Ces Européens appelés Rroms

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« Ce que nous appelons aujourd’hui “ Europe ” et que nous appelions il n’y a pas si longtemps encore la Communauté européenne n’existe pas et ne se soucie plus guère du respect des droits humains dans les pays qu’elle intègre pour des motifs avant tout économiques ou stratégiques. » Par Marie-Christine Navarro, écrivaine et universitaire.


 

Un nouveau nom hante un certain imaginaire français depuis ces dernières années, singulièrement depuis 2010 et aujourd’hui encore, hélas, sous le nouveau gouvernement dit de « gauche » dont la France s’est dotée depuis exactement un an. Les événements dramatiques qui se sont déroulés dernièrement à Montreuil (Seine-Saint-Denis) sont là pour nous le rappeler. Ce nom est celui de Rom, et il s’est rappelé à notre bon souvenir dès septembre 2012, sous la nouvelle législature récemment élue. Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit nullement du breuvage que certains vacanciers chanceux ont pu siroter sous de lointains tropiques, ni de la ville éternelle italienne dont les touristes du monde entier viennent visiter régulièrement les merveilles. « Rrom » s’est mis à désigner la figure de l’Autre, autant dire de son irréductible et supposée étrangeté.

Dans mon enfance, on parlait déjà de Romanichels, ou de Gitans ou encore de Tziganes. Et toutes ces appellations ont ceci de commun qu’elles sont ambivalentes. Elles désignent à la fois le paria, le hors-caste et celui dont on suppose qu’il est doté de quelque chose qui nous manquerait et que nous envierions secrètement. C’est d’ailleurs par ce biais que Freud analysa les mécanismes inconscients à l’œuvre dans tout racisme, antisémitisme et j’ajouterais sexisme. L’Autre aurait accès à une forme de jouissance que je lui prête et dont l’accès me serait interdit. C’est ainsi que nous fantasmons sur la capacité qu’ont ces populations de traverser les frontières, d’êtes libres comme le vent, de transporter avec elles cet éphémère flamboyant et universel qu’est la musique. Oui, les Tziganes et leurs violons nous ravissent et nous raviront longtemps encore, même si ce mot est de toutes façons toujours aussi dépréciatif en Europe centrale. Oui, le flamenco gitan d’Andalousie a ses lettres de noblesse. Oui, le jazz manouche fait les belles nuits parisiennes. Il n’est que de voir la programmation 2013 du musée Guimet pour s’en convaincre : en mai et juin, on pourra y voir et y entendre les Kathak Gypsies, les Gitans du Rajasthan, leurs chants poignants et leurs danses savantes. De même, le cirque Romanès enchante petits et grands, même s’il reste menacé de fermeture par le pouvoir.  Et ce sont ceux-là mêmes qui applaudissent aux spectacles de ces glorieux saltimbanques qui agréeront au démantèlement des campements dits rroms de Montreuil et d’ailleurs.

Nomades, avez-vous dit ? Certes – même si beaucoup d’entre eux ont été sédentarisés au cours des siècles –, bohèmes et de Bohême et de la lointaine et si proche Inde, notre matrice à nous, tristes Européens d’aujourd’hui. Il y a ainsi un nomadisme chic, dont la mode, la haute couture et la banque se sont emparés ces derniers temps. Les cartes bancaires nomades, les sacs griffés nomades, toute une jet-set internationale huppée qui traverse allègrement les frontières et joue avec ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation, sans parler des capitaux virtuels qui circulent à la vitesse de la lumière sur les places boursières, échappant au contrôle de ceux-là même qui les détiennent, puisqu’il suffit d’une fraction de seconde à un robot pour les faire se déplacer là où le profit sera encore plus grand, les dommages collatéraux humains encore plus nombreux.

Mais les corps, eux, sont lourds, encombrants, trop visibles, surtout lorsqu’ils voyagent en groupe. C’est là l’autre face, misérable, du nomadisme, qu’on appelle aussi immigration, celle dont on ne veut ni à Montreuil, ni en France en général. Comment s’identifier à ces misérables qui s’entassent dans des campements – bidonvilles dits provisoires, sur des terrains municipaux souvent privés d’eau et d’électricité,  au bord des autoroutes, dans des conditions matérielles indignes, dans des roulottes surpeuplées et souvent insalubres, faute de courage de la part des autorités locales ? Les voilà démunis de tout, encombrés d’innombrables sacs en plastique de toutes sortes contenant leurs maigres biens, des enfants pleins les bras, alors que l’Europe du nord en fait si peu aujourd’hui, coïncidant trop bien à l’image que nous nous faisons d’eux, fabriquée de toutes pièces par la lâcheté d’un pouvoir politique qui n’offre aucune alternative de logement décent à ces populations. Nous ne voulons pas les voir, parce qu’en ces temps de crise sociale et économique généralisés, nous ne voulons pas ressembler à ce que nous pourrions un jour devenir nous-mêmes, poussés à l’exil, être à notre tour migrants, immigrés, c’est-à-dire stigmatisés, victimes du sort et non plus maîtres de lui.

