La démocratie sociale en grand danger
Mediapart.fr
Le gouvernement envisage une suppression des élections prud’homales. Le projet est dangereux. D’abord parce qu’il s’agit du dernier scrutin national où les salariés peuvent voter en faveur du syndicat de leur choix. Ensuite parce que ce projet est sous-tendu par une philosophie néolibérale qui fait de l’entreprise le lieu privilégié de la vie sociale.
C’est peu dire que la démocratie sociale est gravement malade – si gravement qu’on peine à imaginer que son état puisse encore empirer. Et pourtant si ! Aussi anémiée soit-elle, elle risque d’affronter un plus grave danger encore. Pas seulement à cause de la suppression des élections prud’homales, qui est envisagée par le gouvernement, c’est-à-dire la suppression du dernier scrutin national au terme duquel les salariés peuvent voter en faveur du syndicat de leur choix. Mais aussi parce que ce projet est sous-tendu par une philosophie qui n’est pas explicite mais qui est hautement dangereuse, au terme de laquelle l’entreprise est le seul lieu légitime de la vie sociale. En clair, derrière la probable suppression de ces élections sociales, déjà passablement inquiétante à elle seule, se cache un projet réactionnaire de bien plus vaste ampleur, visant à achever la déréglementation sociale et accentuer l’émiettement du monde du travail.
Le gouvernement réfute, certes, ces interprétations et fait valoir que la suppression des élections prud’homales est une solution de bon sens, car la participation n’a cessé de décliner. À titre d’illustration, lors du dernier scrutin, le 3 décembre 2008, le taux de participation dans le collège « salariés » était tombé à seulement 25,5 %, contre 32,7 % en 2002 et même… 63,2 % en 1979. Face à cet irrémédiable déclin, il serait donc logique, selon le gouvernement socialiste, d’inventer un nouveau système.
C’est en usant de cette justification que le ministre du travail a annoncé une réforme visant à modifier le mode de désignation des juges prud’homaux, qui ne seront plus élus mais désignés par les confédérations syndicales, au prorata de leur représentativité, telle qu’elle sera constatée en agrégeant les résultats des élections des délégués du personnel dans les entreprises et ceux des délégués élus aux comités d’entreprise.
Concrètement, le gouvernement entend donc supprimer les élections prud’homales, qui initialement avaient été planifiées dans le courant de l’année 2014, avant d’être reportées à 2015. Cette suppression devrait être décidée par la voie d’une ordonnance. C’est le prochain projet de loi sur la formation professionnelle et la démocratie sociale, qui sera présenté en janvier 2014, qui prévoira ce dispositif : il contiendra en effet un article en ce sens. « Cet article de loi habilite le gouvernement à prendre par ordonnance les dispositions permettant de mettre en place de nouvelles modalités de désignation des juges prud’homaux s’appuyant sur la mesure de l’audience des organisations syndicales et professionnelles », indique le projet, dont une copie a été obtenue par l’AFP.
La procédure par ordonnance « permettra la construction du cadre juridique nécessaire » à cette réforme, argue le gouvernement, qui se donne « dix-huit mois » après la promulgation de la loi pour légiférer par ordonnance. Selon l’exposé des motifs du projet consulté par l’AFP, la justice prud’homale doit être « préservée », mais l’élection au suffrage direct des salariés a connu « ses limites » – nous y voilà ! – en raison de la chute de la participation. Le gouvernement entend baser la désignation des 14 500 conseillers prud’homaux sur « l’audience » des organisations syndicales.
Qui s’inquiétera donc de la possible suppression des élections prud’homales envisagée par le gouvernement ? Comme il s’agit d’élections qui, à chaque scrutin, mobilisent de moins en moins d’électeurs et que les syndicats qui sollicitent les suffrages des salariés sont eux-mêmes de moins en moins représentatifs, on pourrait penser que la puissance publique a de bonnes raisons d’envisager une telle réforme.
Dans la position du gouvernement, il y a toutefois une bonne part d’hypocrisie. Et puis, son projet recèle de très nombreux dangers.
L’hypocrisie est transparente. C’est que la gauche comme la droite ont, à tour de rôle, au gré des alternances, lourdement contribué ces dernières décennies à cette anémie de la démocratie sociale, que l’abstention aux élections prud’homales confirme. Les deux camps y ont contribué en œuvrant, chacun à sa manière, à la montée d’un capitalisme d’actionnaires beaucoup plus tyrannique, ignorant le compromis social – à la différence d’un capitalisme précédent, le capitalisme rhénan, qui a prospéré sous les Trente Glorieuses. En clair, la droite comme la gauche ont contribué à tourner radicalement la page de cet ancien capitalisme qui autorisait qu’il y ait « du grain à moudre », selon la formule célèbre d’André Bergeron, l’ancien leader de Force ouvrière.
Progressivement, la politique contractuelle est donc entrée en crise. Le paritarisme lui-même a volé en éclats : voilà belle lurette que les « salaires différés » que constituent les cotisations sociales alimentant les recettes de la Sécurité sociale ne sont plus gérés par des représentants syndicaux élus par les salariés, à l’occasion de scrutin pour les différentes caisses – l’État a tout pris sous sa coupe et il n’y a plus guère de différence entre un projet de loi de finances et un projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
Les mises en garde de Gérard Filoche
En bref, au fil des décennies, c’est toute la démocratie sociale qui a été comme congelée. Certes, les grandes confédérations syndicales ont sûrement, elles aussi, une lourde part de responsabilité – chacune sans doute pour des raisons spécifiques. Mais, géré par la gauche comme par la droite, l’État a tout fait, depuis très longtemps, pour accélérer cette crise de confiance entre les salariés et leurs syndicats, en poussant ceux-ci le plus possible hors du jeu social.
