350 milliards d’avoirs français sont dans les paradis fiscaux
Mediapart.fr
Dans un petit livre percutant, l’économiste Gabriel Zucman dresse l’état des lieux glaçant de la domination des paradis fiscaux sur l’économie mondiale. Et donne les pistes pour faire cesser ce scandale.
D’abord dresser froidement une carte, la plus juste possible. Proposer, ensuite, une feuille de route exigeante, pour bousculer les choses. Et en finir une fois pour toutes avec les paradis fiscaux. Ces objectifs, Gabriel Zucman les remplit haut la main dans son livre, La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées). L’économiste, âgé de seulement 27 ans, passé par l’école d’économie de Paris sous la houlette de Thomas Piketty, aujourd’hui professeur à la prestigieuse London School of Economics et chercheur à l’université de Berkeley (Californie), est en train de s’imposer comme l’une des références dans l’étude des paradis fiscaux et de leurs conséquences néfastes pour l’économie mondiale.
Malgré toutes les annonces de réforme, toutes les promesses de transparence et de coopération, qui battent leur plein depuis quelques années (nous les détaillions ici), l’analyse de Gabriel Zucman est sans pitié : « Il n’y a jamais eu autant d’argent qu’en 2013 dans les paradis fiscaux, explique-t-il à Mediapart. Selon mes calculs, 8 % du patrimoine financier mondial des ménages y est logé, et échappe à tout impôt. Soit une fortune de 5 800 milliards d’euros, dont 350 milliards appartenant à des Français. C’est 25 % de plus qu’en avril 2009, quand le G20 de Londres avait annoncé la “fin du secret bancaire”. »
Sur la même période, le montant des fortunes gérées par la Suisse a augmenté de 14 %. Bref, « le nombre des super-riches explose et les paradis fiscaux se portent bien », explique l’économiste. Mais « peut-être se porteraient-ils encore mieux si rien n’avait été fait depuis 2009, il faut le garder en tête », reconnaît-il.
Le livre est un prolongement des premiers travaux de Zucman, qui datent de 2011. Selon lui, la fraude permise par le secret bancaire représente 130 milliards d’euros de perte d’impôts au niveau mondial, dont 17 milliards rien que pour la France. À court terme, il estime que l’Hexagone pourrait récupérer 10 milliards d’euros par an s’il luttait de façon efficace contre la fraude. Et sans l’évasion fiscale, la dette publique française ne s’élèverait pas à 95 % du PIB, mais à 70 %.
Ces chiffres, Zucman les a calculés lui-même, et c’est la principale originalité de ses travaux (toutes les données sont publiées sur son site). « Il existe peu de données incontestables que l’on peut exploiter sur ces sujets, et j’ai essayé de les traiter toutes », indique-t-il. Chiffres du FMI, balances des paiements nationales, bilans des banques, mais aussi statistiques trimestrielles émises par la Banque nationale suisse. Particulièrement précises, ces dernières n’avaient pourtant jamais été exploitées en ce sens. Son étude permet au jeune économiste d’éclairer un phénomène connu depuis longtemps, qui voit le total des actifs déclarés par tous les pays être largement inférieur au passif déclaré. Un trou de 4 800 milliards d’euros qu’il attribue à la place des paradis fiscaux dans les flux financiers.
Illustration, largement répétée par l’auteur au gré de sa (substantielle) tournée médiatique : si un Français possède une action Google via un compte non déclaré en Suisse, les États-Unis enregistrent à leur passif cette action, qui a été vendue hors de leur territoire. Mais la Suisse n’enregistrera aucun actif, car elle sait que le détenteur de l’action est français. La France ne le fera pas non plus, car elle ne connaît pas l’existence de cette action. D’où une incohérence comptable.
Le livre insiste fortement sur la place incontournable du trio Suisse – îles Vierges britanniques – Luxembourg dans l’organisation de l’évasion fiscale mondiale. Tout en haut de la pyramide, la Confédération helvétique, qui gère 1 800 milliards d’euros de fortunes étrangères, dont 1 000 milliards de fonds appartenant à des Européens. « C’est l’équivalent de 6 % du patrimoine financier des ménages de l’Union européenne, son plus haut niveau historique », souligne Gabriel Zucman. L’argent est déposé directement en Suisse ou dans les filiales de ses banques nationales à Hong Kong, Singapour, Jersey ou autres.