Il faut donc revenir à cette ambiguïté fondamentale sous-jacente à l’appellation de Rroms qui désigne aujourd’hui ceux à qui l’on dénie l’appartenance à notre commune humanité.

L’appellation Rroms renvoie à une identité transnationale qui traverse les frontières. Or, ces Rroms sont aussi des citoyens, et ils le revendiquent, qui appartiennent à des nations qui leur donnent une identité légale. En ce qui concerne aujourd’hui l’Europe, ils sont donc aussi Roumains, Bulgares, Hongrois, et – faut-il le rappeler – ostracisés dans leur propre pays. Le film remarquable Just the Wind que le réalisateur hongrois Bence Flieghauf leur consacre est à cet égard très éclairant. Ils fuient, ils vont chercher ailleurs et singulièrement dans ce qu’il est convenu d’appeler la Patrie des droits humains, le refuge, l’accueil, le travail, bref des conditions de vie meilleures que là où ils vivent. Mais ce que nous appelons aujourd’hui « Europe » et que nous appelions il n’y a pas si longtemps encore la Communauté européenne n’existe pas et ne se soucie plus guère du respect des droits humains dans les pays qu’elle intègre pour des motifs avant tout économiques ou stratégiques. Elle est devenue une zone, la Zone Euro. Nous sommes devenus ironiquement des zonards définis par une monnaie, une zone de libre-échange sans contrôle, sans légitimité, sans réel pouvoir politique, et tragiquement, sans solidarité.

Le  nouveau pouvoir en place en France martèle, dans une inconscience totale quant aux conséquences néfastes potentielles de telles allégations, que ces populations « ne veulent pas s’intégrer ». Cela signifierait-il qu’elles ne seraient pas « intégrables » ? Arrêtons-nous un instant sur cet autre concept ambivalent d’intégration. Et lourd d’un passé historique dont notre mémoire préfère ne pas se souvenir.

Tout d’abord, il faudrait préciser. S’intégrer à quoi ? A ce que l’on pense être un modèle enviable, alors que nous vivons une désintégration générale qui vise tous les aspects de notre vie quotidienne, qu’elle soit de l’ordre de l’économique, du politique, de l’éthique ou de l’intime ? Alors que nous vivons dans une société où l’atomisation de chaque sujet a force de loi, chacun étant un ennemi potentiel pour chacun, un concurrent en compétition ? Alors que chaque groupe constitué en « communauté » ne défend plus que ses propres intérêts au détriment de l’intérêt général, oubliant l’articulation nécessaire entre le Particulier et le Général, concepts si chers aux Lumières et que nous remisons aujourd’hui aux oubliettes de l’Histoire ? Alors que chaque minorité fabrique de l’autre en permanence et se fractionne en sous-communauté, en minorité à l’intérieur de minorités, selon un processus de fragmentation dangereux pour la cohésion de tous. Car nous sommes tous semblables, et chacun différent. Tous pareils, et chacun d’une irréductible singularité.

Ce sont ces trois concepts hérités des Lumières qu’il nous faut avoir sans cesse en mémoire : le Général qui doit s’articuler au Particulier, mais aussi s’adosser à quelque chose qui échappe à la loi et qui demeure la caractéristique de toute démocratie digne de ce nom, le Singulier, notion pensée avec brio par Diderot dans Le Neveu de Rameau et dont il est impératif de se souvenir aujourd’hui. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’une frange de la population rétive à tout obéissance à la loi quelle qu’elle soit. Non seulement il existe des lois injustes contre lesquelles il est juste de s’insurger, mais il existe aussi des individualités qui ne se sentent pas ou peu concernées  par la loi. En marge, ailleurs. Chez Diderot, elles ont pour figure ce qu’il nomme le génie, l’artiste, le parasite, le pique-assiette, le raté, selon les normes sociales en cours. Bref, ceux dont Platon ne voulait pas dans sa République, parce que non fiables : les poètes et les femmes. La force de toute démocratie est précisément d’accepter en son sein cette singularité-là qui est aussi son levain. Certains parmi nous ne souhaitent pas « s’intégrer » et il est souhaitable qu’il en soit ainsi et que la démocratie le tolère. C’est là sa force. Mais nous doutons tellement de notre modèle que nous tentons d’en exclure tout ce et ceux qui nous semblent potentiellement « dangereux » pour lui. De préférence les plus démunis, les Sans. Sans Toit, Sans Papiers, Sans Argent. Chaque vague d’immigration, ouvriers italiens du bâtiment dans le sud de la France victimes de pogroms, mineurs polonais du nord dont les grèves furent durement réprimées par le pouvoir en place, a payé du lourd tribut de son sang son appartenance à la citoyenneté française. Et à chaque vague, le discours des autorités est resté tristement immuable : ils étaient et demeurent une fois encore aujourd’hui  les « non-intégrables ».

Toute discrimination exercée par le pouvoir commence toujours par le plus faible et finit de proche en proche par gagner tout le corps social. Yehudi Menuhin, que j’ai eu l’honneur de rencontrer peu avant sa mort et dont je fis le portrait à France Culture, se plaisait à le rappeler. Travaillant avec des musiciens tziganes et soucieux de leur sort, ils proclamaient haut et fort que ce serait là le défi européen à venir. Et qu’on mesurerait l’existence d’une véritable démocratie en Europe à la manière dont elle traiterait ses minorités. Qu’on en juge aujourd’hui.

