les entreprises. Car cette annonce est, sans conteste, stupéfiante. Le gouvernement sort d’interminables polémiques – avec les syndicats, avec la gauche de la gauche, avec sa propre majorité… – du fait du « choc de compétitivité » qu’il a proposé aux mêmes entreprises, en leur offrant, sans contrepartie ni contrôle, 20 milliards d’euros sous forme de crédits d’impôt, financés sur le dos de salariés ou des consommateurs par le biais notamment d’une hausse de la TVA.
Et ces controverses ne sont pas même éteintes que le gouvernement envisage un nouveau plan d’allègements de cotisations sociales, qui serait financé par l’impôt. En clair, encore et toujours, sur le dos des contribuables ou des consommateurs.
L’annonce de François Hollande vient donc confirmer que c’est bel et bien une « politique de l’offre » néo-libérale qu’il entend conduire. Une « politique de l’offre » qui vise à organiser un immense transfert des entreprises vers les ménages. Après les 20 milliards d’euros, d’autres cadeaux devraien suivre.
Mais la référence au « choc de compétitivité » permet de clore ce débat biscornu autour du supposé virage du chef de l’Etat. Car, avec son « pacte de responsabilité », François Hollande ne procède pas à un virage : il ne fait qu’amplifier cette « politique de l’offre » qu’il conduit au détriment du monde du travail depuis de longs mois.
Depuis quand précisément ? C’est la question clef. En vérité, cela a été la première surprise de ce quinquennat. Alors que, pendant la campagne présidentielle, il avait vivement condamné le « choc de compétitivité » préconisé par Nicolas Sarkozy ainsi que la hausse de la TVA voulue par le champion de l’UMP pour financer le dispositif, François Hollande a tourné casaque dès son accession à l’Elysée.
Au mois de juin 2012, plusieurs ministres font en effet entendre une petite musique inattendue – que l’on n’avait jamais entendu pendant la campagne dans la bouche des hiérarques socialistes – suggérant que le problème majeur de l’économie française était celui de la compétitivité de ses entreprises. Et lors du premier sommet social du quinquennat, le 9 juillet 2012, le nouveau chef de l’Etat lance les prémisses de la réforme qui conduira au fameux choc de compétitivité.
Dans les semaines qui suivent, toute la politique économique s’inspirera de la même doctrine. Austérité budgétaire et salariale, trahison des ouvriers de Florange, abandon de la « révolution fiscale », quasi-abandon du projet de partition des banques : dans la foulée de ce « choc de compétitivité », François Hollande surprend en conduisant une politique totalement à rebours de ce qu’il avait suggéré pendant la campagne, notamment en professant que son ennemi, c’était la finance.
Des ordonnances très antidémocratiques
En clair, l’histoire de François Hollande diverge totalement de celle du premier septennat de François Mitterrand. Car dans ce dernier cas, il y a eu pendant au moins 10 à 12 mois un gouvernement qui s’applique à conduire une politique de réformes… de gauche ! Politique de relance, nationalisation, création de l’impôt sur les grandes fortunes : même si c’est avec maladresse, la gauche tente d’appliquer une politique conforme à ses valeurs. Et ce n’est qu’après avoir heurté de plein fouet le mur de la contrainte extérieure que le gouvernement négocie, en 1982-1983, le fameux « virage de la rigueur ».
L’histoire de François Hollande diverge aussi totalement de celle de Lionel Jospin qui devient premier ministre en 1997. Dans ce dernier cas, le dirigeant socialiste accède en effet à Matignon avec un programme très ancré à gauche et ne tourne pas casaque aussitôt. Non ! Il est plutôt pris par une sorte d’irrépressible épuisement. Face à la force croissante des marchés financiers, on le sent de plus en plus impuissant. Jusqu’à l’aveu final, qu’il concèdera malencontreusement pendant sa campagne présidentielle, en 2002 : « Mon projet n’est pas socialiste ».
Rien de tel dans le cheminement de François Hollande. Il n’a pas cherché, ne serait-ce que quelques semaines, à appliquer une politique de gauche, avant de négocier, comme en 1982, un virage de la rigueur. Il n’a pas plus donné le sentiment, comme ce fut le cas sous Lionel Jospin, de devenir progressivement impuissant, comme paralysé face aux marchés. Non ! La vérité commande de dire que François Hollande a d’emblée appliqué une politique économique néo-libérale. Cela s’est fait dans une confusion formidable, dans un désordre dont la gauche socialiste n’est sûrement pas près de se remettre, mais au moins le cap économique n’a jamais vraiment changé : cap à droite !
Et c’est pour cela que le débat qui rebondit aujourd’hui sur le supposé changement de cap de François Hollande apparaît un tantinet surréaliste. Car la vraie question à se poser est la suivante : comment diable François Hollande a-t-il pu faire entendre une petite musique de gauche pendant la campagne présidentielle, avec ses sorties tonitruantes contre la finance ou en faveur d’une taxe à 75% sur les très hauts revenus, et mettre derechef en œuvre une politique de droite sitôt son élection assurée ? Dans ce pas de deux, n’y-a-t-il pas eu une part de duperie ?
En tout cas, c’est à une controverse inédite que s’est exposé François Hollande. Car dans le passé, il est des hommes politiques à qui l’on a pu reprocher leur inconstance ou leur versatilité – ce fut le cas de Jacques Chirac. Il en est d’autres qui ont changé de politique économique en cours de mandats, mais parfois avec des arguments solides – ne faut-il pas modifier son cap quand des écueils imprévus surviennent ?
François Hollande, lui, avait promis – ou parfois seulement suggéré – une politique économique de gauche ; et dès le premier jour, sans explication ni justification, il a mis en œuvre une politique de droite. Et il l’a fait tellement spontanément – sans même donner le sentiment d’hésiter, sans consulter son propre parti ou les célèbres « visiteurs du soirs » auxquels avait eu recours en d’autres temps François Mitterrand – qu’on en vient à penser que tout cela a été calculé. Cyniquement calculé : gagnons l’élection à gauche ; gérons le pays à droite…
On devine sans peine que cette logique conduit la gauche socialiste dans une impasse gravissime. On a pu en prendre la mesure : au fil des mois, la contestation sociale dans le pays s’est faite de plus en plus tumultueuse et a gagné jusqu’aux rangs mêmes des parlementaires socialistes.