L’argent est ensuite investi aux deux tiers dans des fonds de placement, dont beaucoup sont hébergés au Luxembourg : au total, un tiers des fortunes gérées en Suisse sont investies dans des fonds d’investissements luxembourgeois (non taxés par le Grand-Duché). Un état de fait reconnu tout récemment par l’OCDE, qui a désigné pour la première fois le Luxembourg comme un paradis fiscal. Et afin de le rendre intraçable par les fiscs nationaux, les banquiers prennent soin, avant d’investir cet argent, de dresser un ou plusieurs paravents, en le confiant virtuellement à des sociétés écrans, basées aux îles Vierges (ou à Panama), et censées en être les propriétaires. Aujourd’hui, plus de 60 % des comptes en Suisse sont détenus par l’intermédiaire de sociétés écrans sises au Panama, de trusts enregistrés aux îles Vierges britanniques, de fondations domiciliées au Liechtenstein, etc.
Le Luxembourg, accusé principal
Le Luxembourg, qualifié de « gouffre », est largement accusé dans le livre. À un point sans doute jamais atteint dans un texte revendiquant une rigueur toute scientifique. L’économiste raconte comment le secteur financier, bâti sur le secret bancaire et représentant 40 % du PIB, a pris le pouvoir dans ce tout petit État de 500 000 habitants. Il estime qu’aucun pays n’est allé aussi loin dans « la commercialisation de sa souveraineté », en laissant les entreprises choisir les taxes et les règles auxquelles elles sont soumises. Et l’économiste va jusqu’à évoquer une exclusion du Luxembourg de l’Union européenne : « Rien dans les traités, dans l’esprit de la construction européenne ou dans la raison démocratique ne justifie qu’une plate-forme hors sol pour l’industrie financière mondiale ait une voix égale à celle des autres pays », écrit-il.
Le constat de la fraude mondiale, rarement dressé aussi méthodiquement, permet de considérer d’un autre œil les fanfaronnades des gouvernements et des institutions internationales quant à leur lutte contre la fraude. Certes, Bercy peut se féliciter des 4 300 dossiers déposés depuis fin juin par des contribuables souhaitant régulariser des avoirs non déclarés. Mais selon les estimations, on compte au moins 80 000 comptes de Français non déclarés en Suisse ! La plupart sont protégés par des sociétés écrans, et resteront indétectables un bon moment, car une entreprise basée aux îles Vierges n’est pas assimilée à un particulier fraudant le fisc…
« La lutte commence tout juste. Des progrès importants ont été faits, je ne le nie pas, mais l’écart entre les proclamations d’une part et les actes et les chiffres d’autre part, est assez considérable, constate Gabriel Zucman. Les gouvernants et les technocrates qui réfléchissent à ces questions sous-estiment la progression de l’opacité financière. Ils pensent qu’avec des traités d’échange d’informations, à la demande ou automatiques, on va résoudre le problème du jour au lendemain, ce qui est très loin d’être le cas. »
Création d’un cadastre mondial des titres financiers
La feuille de route de l’économiste pour corriger les choses de façon durable est pour le moins ambitieuse. Il propose d’établir « d’urgence » un « registre mondial des titres de propriété financiers en circulation – actions, obligations, dérivés…–, pour savoir qui possède quoi et où ». Des registres de ce type existent déjà dans des entreprises privées comme Clearstream et Euroclear, mais Zucman propose de les unifier et d’en transférer la gestion au FMI. Pour lui, il s’agit de créer un « cadastre financier mondial », à l’image du cadastre immobilier créé par l’État en France en 1791 pour taxer efficacement les propriétés foncières. « L’enjeu, qui n’est pas surhumain, c’est de fusionner des renseignements qui existent et d’en transférer la gestion à une puissance publique », résume l’expert.