Dans la France d’aujourd’hui, ce sont d’abord ceux qu’on considère comme fous, qu’on laisse sans soins faute de moyens et dont on parle si peu, qui en ont fait les frais. Puis les prisonniers qui vivent dans des conditions indignes de toute démocratie. Puis les musulmans que l’on amalgame trop souvent aux fondamentalistes. Puis récemment les homosexuels. Puis les immigrés, les basanés, les métèques. Les Juifs aussi et encore, dont le silence des institutions dites représentatives est assourdissant face aux discriminations faites aux Rroms sur notre sol. Les Rroms d’aujourd’hui, les Juifs d’hier. Sans parler des discriminations faites à cette majorité que constitue les femmes, femmes de toutes classes assassinées sans bruit par leur conjoint sur notre sol. Ça finit par faire beaucoup de monde. Ça finit par concerner tout le monde ou presque.

Le pouvoir politique en place serait bien inspiré de réfléchir à tout le poids de ce contexte historique avant de manier la notion si ambiguë d’intégration et de décider qui est ou n’est pas à ses yeux intégrable. Avons-nous la mémoire si courte que nous avons oublié que sous le IIIe Reich, l’Allemagne et l’Autriche déclaraient que les Tziganes d’Europe, qui travaillaient par ailleurs dans les usines et étaient des employés sans problème « demeuraient de toute façon et par nature des populations éternellement a – sociales », c’est-à-dire bonnes à être déportées et exterminées dans les camps. Rappelons-nous Chelmno, rappelons-nous Auschwitz où les Tziganes d’Europe furent victimes de génocide, crime reconnu depuis peu, et si souvent oublié.

Ce qui se passe en ce moment à Montreuil est en l’espèce symptomatique et révélateur. La municipalité d’obédience écologique et de gauche a chassé les Rroms du « campement » où ils vivaient depuis un an, elle a refusé qu’ils stationnent sur la place où se tient en ce moment même, triste ironie du sort ou coïncidence parlante, une exposition sur l’Europe (!),  elle leur a refusé l’accès à la salle municipale du marché. Il y a eu des affrontements avec les forces de police et les agents de la ville, bref, elle a laissé, par lâcheté ou calcul politique, pourrir une situation  à laquelle elle aurait dû remédier depuis longtemps en offrant d’abord un toit à ses familles pour qu’elles puissent travailler décemment, comme c’est leur souhait. Elle a séparé les femmes enceintes et les enfants des hommes – comme n’importe quel pouvoir totalitaire l’aurait fait et l’a fait par le passé – alors que dans la culture rrom, on traverse les frontières en famille, et qu’il n’y a pas pire malheur que l’individualisme suicidaire et la solitude pour elle. Et aux côtés des forces de police, des agents municipaux, il y a ce qu’on appelle les groupes de « la tranquillité publique » qui montent la garde et surveillent, au nom du sacro saint principe de sécurité, les Rroms délogés et regroupés, symbole encore, sur la place de la Fraternité ! Qui sont ces citoyens honnêtes, ces braves gens, ces volontaires qui relaient de plus en plus dans les municipalités les forces de police défaillantes ou insuffisantes en nombre ? Des milices qui ne disent pas leur nom et sans aucune légitimité ? Excusez-moi, mais je ne me reconnais ni dans cette gauche-là, ni dans cette France-là et je ne souhaite nullement m’y intégrer, mais protester. M’insurger. C’est comme si, à l’horizon de 2017, nous n’aurions bientôt plus le choix qu’entre une France de droite et une France pétainiste, ce à quoi il faut résolument se refuser.

Les migrants économiques et politiques arrivent de toutes parts. Chassés par les guerres, les famines, et bientôt les désastres écologiques. Cela ne fait que commencer. Nous, pays d’Europe, tous concurrents les uns par rapport aux autres au lieu d’être solidaires, fermons les yeux sur les Africains qui se meurent chaque jour en Méditerranée, s’entassent à Lampedusa, que l’Italie s’en occupe, ce n’est pas notre affaire ! Il s’agit non seulement de mutualiser nos dettes, mais d’être solidaires de tous ceux qui fuient et frappent à nos portes. Est-ce trop demander que de nous partager ces victimes de fléaux dont nous sommes en partie responsables et que nous avons générés ?

Mais de qui est-ce que je parle quand je dis « nous » ? Ce nous, c’est vous, Rroms de Montreuil et d’ailleurs, c’est moi peut-être demain. Il suffirait d’un accident nucléaire majeur en France. En vérité, il suffit déjà de cet effondrement généralisé qui nous rend aveugles puisque nous le vivons de l’intérieur sans nous en apercevoir. Nous migrons déjà. Nous deviendrons alors, sous l’œil sans pitié de nos nouveaux maîtres, ces étranges étrangers dans lesquels nous ne nous reconnaîtrons pas. Mais il sera alors trop tard.