Le chef de l’Etat est d’ailleurs bien placé pour mesurer la violence des critiques que suscite sa politique, lui qui vient d’annoncer un recours aux ordonnances pour les prochaines réformes du gouvernement. En clair, un gouvernement de gauche, qui se disait pourtant attaché à une refondation démocratique, va utiliser l’arme la plus contestable de la Constitution, celle qui lui permet de gérer les affaires du pays en se passant de l’approbation des élus de la Nation – y compris les élus de sa propre majorité. Une politique néo-libérale mise en œuvre de manière autoritaire grâce aux dispositions les plus contestables de la monarchie républicaine : il n’y a là aucune virage. Il s’agit juste d’un enlisement. Détestable enlisement auquel la gauche ne survivra pas…
Dieudonné: sous le vacarme, un hold-up
Mediapart.fr
C’est encore une semaine Dieudonné… En annonçant son intention d’interdire ses spectacles par circulaire, alors qu’il dispose déjà de l’arsenal juridique pour le faire sans vacarme, Manuel Valls a saturé l’espace médiatique. Pourtant, par-delà les postures, ce qui est en jeu n’est pas la provocation bruyante du « fantaisiste » antisémite : c’est son hold-up sémantique silencieux.
Au-delà de son usage politique, l’affaire Dieudonné c’est l’affaire Taubira, mais à l’envers. D’un côté un raciste emblématique, qui se sert de sa couleur, et de l’autre une victime du racisme, qu’on veut réduire à ses pigments. Entre eux deux, la société française, qui s’interroge, et se demande si elle doit ouvrir les yeux, ou détourner la tête.
Au lendemain des premières agressions subies par la ministre de la justice, un grand silence avait suivi. Même chose avec Dieudonné. Depuis des mois, voire des années, on constate un embarras, face à « l’humoriste antisémite », et à ses provocations de plus en plus décomplexées. Dans les deux cas les appels à ne pas trop en faire se justifient par la prudence et le sens de la mesure. Dénoncer les extrémistes, ou les enfants d’extrémistes qui ont comparé Christiane Taubira à un animal, aurait, paraît-il, donné de l’ampleur aux dérapages de quelques isolés. Et interdire les sketches de Dieudonné lui ferait de la publicité en le transformant en victime.
Il faudrait se taire de crainte de faire du bruit…
Dans les deux cas, ceux qui s’en prennent aux fondements de la République en profitent donc pour s’emparer du droit républicain. Les ennemis de la ministre ont invoqué la « liberté de manifester ». Et les fournées de spectateurs venus voir Dieudonné pour casser du juif en chœur, revendiquent la liberté de rire et d’aller au spectacle !
Dans les deux cas, l’agresseur s’est transformé en victime. C’est tout juste si les défenseurs de Christiane Taubira, qui ont fini par se lever, n’ont pas été accusés de complicité avec les délinquants, ou d’accointances antifrançaises avec les indépendantistes de Guyane. Et c’est à peine si Dieudonné ne se plaint pas d’un racisme anti-Noir exercé par ses « dénonciateurs ».
Car les anti-Dieudonné seraient membres du «Système », et lui serait le révolté, l’homme libre, celui qui mène la lutte « antisystème » ! Ainsi, le pire dans ce retournement, parce que le plus insidieux, n’est pas que le cloaque en vienne à dénoncer l’eau trouble, mais l’espèce d’OPA lancée avec succès sur les symboles et le vocabulaire, c’est-à-dire le patrimoine commun.
Et ce n’est pas une première : la frange extrême des opposants au « mariage pour tous » a déjà coiffé, l’année dernière, le bonnet phrygien de 1789, en se réclamant du printemps 68 ! Dans le même esprit, Dieudonné nous fabrique une épidémie de quenelles au nom de la lutte antisystème ! Dieudonné, Anelka, et ceux qui les imitent ne seraient pas des racistes, mais des damnés de la terre, des prolos, des militants persécutés par « le système » !
Quel système ? Celui de la précarité ? Celui des bas salaires ? Celui des faibles contre les forts ? Celui des milliardaires du foot ? Non, « le système », comme s’il n’y en avait qu’un, et comme si sa simple évocation avait le pouvoir de transformer un régressif en progressiste. Il est là, le danger Dieudonné. Pas dans le vacarme que provoquerait ou non son interdiction, pas dans les circulaires à grand spectacle, mais dans le silence d’un hold-up sémantique, qui ferait passer, sans qu’on s’en aperçoive, un facho pour un illuminé, et sa vessie pour une lanterne.
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Sur Dieudonné, récidiviste en ignominie, Mediapart a déjà publié plusieurs articles.
Le 31 décembre 2008 :
Dieudonné, ce pitre qui ne fait pas rire, par Edwy Plenel
Militant antiraciste devenu propagandiste antisémite, Dieudonné ne fait plus rire. Vendredi 26 décembre 2008, au Zénith, il a atteint des sommets d’ignominie en distinguant par un «prix de l’insolence» le négationniste Robert Faurisson, acharné à nier la réalité du génocide dont ont été victimes les juifs d’Europe. Mais s’indigner face à cette provocation, recherche explicite du scandale, ne suffit pas, pas plus que le recours à la justice. Encore faut-il se donner les moyens véritables de faire reculer cette renaissance d’une idéologie criminelle, sur fond de vide politique, de misère sociale et d’ignorance abyssale. La suite ici
Et le 2 juin 2009 :
Il y eut l’affiche de la liste dite « antisioniste » présentée en Île-de-France aux élections européennes de juin 2009 par Dieudonné. Il y eut, en décembre 2008 au Zénith, le barouf antisémite du prétendu « comique » en l’honneur du révisionniste Faurisson. Ces deux manifestations s’inscrivent comme le reflet ténébreux d’une aversion fatale : celui qui la ressent l’attribue à ceux qu’elle vise. Une telle haine, aussi nauséabonde qu’instructive, mérite une visite guidée, qui occupe le XXe siècle et culmine – dans la bassesse – en avril 1944. La suite ici
Ce dernier article a été mis à jour et se trouve désormais ici sous le titre Dieudonné ou la haine antisémite toujours recommencée.
