LE FILM « SE BATTRE »
« Se battre » :
Projection:
le 1er Février à Bernay
le 8 février à Pont-Audemer
Voir lieu et horaire à la fin de l’article
Toute la misère et toute l’espérance du monde
Un documentaire exceptionnel montre la résistance de précaires et le réseau de solidarité qui les maintient à flot
LE MONDE | 04.03.2014 | Par Jacques Mandelbaum
Certains films ont, plus que d’autres, capacité à faire image. Il n’est pas facile, même pour un critique de cinéma, de dire exactement pourquoi. Sans doute s’agit-il d’une manière de sentir les choses, de poser le doigt sur un problème, et de les restituer, surtout, avec la justesse,l’émotion, la persuasion voulues. Ces films, fictions ou documentaires, sont comme des photographies qui suspendent, à un moment donné, le mouvement perpétuel des choses, et nous demandent, instamment, de regarder la raison qui les fait exister.
Le problème, avec ce beau documentaire de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, c’est qu’il nous demande de regarder une certaine photo de la France, une de celles qu’on met généralement à la fin de l’album, parce qu’elles dévoilent une réalité que l’on n’expose pas volontiers. Ce qu’ont su capter ici les réalisateurs ne tolère plus, pourtant, d’être caché, nié,
déformé, instrumentalisé. C’est le fait que dans notre pays, environ
13 millions de personnes vivent aujourd’hui dans la précarité. Sans doute vous direz-vous que des documentaires de ce type, vous en avez vu des dizaines.Ce n’est pourtant pas le cas, ni dans le fond ni dans la forme. Le fond, parce que la catégorie de personnes à laquelle s’intéresse ce film n’est pas celle des exclus qui ont déjà basculé de l’autre côté du miroir social mais celle de gens qui se tiennent encore à la lisière, dans cet inframonde qui réunit les travailleurs pauvres aux chômeurs. La forme, parce que le ton de ce film est tout à fait inaccoutumé, qui choisit de montrer, plutôt que le spectacle
de la déchéance, le réseau de solidarité, de générosité et de courage qui permet à ces naufragés de la vie de tenir encore bon.
Tout cela, naturellement, se passe autour de nous. A Givors, ville ouvrière à proximité de Lyon, frappée de plein fouet par la désindustrialisation, le taux de chômage est à la fois élevé et endémique. Introduits par un ex-prêtre-ouvrier parmi les nombreuses associations implantées dans la ville, les auteurs ont filmé aussi bien les bénévoles que ceux auxquels ils viennent en aide, pour témoigner sans doute de l’existence d’un être collectif et d’un tissu social dans ce pays qu’on dit atomisé.
Ils en ramènent ce que le cinéma sait le mieux montré. Des visages qui appellent, des paroles qui font vibrer, des gestes qui émeuvent, des gens dont la présence entraîne un tel effet de vérité que le film en impose. L’œuvre tourne autour de quelques personnages principaux.
Un jeune champion de kickboxing et sa mère vivant sur le fil du rasoir en HLM et qui se houspillent tendrement. Une ex-directrice commerciale qui coupe sa chasse d’eau pour la facture et consomme sa brutale déchéance avec quelques animaux. Une mère séparée de son fils qui revient visiblement de très loin, jardine pour se réinsérer et le reconquérir un jour. Une famille roumaine compressée dans un gourbi qui menace de les électrocuter, aidée par l’ami d’un bénévole qui fait dans l’électricité. Ce gardien d’usine, qui aide comme il peut, et qui rappelle que sans le travail des associations, la situation aurait depuis longtemps explosé.
D’autres encore traversent le film, qui passent dans les rayons chargés de victuailles du Secours populaire, la silhouette voûtée, le visage usé, les yeux fuyants. C’est qu’il faut un certain courage pour s’exposer à la charité, pour se reconnaître dépendant, humilié. Toute la misère du monde est là. Et par un beau paradoxe, toute l’espérance du monde en même temps.
« Il faut un certain courage pour se reconnaître dépendant, humilié »
Pour la débrouille entre infortunés, pour le regard affamé et étoilé que ces pauvres gens plongent dans le vôtre, pour la manière dont d’autres, plus chanceux, leur tendent la main, pour la muette dignité qui les unit les uns aux autres. Pour cette ultime séquence du film aussi bien, où le jeune boxeur et son amie, dans un dialogue amoureux qui pourrait être godardien, parlent de leur avenir incertain au fil de l’eau, elle rêvant d’un ici qui serait ailleurs, lui d’un ailleurs qui serait ici, d’accord sur le fond : à savoir qu’il serait urgent qu’on permette à des jeunes gens comme eux d’espérer en leur pays.
Il est à ce propos remarquable que le film fasse le plus complet silence sur la responsabilité proprement politique d’un tel état d’abandon, dont on sait de quels profits obscènes il est la contrepartie. Cette absence n’en est que plus désespérante, plus révoltante. Le couple de réalisateurs, quant à lui, a fait œuvre de cinéma. Car la réussite du film tient bien sûr à la mise en scène, en l’occurrence à l’empathie pour les personnages dont témoigne la caméra, à cette façon prévenante qu’elle a de les regarder, de relever les mouvements et les détails qui trahissent leur réserve, leur gêne, comme leur infini courage et leur ineffable beauté.
Ce film, plein de noblesse, est en un mot une formidable leçon. Il enjoint à chacun d’entre nous, selon son pouvoir, de se porter à sa hauteur.
Jacques Mandelbaum, journaliste au Monde