Au Maroc, le nombre de prisonniers politiques explose

 

Mediapart

25 décembre 2013
| Par Ilhem Rachidi – Mediapart.fr

 

Khadija Ryadi, l’ancienne présidente de l’AMDH, vient de recevoir le prix des Nations unies pour la cause des droits de l’homme 2013, qu’elle a dédié à tous les prisonniers politiques et d’opinion. Un pied de nez au pouvoir qui nie l’existence de tels prisonniers. Contre toute évidence. Rabat, Maroc, correspondance.

Rabat, Maroc, correspondance.

Depuis près de trois ans, Samir Bradley est de toutes les manifestations. En juillet 2012, alors qu’il quitte la manifestation mensuelle du Mouvement 20-Février, il est loin de se douter qu’il va passer les six mois suivants en prison. Alors qu’il attend un taxi, il est arrêté par des hommes en civil et embarqué dans une fourgonnette de police, où il sera battu, puis emmené dans un commissariat les yeux bandés.

« Ils ont commencé à me frapper et à m’insulter. Je ne voyais rien, je ne savais pas d’où les coups venaient. Ils me disaient que je mange pendant le ramadan, que je suis athée », se souvient Bradley.

Ce n’est que le lendemain qu’il sera transporté à l’hôpital pour soigner une blessure à la tête. À son retour au commissariat, il raconte avoir été forcé de signer un procès-verbal déjà rédigé par la police.

« J’ai dit que je voulais le lire d’abord. Ils m’ont dit : « Tu te crois à l’étranger ? » J’ai demandé à joindre mon avocat. Ils ont refusé et m’ont dit : « Tu vas signer ». Ils ont recommencé à me frapper et à me menacer. J’étais arrivé épuisé de l’hôpital. Je n’avais plus de forces. Et j’ai signé, poursuit-il. C’est quand mon avocat est venu qu’il m’a dit quelles accusations ils m’avaient collées. »

Bradley et cinq autres militants arrêtés ce jour-là seront jugés pour participation à une manifestation non autorisée, outrage à agent et coups et blessures contre la police. Ils seront condamnés deux mois plus tard à des peines allant jusqu’à dix mois de prison, puis à six mois en appel.

D’après plusieurs ONG de droits de l’homme, ces manifestants ont été arrêtés pour des raisons politiques. Ils sont loin d’être des cas isolés. Plusieurs dizaines de militants du Mouvement 20-Février, mais aussi de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), des syndicalistes, des militants sahraouis, amazighs, des salafistes, sont actuellement incarcérés.

« La détention politique a nettement augmenté depuis le 20 février 2011. Pas seulement la détention, la répression aussi », regrette l’avocat Mohamed Messaoudi, un habitué des procès politiques.

Il estime qu’au moins 2 000 personnes auraient été arrêtées depuis le début des protestations. L’an dernier, le Maroc comptait 240 détenus politiques et d’opinion, d’après l’Association marocaine des droits humains (AMDH). Parmi eux, 70 militants du Mouvement 20-Février.

Parallèlement aux promesses de démocratie du pouvoir, annoncées par le discours royal du 9 mars 2011 et traduites par une nouvelle constitution et des élections anticipées, une nouvelle vague de détention a bel et bien commencé en 2011.

« Chacun a sa définition de ce qu’est un détenu politique. La loi ne reconnaît pas une catégorie de détenus qu’on appelle détenus politiques. Mais lorsque l’on regarde le fond des choses, on voit que c’est un détenu qui a pris part à une manifestation ou un opposant », explique Messaoudi.

Dans les faits, la justice marocaine réfute la nature politique de ces procès. Les détenus sont condamnés pour des délits punis par la loi comme le trafic de drogue ou l’outrage à agent. Ils partagent d’ailleurs les cellules des prisonniers de droit commun. Certains ont été arrêtés pour avoir manifesté ou pour avoir appelé au boycott des élections, distribué des tracts. D’autres pour s’être opposés aux autorités locales.

L’étudiant de Taza, Abdessamad Haydour, a été condamné en février 2012 à trois ans de prison pour offense au roi en vertu de l’article 179 du code pénal et de l’article 41 du code de la presse. Mais d’après ses soutiens, Haydour a été victime d’un procès politique. En juillet dernier, l’ONG Human Rights Watch réclamait sa libération.