La boîte noire :Hubert Huertas, jusqu’alors responsable du service politique de France Culture, vient de rejoindre Mediapart. Voici son première article même si nos lecteurs connaissent bien son blog : il est à lire (et écouter) ici. Et à relire ici un précédent billet annoncant son départ de France Culture pour Mediapart.
URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/060114/dieudonne-sous-le-vacarme-un-hold
A la SNCF, le racisme en toute impunité
Mediapart.fr
© Reuters
À la sûreté ferroviaire de Montpellier, des agents de l’entreprise publique envoient des SMS racistes, diffusent des chants néonazis dans les locaux, maltraitent des usagers d’origine maghrébine. Selon des documents internes que Mediapart s’est procurés, la direction de la SNCF le sait. Le reconnaît. Et laisse faire.
Pour la SNCF, le racisme n’est pas un problème. Selon deux rapports internes que Mediapart s’est procurés, l’entreprise publique a établi que des agents de la sécurité ferroviaire ont écrit un SMS raciste et diffusé des chants néonazis au sein de leur local dans une gare. Ils se comporteraient par ailleurs de façon discriminatoire et violente envers des usagers d’origine maghrébine. Mais la direction de la SNCF a choisi de ne pas sanctionner ces comportements que ses services ont eux-mêmes identifiés comme gravement contraires à l’éthique et susceptibles de poursuites pénales. Pire : le lanceur d’alerte, un agent discriminé, a, lui, fait l’objet d’un avertissement.
À plusieurs reprises, la SNCF a déjà démontré qu’elle tolérait très bien le racisme ordinaire (voir notre précédente enquête). Mais cette affaire pourrait prendre une tout autre ampleur.
À Montpellier, comme sur tout le territoire, la sécurité ferroviaire est assurée par la SUGE (sûreté générale), une police interne armée qui a pour mission de protéger les voyageurs et le personnel de l’entreprise. À Montpellier, on compte 25 agents. L’un d’entre eux, Kamel C., 36 ans, ressent un malaise dès son arrivée en juillet 2011. Le 7 décembre 2012, c’est l’incident de trop. Un agent envoie le SMS suivant à de nombreux collègues :
« Seine-Saint-Denis : cinq arabes se tuent au volant d’une C5 lors d’une course-poursuite. Le Mirail à Toulouse : un jeune arabe au volant d’une saxo force un barrage de police et se tue. Grenoble : trois maghrébins se tuent à bord d’une DS3 Racing volée.
MORALITE : vous n’imaginez pas tout ce que Citroën peut faire pour vous »
C’est Éric (le prénom a été modifié), l’un des destinataires du message, qui sonne l’alarme : « Je venais d’arriver à Montpellier en provenance de l’Alsace, où j’étais militaire. Et comme j’ai les cheveux ras, ils ont cru que j’étais de leur camp. Alors que j’étais ahuri de découvrir ce noyau de fachos. »
La direction de la Suge ne réagit pas. Kamel alerte donc Lucien Demol, déontologue de la zone Méditerranée, qui provoque une réunion sur place en février 2013, ayant pour thème « la discrimination sur le lieu de travail ». Y prennent part 22 agents et 8 dirigeants de toute la zone Méditerranée. Au cours de cette réunion, l’historique du service est retracé puis relaté dans son rapport, un « flash déontologique » à vocation interne que nous avons pu consulter.
Dans ses conclusions, sont établis « plusieurs actes de manquement à la déontologie et à connotation diffamatoire » au cours des deux dernières années. En voici quelques extraits dans l’ordre chronologique :
- « En octobre 2010, un agent découvre dans son vestiaire un DVD à tendance pornographique revêtant un caractère homophobe. »
- « En octobre 2011, une représentation phallique, créée au moyen d’un légume, est suspendue à la porte du DPX (NDLR : chef d’équipe) d’un site. »
- « Dans la même année, des tranches de saucisson sont déposées dans le casier d’un agent SUGE de confession musulmane. »
– En 2012, à plusieurs reprises, « des propos et des musiques » du groupe néonazi Légion 88 sont diffusés dans le bureau de la gare, avec, sur l’air de “la ballade des gens heureux”, le refrain suivant : « Je te propose une ratonnade, le massacre des sales rebeus. » (NDLR : arabes en verlan.)
– Fin 2012, enfin, le SMS évoqué plus haut : « une blague de mauvais goût vantant les bienfaits d’une extermination raciale » selon les mots du déontologue.