Mais créer ce cadastre ne suffirait pas, puisqu’il révèlerait dans bien des cas qu’un produit financier est détenu par une société écran. Zucman propose donc, en parallèle, d’instaurer « un impôt global sur le capital », prélevé à la source par le FMI et levé sur la base du cadastre mondial, tous les ans, « à hauteur de 2 % de la valeur de chaque titre financier ». Pour récupérer l’argent versé automatiquement, le propriétaire de l’action n’aurait pas d’autre choix que de se déclarer à son administration fiscale.
Ce principe de l’impôt par anticipation est déjà appliqué… en Suisse. « Depuis 1945, la Suisse taxe à la source, à hauteur de 35 %, les intérêts et les dividendes de tous les produits financiers sur son territoire, charge aux détenteurs de ces produits de se déclarer pour vérifier s’ils ne devraient pas être taxés à ce niveau ! », rappelle Zucman. Alors, utopie ? Voilà un terme qu’il n’apprécie guère… « Mon projet est tout sauf utopique. Je n’ai pas écrit un livre pour présenter de belles utopies. Je m’intéresse aux questions concrètes, et à la façon de rendre les choses opérationnelles. Le cadastre financier mondial pourrait voir le jour à relativement brève échéance. Il existe déjà, mais de façon dispersée. Et la taxe par anticipation est tout à fait faisable techniquement. »
Il faut donner acte à Gabriel Zucman de cette volonté de s’inscrire dans le réel. Même si sa fougue pourrait lui faire négliger quelques contraintes existant bel et bien. Ainsi, aucun texte ne prévoit qu’un État membre de l’Union européenne puisse en être exclu, comme il le suggère en dernier recours pour le Luxembourg.
Surtout, la réalité des règles européennes pourrait être interprétée comme allant à l’encontre de sa dernière préconisation. Pour contraindre les grands paradis fiscaux à coopérer, il propose d’instaurer des sanctions douanières à leur encontre, équivalentes à ce que coûte leur secret bancaire aux autres pays. Ainsi, la Suisse prive la France, l’Allemagne et l’Italie de 15 milliards d’euros de recettes fiscales chaque année. Une perte qui pourrait être compensée par des droits de douane de 30 % sur les exportations suisses. De même, il souhaite que les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France forment une « coalition » et menacent d’appliquer une taxe de 50 % sur les exportations de Hong Kong. Ce qui ferait céder ce territoire opaque, sans même avoir besoin de mettre en place les sanctions douanières, espère l’auteur, guère favorable au protectionnisme sur le principe.
Problème : le tarif douanier européen doit être appliqué de manière uniforme à toutes les frontières extérieures de l’Union, rappelle-t-on chez Algirdas Šemeta, le commissaire européen à la fiscalité. L’unanimité des 28 pays membres est nécessaire. Un pays membre ne peut donc pas décider d’appliquer unilatéralement un droit de douane dissuasif envers un pays tiers, fait-on valoir à la Commission. Et surtout pas contre la Suisse, qui a conclu un accord de libre-échange avec l’Union européenne. Ce à quoi Zucman rétorque qu’il est possible de mettre en place des tarifs compensatoires, « c’est-à-dire des tarifs compensant la subvention implicite dont bénéficient les banques off-shore grâce au secret bancaire ».
Aujourd’hui, les textes prévoient que pour enclencher un tel processus, il faudrait une plainte de l’industrie bancaire européenne qui s’estimerait victime de dumping, puis une enquête de la Commission, qui trancherait ensuite. « Ce que je propose, précise l’économiste, c’est que les États allemands, français et italiens enclenchent eux-mêmes la procédure en portant plainte, car après tout ce sont eux, plus que les banques, qui sont volés. Ensuite de deux choses l’une : soit la Commission juge la requête recevable, et dans ce cas-là les droits de douane entrent en vigueur (au niveau de toute l’UE) ; soit elle juge la demande franco-italiano-allemande irrecevable, mais alors il faudra qu’elle explique pourquoi… Et avec un peu de chance la Suisse aura cédé avant sous la menace. »
Les débats théoriques sont ouverts. On peut espérer que les discussions pratiques suivront très vite.
Partager la publication "350 milliards d’avoirs français sont dans les paradis fiscaux"