« Si le Maroc a réellement l’intention de mettre en œuvre les garanties de liberté d’expression qu’offre sa nouvelle constitution, il doit se débarrasser des lois qui envoient les gens en prison pour avoir insulté le chef de l’État, même si ce qu’ils disent peut sembler grossier », déclarait alors Joe Stork, directeur par intérim de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.

Haydour a observé deux grèves de la faim (dont une de 69 jours) pour protester contre ses conditions d’incarcération et réclamer un statut de détenu politique.

Le blogueur et défenseur des libertés individuelles Mohamed Sokrate, connu pour ses écrits irrévérencieux envers le pouvoir, vient quant à lui de passer un an en prison pour trafic de drogue. Driss Boutarada, un membre du Mouvement 20-Février libéré ce 10 décembre, a écopé de la même condamnation. Il a été arrêté avec 15 grammes de cannabis et 200 dirhams (près de 20 euros) en poche, deux jours après avoir parodié le roi lors d’un rassemblement devant le parlement.

« Dans les années 1970 ou 1980, les chefs d’accusation, c’était « atteinte à l’ordre public » ou participation à une organisation interdite. C’était clair. Maintenant, on arrête quelqu’un parce qu’il appartient au Mouvement 20-Février et on lui dit : « Tu vends de la drogue » », affirme l’ancienne présidente de l’AMDH Khadija Ryadi.

Elle attire l’attention sur un phénomène croissant. Des militants connus sont poursuivis à plusieurs reprises, comme le rappeur Lhaqed, condamné pour « coups et blessures », puis pour « outrage à la police » et « atteinte à un corps constitué ». Un autre militant de la coordination casablancaise du Mouvement 20-Février, Hamza Haddi, déjà condamné l’an dernier pour outrage, vient de passer deux mois en détention préventive. Cette fois-ci, il est jugé avec deux autres militants (Mouad Khalloufi et Rabie Homazin) pour outrage et agression sur agents de police.

Hamza Haddi  lors d'une manifestation du Mouvement 20-Février à Rabat (2e anniversaire, février 2013)Hamza Haddi lors d’une manifestation du Mouvement 20-Février à Rabat (2e anniversaire, février 2013) © IR

À Tanger, Said Ziani, qui a déjà passé trois mois en prison pour vente de cigarette au détail, est en détention provisoire.

Les anciens détenus et militants d’ATTAC à Sidi Ifni, Brahim Bara et Hassan Agharbi, ainsi que Mohamed Amzouz, ont eux aussi eu plus d’une fois des démêlés avec la justice, et ce depuis les événements 2008. Ils passeront à nouveau devant le juge à la fin du mois. Cette fois pour une ancienne affaire : un rassemblement ayant eu lieu en 2007.

Les gens sont de plus en plus courageux

Khadija Ryadi dénonce des procès fabriqués et inéquitables, où les juges se basent la plupart du temps sur les PV de la police pour juger les prévenus. « Je ne crois pas les PV de la police, ils peuvent faire dire n’importe quoi. » Le 10 décembre, elle recevait le prix des Nations unies pour la cause des droits de l’homme 2013, qu’elle a dédié à tous les prisonniers politiques et d’opinion ainsi qu’aux militants du Mouvement 20-Février. Un pied de nez à ceux qui nient l’existence de détenus politiques.

Khadija Ryadi à son retour de New YorkKhadija Ryadi à son retour de New York © IR

D’après les autorités, il n’y aurait aucun détenu politique dans les prisons marocaines. C’est ce que déclarait il y a quelques jours Mohamed Sebbar, lui-même ancien détenu, ancien président du forum Vérité et justice, aujourd’hui secrétaire général du CNDH (Conseil national des droits de l’homme), un organisme officiel créé en mars 2011.

Déjà, l’an dernier, le ministre de la justice Mustapha Ramid, ancien avocat de détenus salafistes, affirmait lors d’une interview avec une télévision libanaise qu’aucun cas de détention dans le pays ne lui revenait en mémoire.

La détention politique n’a pourtant jamais réellement cessé. Elle a nettement diminué à la fin du règne de Hassan II pour ensuite reprendre au lendemain des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, puis à nouveau en 2008.

Le pouvoir a utilisé la répression antiterroriste « pour se venger d’une partie des activistes antimonarchistes considérés comme dangereux », souligne l’historien Maâti Monjib. Mais d’après lui, cette récente augmentation de la détention est tout simplement liée à l’augmentation de la contestation. « Je me sens plus libre qu’avant 2011, affirme-t-il. La contestation est plus critique et fondamentale. Jusqu’ici, les gens n’osaient pas. Maintenant, ils osent. C’est l’essor de la contestation qui a poussé l’État à réagir. »

Ces deux dernières années, les protestations sociales se sont multipliées à travers le pays. Elles se sont souvent soldées par des arrestations de manifestants, considérés eux aussi comme détenus politiques par les ONG sur le terrain.