Au sein du groupe, personne ne prend le parti de Kamel à part Éric, qui sera dès lors lui aussi mis au ban : « Ils m’ont traité comme un traître. Et même lors de la réunion, hormis le déontologue, personne ne m’a épaulé parmi les hauts cadres de l’entreprise. » À Nîmes, une pétition est même affichée en soutien à l’auteur du SMS. « J’étais face à tous ces cons, dos au mur. J’ai encore du mal à l’exprimer aujourd’hui, mais j’ai failli faire des bêtises, raconte Éric, la voix tremblante. J’ai agi comme un humain normal, en pensant que la SNCF allait réagir. Ça a été tout le contraire. Sur place, la hiérarchie m’a pointé du doigt, m’a dit que je salissais le service. On a alerté en plus haut lieu. Mais la direction a préféré protéger ces gens qui ont des comportements antirépublicains. »
De son côté, Kamel est acculé : « À partir du SMS, Éric et moi avons été frappés d’ostracisme et on nous a diffamés. Quand je vois comment la SNCF communique sur sa charte de la déontologie et ce qui se passe sur le terrain… » Fin janvier, Kamel fait une crise d’angoisse. Il se rend aux urgences, et est hospitalisé un mois pour une cholécystite aiguë, puis arrêté jusqu’en juin. « Pour moi, c’est la double peine. Face à une certaine population (NDLR : issue de l’immigration), quand je dresse un procès-verbal, je suis considéré comme un traître. C’est déjà dur à vivre car je me considère juste comme français, je mets tout le monde sur un pied d’égalité, mais je ne suis pas vu comme ça. Et là, c’est encore bien plus grave : dans mon propre service, dans mon entreprise, on me traite d’une façon intolérable. »
Ce n’est pas tout. Lors de sa venue, le déontologue recueille d’autres témoignages dont il se fait l’écho dans son rapport : « Des confessions d’actes contraires à la loi nous ont été rapportées. Des violences physiques et verbales auraient été commises volontairement lors d’interpellations, à l’encontre d’une certaine catégorie d’individus et notamment de personnes de souche maghrébine (sic). »
Puis, Lucien Demol précise le climat au sein de la Suge de Montpellier : « Des propos diffamatoires sont propagés à l’encontre de ceux qui n’adhèrent pas à ces idées discriminatoires. Un harcèlement est perceptible laissant présager de graves conséquences sur la notion de camaraderie de groupe et sur l’état de santé des agents mis à l’écart. »
Le Défenseur des droits saisi
Dans son rapport, le déontologue Méditerranée rappelle tous les articles de loi qui pointent ces comportements comme a priori illégaux : l’article 225-1 du code pénal qui sanctionne toute discrimination de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Mais aussi la diffamation en raison de l’origine (article R624-3 du code pénal), les outrages contre les agents publics décrits dans le code des transports (passibles de six ans d’emprisonnement au vu des articles 433-5 et L2242-7). Ainsi que le guide déontologie de la Suge qui affirme que « l’éthique, l’intégrité, la morale, la déontologie sont les concepts de base de l’agent ».
Son enquête établit clairement le nom des agents à l’origine des actes discriminatoires, notamment l’auteur du SMS, un délégué syndical FO-First. Mais le déontologue pointe aussi la responsabilité des chefs qui n’ont pas réagi : « L’implication du manager doit être sans faille dans la lutte contre toutes les formes d’exclusions. (…) Sa recherche d’auteurs d’actes répréhensibles doit être permanente, et les sanctions appliquées à la hauteur de la gravité. »
En clair, il est temps d’agir. Mais que fait la direction de la Suge ? Rien. Que fait la direction de la SNCF ? Elle diligente une nouvelle enquête, menée cette fois par la direction nationale de l’éthique, que Mediapart s’est également procurée. Classée « Confidentiel SNCF », elle est adressée, comme indiqué sur le document, au président de la SNCF lui-même, Guillaume Pepy. Cette nouvelle synthèse confirme tous les éléments, et fait de nouveau référence, entre autres, à la diffusion de « vidéos nazies » et la mise à l’écart des « alerteurs ».
Dans ce document, la direction nationale de l’éthique estime que « la hiérarchie locale est trop conciliante avec les auteurs de ces écarts » : « Ni demande d’explication, ni entretien formel, et a fortiori, pas de sanction. Le chef d’agence se limite pour l’essentiel à des notes de service restant dans le flou et les généralités. »
Sauf pour Kamel. Alors qu’aucune procédure disciplinaire n’a été engagée contre les agents discriminants, Kamel, délégué CGT, reçoit un avertissement pour des absences prétendument injustifiées : il n’aurait pas fourni en temps et en heures le bon de délégation lui permettant d’assurer son travail syndical, ce qu’il conteste formellement.
Une fois, note la direction nationale de l’éthique, une sanction a bien été prise : fin novembre 2012, un agent de la Suge de Montpellier a porté des coups à un usager menotté. Mais elle a été minime en dépit des preuves fournies par la vidéosurveillance : quatre jours de mise à pied, ce qui illustre « une tradition de tolérance dont l’effet de dissuasion ou d’exemplarité pose question », analyse la direction de l’éthique. Et encore : le directeur national de la Suge proposait une mise à pied d’une journée seulement. Et le DRH régional un simple conseil de discipline, dont il n’avait pas engagé le processus.
Face à ce nouveau rapport accablant, la direction nationale de la SNCF ne bouge pas plus. Ni licenciement pour fautes répétées, ni avertissement, ni même un blâme. Pas le moindre signalement à la justice. Elle laisse faire alors même que la direction nationale de l’éthique préconise « des procédures disciplinaires systématiques en cas d’écart comportemental avéré », de « veiller à la proportionnalité des sanctions à la gravité des faits », de « veiller à l’application de ces instructions », et de « promouvoir un nouvel encadrement local ».
Sollicitée jeudi, la SNCF n’a pas répondu à notre simple question : pourquoi rien de tout cela n’a-t-il donc été mis en œuvre ? Selon nos informations, il ne s’agit pas, plusieurs mois après que la gravité des faits a été doublement confirmée, d’un simple délai lié à la lourdeur administrative de l’entreprise publique. Mais d’une vraie volonté de passer l’éponge.
Le Défenseur des droits, autorité indépendante chargée de veiller à la protection des droits et des libertés, nous a confirmé avoir été saisi de l’affaire. Il la prend visiblement très au sérieux puisqu’il prépare une vérification sur les lieux, qui devrait survenir dans le courant du mois. Il ne souhaite cependant pas commenter une affaire en cours d’instruction.
Mais selon nos informations, le Défenseur des droits a demandé à la SNCF des explications sur ces faits dès le mois d’avril. L’entreprise n’a pris la peine de répondre que sept mois plus tard, en novembre, en éludant complètement ses responsabilités. La SNCF explique que les agents plaignants n’ont subi aucun dommage dans leur déroulement de carrière – ce qui n’a jamais été le sujet.
Concernant le SMS, elle estime qu’il s’agit de la vie personnelle du salarié puisque le message aurait été envoyé depuis un téléphone personnel sur des téléphones personnels. La SNCF fait référence à un arrêt de la Cour de cassation du 26 janvier 2012 qui explique que « l’envoi par un salarié d’un courriel dénigrant son supérieur hiérarchique, de sa messagerie personnelle et en dehors du lieu et du temps de travail, à l’adresse électronique personnelle d’un collègue de travail, ce qui confère à ce message un caractère purement privé, ne constitue pas un manquement à son obligation de loyauté envers son employeur ».
Une jurisprudence sans grand rapport donc avec la situation de Montpellier. Comme n’a d’ailleurs pas manqué de le souligner la direction nationale de l’éthique de la SNCF qui, dans son rapport confidentiel, évoque à propos de cet arrêt une « fausse piste juridique » puisque « une décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19/10/11 affirme que des échanges entre collègues ne relèvent pas de la vie personnelle ». Pour sauver son image, la SNCF semble dès lors privée d’arguments : ses propres services l’ont alertée sur leur absence de pertinence.
Elle ne pourra pas non plus faire croire qu’elle est prise de court : la Suge, une sorte d’État dans l’État au sein de la SNCF, n’en est pas à son premier dérapage. Nous avons ainsi déjà raconté comment Alain Ngamukol, noir de peau, embauché en 2005 à la Suge de Goussainville, avait dû subir le racisme prétendument humoristique de ses collègues : « Cela te fait quelle sensation de marcher avec des chaussures ? Si elles te gênent pour courir, n’hésite pas, tu les enlèves. » Ou : « Alors, ça te fait quoi de voir la neige pour la première fois ? » En avril 2011, la SNCF a été condamnée en appel à lui verser 8 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral. Mais là non plus, la SNCF n’avait pas sanctionné les agents fautifs.
Monsieur le président de la République, dans la semi-discrétion des fêtes traditionnelles, se prépare, en votre nom, une exécution capitale.
Le délégué régional aquitaine s’insurge contre le coup de force fiscal insensé du gouvernement actuel qui risquerait de supprimer du paysage journalistique une des voix les plus indépendantes de tous les pouvoirs, il appelle toutes les sections et tous ses membres à envoyer des mails de soutien à Médiapart, à signer toutes les pétitions de soutien destinées à ce journal unique, tant par le sérieux de ses enquêtes que par son moyen de diffusion original, et à soutenir une des voix essentielle pour l’expression démocratique : celle du journalisme rigoureusement indépendant.
Jean-Marie Lelièvre Délégué Régional Aquitaine 0641894122 ldh-aquit-dr@orangeMediapart.fr
Le mathématicien Michel Broué, président de la Société des amis de Mediapart, lance un cri d’alarme face aux conséquences désastreuses des contrôles fiscaux visant la presse en ligne, et particulièrement Mediapart. Dans une adresse au président de la République, il écrit : « Une exécution capitale se prépare, celle de Mediapart. En votre nom, car cela se fait avec les moyens de l’État. »
Monsieur le président de la République, en cette fin d’année, dans la semi-discrétion des fêtes traditionnelles, se prépare, en votre nom, une exécution capitale.
En votre nom, car cela se fait avec les moyens de l’État, et au nom de la loi de la République.
L’exécution capitale, c’est celle de Mediapart.
Comment se prépare ce très mauvais coup ? Eh bien, en contradiction frontale avec les annonces répétées et les moratoires de fait qui les accompagnaient, la haute administration de Bercy vient de décider d’appliquer à Mediapart un taux de TVA exorbitant, aussi arbitraire que discriminatoire : 19,6 % soit neuf fois celui de 2,1 % appliqué à la presse… Mais qu’est-ce donc que Mediapart sinon de la presse ? Elle y ajoute, en guise de coup de grâce, des pénalités de 40 %, sans compter des intérêts de 4,8 % par an. Un calcul simple montre que Mediapart ne résistera pas à ce bombardement fiscal.
L’alignement de Mediapart sur le taux de la presse (2,1 %) est en pleine conformité avec le droit et les traités européens, les principes constitutionnels, le principe d’égalité, et la mission d’informer. Considérer Mediapart pour ce qu’il est, une entreprise de presse, n’est pas contre la loi et est conforme au droit. Le taux de 2,1 % pour toute la presse est un impératif démocratique et il n’existe nulle raison en droit pour discriminer la presse en ligne, bien au contraire. Mediapart se place aujourd’hui sous la triple protection de la Constitution de la République française, de la Charte européenne des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette violence entreprise contre Mediapart est aussi une violence contre le droit.
Monsieur le Président, Mediapart a révélé beaucoup de scandales, de comportements répréhensibles, de passe-droits, de tricheries. On peut comprendre que ceci suscite des volontés de vengeance. Mais on ne peut pas admettre, et le chef de l’État moins que quiconque, que l’on se serve de l’appareil de l’État pour accomplir cette vengeance. Le chef de l’État doit protéger les citoyens, et donc la presse libre, contre ce genre de pratiques. Un an après les révélations sur l’affaire Cahuzac, Monsieur le président de la République, allez-vous laisser l’administration de Bercy tuer le journal qui a défendu la morale de la République ? Et violenter le droit ?
Parce que c’est l’intérêt de la démocratie que d’avoir une presse qui respire, une presse qui ne peut être achetée que par ses lecteurs, nous sommes nombreux et variés à avoir, il y a cinq ans, pris qui sur son livret A, qui sur son portefeuille, qui sur ses économies, de quoi constituer la Société des amis de Mediapart, et nous sommes fiers de jouer ainsi un rôle dans l’indépendance de Mediapart. Aucun d’entre nous ne peut accepter qu’un tel mauvais coup ait été préparé, puis activé au nom de l’État, et aucun d’entre nous ne peut croire que vous laisserez sans réagir, sans vous y opposer, ce piège se refermer sur Mediapart.
Et quelle honte ce serait pour notre démocratie, monsieur le Président, alors que de nombreux pays ont observé, loué, voire primé l’action de Mediapart ! Quelle stupidité aussi, si vous me permettez ! À l’ère de la révolution numérique et de l’inéluctable crise de la presse papier, la France étranglerait une des rares entreprises de presse qui ne sont aidées par personne, qui font leur travail de presse indépendante sans soutien public ni publicitaire, et qui savent utiliser au profit de l’information et de la démocratie les outils extraordinaires et délicats de l’Internet !