Dans la région du Rif, des militants du Mouvement 20-Février ont été arrêtés en marge des manifestations de Beni Bouayach de mars 2012. Une dizaine d’entre eux purgent des peines allant de un à douze ans de prison.

En décembre 2012, à Sidi Youssef Ben Ali, un quartier populaire de Marrakech, les habitants ont dénoncé la hausse des factures d’eau et d’électricité. La manifestation a dégénéré en affrontement avec les forces de l’ordre. Douze personnes ont ensuite été condamnées à des peines allant jusqu’à deux ans et demi de prison pour avoir participé à un rassemblement non autorisé et pour actes de violences et de vandalisme.

Ces arrestations ont nettement affaibli la mobilisation engendrée par le Mouvement 20-Février. Certains bastions de la contestation comme Safi ou Fès se sont progressivement éteints.

Mais Ryadi perçoit néanmoins un net « échec » du Makhzen. « Si le Mouvement 20-Février a réussi une chose, c’est faire reculer la peur, insiste-t-elle. Les gens sont de plus en plus courageux, il y a des manifs partout au Maroc dans chaque petit coin et personne n’en parle ! Les gens s’insurgent davantage. Ça ne leur fait pas peur. Auparavant, les manifestations avaient lieu dans les grandes villes. Maintenant, le même nombre de gens manifeste mais ils sont éparpillés. »

À Imider, un village à 150 km de Ouarzazate, la mobilisation  du Mouvement « Sur la voie de 96 » ne faiblit pas depuis août 2011. Depuis lors, les habitants ont installé un campement sur le mont Alban, à 2 km du village, pour garder fermée la vanne d’eau du puits qui alimente l’une des plus grandes mines d’argent d’Afrique. Ils réclament que 75 % de la main-d’œuvre soit locale et accusent la SMI (Société métallurgique d’Imider), qui appartient au groupe minier Managem, filiale du holding royal SNI, de pomper les ressources en eau de la région et de polluer la nappe phréatique.

D’après Brahim Udawd, un chômeur de 30 ans, membre actif du mouvement, neuf personnes ont été emprisonnées, puis relâchées, ces deux dernières années. Le plus connu, le militant Mustapha Ouchtouban, arrêté le 5 octobre 2011 et accusé d’avoir volé 18 grammes d’argent, a écopé de quatre ans ferme.

Quoi qu’il en soit, le passage par la prison ne semble pas avoir dissuadé les militants les plus aguerris. Samir Bradley et Hamza Haddi n’ont pas fait marche arrière après leur libération.

Tout comme l’ancien détenu islamiste Rida Benotmane, condamné à quatre ans de prison pour apologie du terrorisme. Pour exprimer son indignation envers la politique antiterroriste du Maroc, il avait publié une capture d’écran Google Earth du centre de détention secret de Témara (dont les autorités nient l’existence) sur un forum islamiste. Il a été condamné à deux ans, puis quatre ans de prison en appel.

Il a été libéré en janvier 2011, en plein printemps arabe, alors que le Maroc allait être secoué par les manifestations du Mouvement 20-Février. Un cadeau du ciel, selon lui. Il prend alors part au mouvement, malgré les pressions. Benotmane continue encore aujourd’hui de subir son passé de détenu d’opinion. Ancien fonctionnaire, il n’obtient toujours pas le droit de réintégrer son ancien travail.

« Tant que nous serons dans ce système, les militants pro-démocratie seront toujours la cible des services, regrette-t-il. Malheureusement, parfois les militants commettent eux-mêmes des erreurs qui facilitent leur incarcération, la diffamation publique, par exemple. Mais souvent, c’est de la pure injustice de la part de l’État. »

Le 10 décembre dernier, devant le parlement, ils exprimaient tous les trois leur soutien à un autre détenu d’opinion. Le journaliste et directeur de la version arabophone du journal électronique Lakome, Ali Anouzla, en liberté provisoire, devait passer en audience le 23 décembre pour avoir posté un lien vers un blog où était publiée une vidéo d’AQMI menaçant le pays. L’audience a finalement été reportée au 18 février. Il risque jusqu’à vingt ans de prison.