En avril 2002, peut-être vous en souvenez-vous, j’ai publié dans Le Monde, quelques jours avant un premier tour fatal, un article qui s’est révélé prémonitoire. Il s’intitulait : « À nos amis de gauche qui sont devenus fous. » Peut-être aurais-je pu intituler l’adresse que je vous fais aujourd’hui : « Au gouvernement de gauche qui semble devenu fou » ?
Monsieur le Président, vous êtes le chef de l’État. Ce qui s’organise, et à marche forcée, sous les ordres de la haute administration de Bercy, se fait sous votre autorité. Nous ne pensons pas que vous fassiez faire. Mais vous ne pouvez pas non plus laisser faire. Vous ne pouvez pas être le chef d’un État qui étouffe la presse libre. Ce serait le cauchemar de la gauche.
Vous êtes, par votre fonction, l’instance supérieure de l’État. Cela implique d’en être l’instance morale : vous êtes garant du bon fonctionnement et de l’impartialité de notre administration. Cela signifie que vous ne pouvez tolérer de mauvais coups portés en fin de compte à la démocratie, même et surtout s’ils sont déguisés en application de la loi – loi par ailleurs frappée d’obsolescence et contrevenant non seulement au droit européen mais aux principes constitutionnels.
Vous êtes, monsieur le Président, le garant de l’impartialité, du droit, de la justice, de l’égalité. Je suis sûr que vous les garantirez. Monsieur le Président, faites vite.
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La boîte noire :Professeur à l’université Paris-Diderot, mathématicien de renommée internationale (lire ici et là), Michel Broué est président de la Société des amis de Mediapart depuis sa création, au lancement de notre journal et de son entreprise en 2008.
URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/271213/monsieur-le-president-une-execution-se-prepare
Smic et TVA : les détestables étrennes de François Hollande
Mediapart
Au 1er janvier, la TVA sera relevée et le Smic ne bénéficiera d’aucun « coup de pouce ». Les promesses de Hollande tombent aux oubliettes. Parti pris contre une politique qui aggrave les fractures sociales.
Les quelque 3 millions de salariés français qui sont payés au Smic et qui ont cru aux promesses de François Hollande pendant la campagne présidentielle en sont pour leurs frais : il n’y aura pas de « coup de pouce » le 1er janvier prochain en faveur du salaire minimum. Bien que le pouvoir d’achat soit en chute libre dans des proportions sans précédent depuis 1984, et que la hausse de la TVA qui entrera en vigueur en début d’année ponctionnera encore davantage les revenus des ménages, ainsi en a décidé le gouvernement. Ces deux mesures qui prendront effet le même jour – le veto à tout coup de pouce en faveur du Smic et le relèvement de la TVA – fonctionnent comme des indices lourds et concordants. Les indices que le gouvernement est en vérité assez indifférent aux souffrances sociales qui traversent le pays.
Pour la TVA, l’affaire est bouclée depuis longtemps. François Hollande, après avoir vivement dénoncé durant la campagne présidentielle le « choc de compétitivité » en faveur des entreprises mis en chantier par Nicolas Sarkozy, ainsi que la hausse de la TVA décidée pour le financer, a radicalement tourné casaque. Violant toutes ses promesses de campagne, le chef de l’État a finalement décidé d’accorder 20 milliards d’euros aux entreprises sous la forme de crédit d’impôt, sans contrepartie ni condition. Et toujours pour financer la mesure, François Hollande a décidé de faire l’exact contraire de ce qu’il avait promis, en relevant massivement la TVA de 8 milliards d’euros, à compter du 1er janvier 2014.
On aurait pu penser, dans un contexte d’effondrement du pouvoir d’achat que la hausse de la TVA va accentuer, que le gouvernement ferait au moins un petit geste à l’occasion de la revalorisation du Smic, intervenant ce même 1er janvier. Un petit geste, pour amortir un tout petit peu la ponction sur les revenus que va constituer cet immense cadeau fait aux entreprises. Car, chaque 1er janvier, la loi offre au gouvernement la faculté d’aller au-delà de le revalorisation automatiques obligatoire, qui est indexée sur l’inflation et la moitié du pouvoir d’achat ouvrier. Et c’est cette faculté d’aller au-delà du minimum légal que l’on appelle le « coup de pouce ».
Et pourtant non ! À l’occasion de la tenue, ce lundi 16 décembre, de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), qui a réuni syndicats et patronat autour du ministre du travail, Michel Sapin, ce dernier a confirmé que le gouvernement s’en tiendrait à la revalorisation automatique prévue par la loi, sans donner de « coup de pouce » complémentaire. En clair, le salaire minimum passera de 9,43 à seulement 9,53 euros brut de l’heure, au 1er janvier prochain, ce qui portera à 1 445,38 euros le salaire brut mensuel – au lieu de 1 430,22 – pour les salariés aux 35 heures.
Avec la TVA et le Smic, ce sont de détestables étrennes que François Hollande va offrir aux Français à l’occasion du 1er janvier 2014. D’autant plus détestables que, dans le cas du Smic, le chef de l’État confirme une nouvelle fois que sa doctrine économique, c’est dans la boîte à outils des néolibéraux qu’il va la puiser. Que l’on se souvienne ! C’est dans le courant des années 1990 qu’une ribambelle d’experts commencent à partir à l’assaut du Smic. Pour le compte de l’ex-Fondation Saint-Simon, Denis Olivennes, à l’époque haut fonctionnaire, devenu depuis le patron du pôle médias du groupe Lagardère, écrit ainsi en février 1994 une note qui fait grand bruit. Intitulée « La préférence française pour le chômage », et publiée peu après par la revue Le Débat (1994, n° 82), elle défend la thèse très libérale selon laquelle des salaires trop élevés en France ont contribué à pousser le chômage à la hausse. La démonstration est en vérité très contestable, car depuis le tournant de la « rigueur » des années 1982-1983, c’est à l’inverse la « désindexation compétitive » (en clair, la rigueur salariale) qui est l’alpha et l’oméga des politiques économiques conduites par la droite et par la gauche.

Il n’empêche. Au sein de la deuxième gauche, la note fait sensation. Mais tout autant à droite, notamment dans les rangs des partisans d’Édouard Balladur. À l’époque, ce dernier prépare sa rupture avec Jacques Chirac et veut commencer à dessiner ce que pourrait être son programme de candidat à l’élection présidentielle. Pour cela, il a l’idée d’utiliser un ami… Alain Minc : il le nomme à la présidence d’une commission qui, sous l’égide du commissariat général du plan, est chargée d’élaborer un rapport sur « La France de l’an 2000 ».
Pour Alain Minc, qui devient à quelques mois de l’élection présidentielle de 1995 président du conseil de surveillance du Monde, l’offre ne peut mieux tomber. À la tête du plus prestigieux des quotidiens français qu’il va pouvoir instrumentaliser à sa guise ; en position, au travers d’AM Conseil, de conseiller une bonne partie des patrons du CAC 40 ; et maintenant à la tête de la commission chargée d’élaborer le programme de celui des hommes politiques qui est donné favori à l’élection présidentielle : c’est pour lui la consécration. À la tête de cette commission du Plan, il se jette dans la campagne présidentielle.
Minc et Olivennes pour précurseurs
Et de qui s’inspire-t-il pour conduire les travaux de sa commission ? On l’aura deviné : de Denis Olivennes ! Faisant sienne la thèse de la note de la Fondation, le rapport de Minc recommande une politique de rigueur accentuée : « La société française a fait, consciemment ou non, le choix du chômage […] La Commission pense que le coût salarial par tête […] doit augmenter moins vite que la productivité. » Et d’ajouter, au sujet du Smic : « La Commission a fait le choix d’une solution “raisonnable” : au minimum, remettre en cause le principe des coups de pouce […] ; et au maximum, revenir à la simple indexation sur les prix » (au lieu du dispositif légal qui prévoit chaque 1er juillet une indexation sur les prix, majorée de la moitié de la hausse du pouvoir d’achat du salaire ouvrier). C’est bel et bien l’austérité salariale que recommande Alain Minc.
Dès cette époque, Alain Minc, très proche d’Édouard Balladur et de son bras droit Nicolas Sarkozy, travaille main dans la main avec Denis Olivennes. L’un et l’autre font partie des cibles de Jacques Chirac quand il part en guerre contre la « pensée unique »
Puis, dans le courant des années 2000, c’est un économiste moins connu, Gilbert Cette, dont le port d’attache est la Banque de France, qui prend le relais, multipliant les rapports en faveur d’un démantèlement du Smic. Longtemps proche de Martine Aubry et aujourd’hui président de l’Association française de science économique, il s’illustre en applaudissant bruyamment la politique d’austérité salariale conduite lors du précédent quinquennat. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est violente.
Pour la première fois depuis la création du Smic en janvier 1970 (il est le prolongement du Smig, créé lui en 1950), Nicolas Sarkozy fait en effet le choix de ne procéder à aucun « coup de pouce » en faveur du salaire minimum. Multipliant les cadeaux fiscaux à ses richissimes amis du Fouquet’s, il se montre d’une rigueur extrême à l’encontre des salariés les plus modestes. Et durant toutes ces années, l’économiste Gilbert Cette appuie non seulement cette politique socialement inéquitable, mais de surcroît, il plaide déjà pour que le salaire minimum soit remis en cause. Avec deux autres économistes, à l’époque membres comme lui du Conseil d’analyse économique, il cosigne ainsi en mars 2008 un rapport, révélé peu après par Mediapart, proposant de remettre en cause le salaire minimum.
Et le plus stupéfiant de l’histoire, c’est que Gilbert Cette reste pour la direction socialiste un économiste parfaitement fréquentable. Dans un premier temps, on peut certes penser qu’il a perdu un peu de son autorité académique. Car, au printemps 2011, quand le projet socialiste est élaboré c’est une orientation radicalement opposée qui prévaut. À la page 14 de ce document, l’engagement est en effet clairement consigné : « Le Smic constitue un levier à court terme pour améliorer les conditions de vie des plus modestes et stimuler la consommation. La revalorisation de son pouvoir d’achat sera engagée après des années d’abandon par la droite. »
Mais, durant l’été 2011, alors que se préparent les primaires socialistes, François Hollande et ses proches débattent du sujet et ne manifestent guère d’enthousiasme pour cette revalorisation du Smic. Et cela transparaît publiquement quand François Hollande organise le 24 août 2011, à la Maison de l’Amérique latine, une première réunion avec des économistes qui lui sont proches (lire L’énigme François Hollande).
L’un des économistes présents, en effet, n’est autre que… Gilbert Cette, que l’on voit apparaître dans la vidéo ci-dessous, résumant les travaux de cette journée aux côtés de Karine Berger ou encore d’une personnalité qui deviendra ministre du budget, un certain… Jérôme Cahuzac.
Ce 24 août 2011, Gilbert Cette repart à la charge contre le Smic. Et le plus étonnant, c’est que ce qu’il dit est retenu comme parole d’évangile. On en trouve trace dans le compte-rendu officiel (il est ici) de la troisième table ronde qui a lieu ce jour-là, dénommée – ce n’est guère enthousiasmant ni mobilisateur –, « Concilier pouvoir d’achat, compétitivité, et consolidation des finances publiques ».
Cela commence par l’énoncé suivant : « Cette troisième table ronde a permis de définir des pistes de conciliation entre, d’une part, la sauvegarde du pouvoir d’achat et, d’autre part, deux forces contraires : un regain de compétitivité qui plaide pour une modération salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont bénéficient les foyers modestes. »
Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs réactionnaires de la politique libérale, qui a été le socle des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 1982-1983 : une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d’Édouard Balladur. Il faut donc conduire une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande. Tout est dit dans cette formule : il faut privilégier « un regain de compétitivité », et cela « plaide pour une modération salariale ».
Et le compte-rendu officiel poursuit : « S’agissant des classes populaires, les participants font le constat d’un tassement de l’échelle des salaires lié à une progression du Smic plus rapide que celle du salaire médian. Les intervenants se sont accordés pour dire qu’un Smic élevé n’est pas le meilleur outil de soutien aux plus modestes, les dispositifs de solidarité de type RSA ou PPE étant mieux adaptés car sans incidence directe sur le coût du travail. Ces outils pourront être évalués et ajustés, mais les moyens qui leur sont alloués devront être ménagés afin que la phase de désendettement ne génère pas de nouvelles inégalités. » Plus brutalement dit, si « un Smic élevé n’est pas le meilleur outil », on peut en déduire qu’il ne faudrait pas donner de « coup de pouce » au Smic.
Les ravages de la doxa libérale
En quelque sorte, les économistes proches de François Hollande donnent donc raison, sans le dire ouvertement, à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir donné de « coup de pouce » au Smic et prennent leur distance avec le projet du PS.
Quand François Hollande publie son programme présidentiel en janvier 2012, il n’est ainsi pas fait mention d’un « coup de pouce » au Smic : le candidat socialiste viole ouvertement le projet de son propre parti et fait quasiment l’impasse sur la question du pouvoir d’achat. Tout juste préconise-t-il quelques mesures : « 1. Une nouvelle tarification progressive de l’eau, du gaz et de l’électricité ; 2. Baisse des frais bancaires et valorisation de l’épargne populaire ; 3. Lutte contre la spéculation sur les prix de l’essence ; 4. Fiscalité : protéger le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires ; 5. Augmentation de 25 % de l’allocation de rentrée scolaire ; 6. Encadrement des loyers ; 7. Baisse du prix des médicaments. » Mais du Smic, il n’est pas question.
Dans les semaines qui suivent, François Hollande devine-t-il pourtant que l’élection présidentielle est très serrée et qu’il aurait tout de même intérêt à prendre un engagement, aussi modeste soit-il, sur le Smic, face notamment à Jean-Luc Mélenchon qui prône un « Smic à 1 700 euros brut par mois pour 35 heures, conformément aux revendications syndicales, et 1 700 euros net pendant la législature » ? C’est donc ce qu’il fait : du bout des lèvres, durant la campagne, il consent finalement à dire qu’il est favorable à un « coup de pouce », même si ce n’est pas consigné dans son programme, mais uniquement pour 2012.
Quelques jours après sa victoire à l’élection présidentielle, à l’occasion de son premier entretien télévisé sur France 2, il n’a donc d’autres solutions que de dire qu’il tiendra parole et que le Smic sera revalorisé au 1er juillet suivant. Mais déjà, on sent percer dans le propos présidentiel une infinie précaution.
Et dans les jours qui suivent, on comprend vite que François Hollande est totalement en arrière de la main : le gouvernement annonce en effet que le 1er juillet 2012, le salaire minimum ne sera revalorisé que de 2 %, soit, hors inflation, un « coup de pouce » de seulement 0,6 %. À la différence de tous les gouvernements qui se sont donc constitués au lendemain d’une alternance et qui se sont souvent montrés très généreux, y compris les gouvernements de droite (+4 % en 1995, lors de la constitution du gouvernement Juppé, par exemple), celui de Jean-Marc Ayrault caresse le « peuple de gauche » totalement à rebrousse-poil et ne consent qu’à une minuscule aumône. Le « coup de pouce » accordé par François Hollande correspond en effet à une revalorisation du Smic de 6,45 euros par mois ou si l’on préfère d’environ… 20 centimes par jour ! Une misère…
Et dans la foulée, le gouvernement fait clairement comprendre que le temps de ces maigres générosités est définitivement révolu et qu’un groupe d’experts en charge des recommandations sur le Smic va se mettre au travail d’ici la fin de l’année afin de proposer une réforme de l’indexation du Smic.
Sans même attendre que le groupe d’experts dont il fait partie réponde à la sollicitation du gouvernement, le même Gilbert Cette décide donc de partir en éclaireur et de rédiger un premier rapport de son cru, avec l’aide d’un autre économiste, Étienne Wasmer, sous l’égide de Sciences-Po. Cet économiste, Étienne Wasmer, est comme Gilbert Cette, membre du groupe des experts chargés de faire des recommandations sur le Smic. Publié dans le courant du mois de novembre, ce rapport est un véritable brûlot – on peut le consulter ici.
En clair, les deux experts explorent de nombreuses pistes pour démanteler le Smic, soit en le régionalisant, soit en créant un Smic-jeune de sinistre mémoire. Et une fois constitué, le groupe d’experts reprendra très largement ces pistes de réflexions défendues par les deux économistes.
Pour finir, le gouvernement n’osera pas suivre ces recommandations sulfureuses. Mais il fera au moins sienne la première des recommandations : pas de coup de pouce ! Pas le moindre. Voilà donc qui éclaire la décision prise pour le 1er janvier 2014 : le reniement de François Hollande s’inscrit dans une histoire longue.
La décision est d’autant stupéfiante que de nombreux autres experts en contestent également de longue date la pertinence économique. C’est le cas sans trop de surprise des économistes de la gauche radicale ou proches des syndicats, à l’image de l’économiste de l’Institut de recherche économique et social (Ires), Michel Husson, qui, conseillant la CGT, défend depuis longtemps l’idée que la hausse du Smic a des effets vertueux. Mais l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a, de son côté, publié plusieurs études dans le courant de la crise économique allant dans le même sens, contestant que des hausses du salaire minimum aient des effets pernicieux (lire Smic: l’OFCE met en cause la doxa officielle).
Et pourtant, les dirigeants socialistes font la sourde oreille et s’accrochent à une doctrine qui a tout contre elle. Politiquement : elle est à rebours des engagements du candidat Hollande. Économiquement : elle va peser sur le pouvoir d’achat et donc renforcer les risques de stagnation. Et surtout socialement : dans un pays qui connaît près de 5,5 millions de demandeurs d’emplois toutes catégories confondues et pas loin de 10 millions de pauvres, elle va à l’opposé du souci d’équité.
La boîte noire :Ce “parti pris”, publié le 16 décembre 2013, reprend une bonne partie des analyses déjà présentées dans un article précédent : Le Smic en danger de mort.