Que l’on pense par exemple à l’immense responsabilité des gouvernements socialistes, tout au long des années 1980, qui ont promu la politique de « désinflation compétitive », selon le jargon qu’affectionnait le socialiste Pierre Bérégovoy. Derrière la formule se cachait une réforme majeure, celle de la désindexation des salaires sur les prix, qui a contribué à faire imploser une bonne partie de la politique sociale contractuelle : celle qui gravitait autour des négociations salariales au niveau national ou au niveau des branches professionnelles.
Il est donc hypocrite de dire que les confédérations syndicales sont sur le déclin. Ou alors, il faut préciser que la gauche a longtemps fait tout ce qu’elle pouvait pour pousser à la roue dans ce sens. Plutôt que de chercher à réhabiliter le rôle des syndicats et à refonder la démocratie sociale, beaucoup de gouvernements de gauche se sont réjouis de cette perte d’influence et n’ont eu de cesse de l’accentuer. Michel Sapin a donc beau jeu aujourd’hui de déplorer la forte abstention aux élections prud’homales.
Mais le projet n’est pas seulement hypocrite, il est aussi dangereux pour plusieurs raisons. La première, nous venons de l’évoquer : avec les prud’hommes, c’est la dernière grande élection sociale de portée nationale qui va disparaître. Et cela va forcément peser lourdement sur la vie sociale française. Car les élections d’entreprise, pour les délégués du personnel ou aux comités d’entreprise, n’ont évidemment pas la même portée. Les considérations locales y pèsent naturellement et ne confèrent pas aux confédérations syndicales la même légitimité ni la même autorité qu’une élection nationale.
Sur son blog (le voici : Stupeur : ils vont aussi tuer les prud’hommes), le militant de la Gauche socialiste (l’aile gauche du PS), Gérard Filoche, qui ferraille avec courage sur ces questions depuis de longues années et qui les connaît bien pour avoir été inspecteur du travail, le signale et il a raison : le nouveau mode de désignation choisi par Michel Sapin pourrait même modifier gravement les tendances constatées lors des dernières élections. En clair, la CGT, qui est opposée à la réforme gouvernementale, pourrait voir le nombre de ses juges prud’homaux baisser, tandis que la CFDT, qui applaudit la réforme, pourrait les voir augmenter. Comme c’est bizarre…
Explication de Gérard Filoche : « À l’avenir, les juges prud’homaux salariés ne seraient plus élus mais “désignés” – loin des salariés – en fonction du “poids” de chaque syndicat. Depuis mars 2013, ce “poids” des syndicats est établi en agglomérant les résultats des élections d’entreprises CE et DP au niveau des branches. Mais ces votes sont douteux, étalés sur 4 ans, transmis par les DRH avec plein d’erreurs et collationnés par les technocrates du ministre du travail ! Une opacité de plus. Avec ce nouveau mode de scrutin par entreprise, la CGT ne nommera plus que 26,77 % des juges prud’homaux, la CFDT 26 %, FO 15,94 % ! La CFTC monterait à 9,30 %, la CFE-CGC à 9,43 % ! L’UNSA 4,56 % et Solidaires (SUD) 3,47 % sont éliminés. Soit un renversement de la “majorité” pour CFDT-CGC-CFTC. »
Ces chiffres évoqués par Gérard Filoche sont donc ceux de la mesure d’audience proclamée le 29 mars 2013. Ils peuvent être consultés ici, sur le site Internet du ministère du travail ou alors sur la tableau ci-dessous:
Or, si l’on se réfère aux dernières élections prud’homales, celles du 3 décembre 2008, les résultats sont sensiblement différents : la CGT avait renforcé sa première place parmi les confédérations syndicales, en progressant de 1,6 point à 33,9 % ; la CFDT avait baissé de 3 points à 21,8 % ; et FO de 2,3 points à 15,8 %. Les résultats globaux de ces élections peuvent être consultés ici; et on peut consulter ci-dessous ceux du collège des salairés.
La réforme de Michel Sapin risque donc non seulement de saper encore un peu plus l’assise et la légitimité des confédérations syndicales, en les éloignant davantage de leurs « mandants », mais aussi, incidemment, d’avantager la CFDT, la confédération qui est souvent la plus accommodante.
Lors d’un récent bureau national du parti socialiste, le 10 décembre, ces questions ont donné lieu à un vif accrochage entre le ministre du travail, Michel Sapin, et Gérard Filoche, qui en rend compte dans un autre billet de blog (il est là).
Un autre danger inhérent à ce projet de suppression des élections prud’homales, c’est qu’il peut être interprété comme une première étape, la seconde étant la suppression pure et simple des juges prud’homaux eux-mêmes. Certes, le gouvernement s’en défend et assure qu’il n’y a pas de projet caché. Mais on n’est pas obligé d’être naïf. Car, de très longue date, le Medef, et avant lui son ancêtre, le CNPF, milite pour une telle remise en cause de la justice prud’homale et cela pour une raison qui est transparente. Partisan d’une déréglementation sociale et d’une remise en cause de pans entiers du Code du travail, le patronat a toujours estimé que la justice prud’homale, dont la bible est précisément ce Code du travail, faisait partie de ces « lourdeurs » du modèle social français dont il faudrait un jour s’émanciper. Le rêve du Medef, pas même secret, serait donc un jour d’avancer vers un mode allégé de règlement des conflits sociaux. Au diable le Code du travail ! Au diable aussi les juges prud’homaux ! En lieu et place, le patronat préférerait avancer vers une solution moins contraignante, celle de commissions paritaires par branches.
L’inquiétante inversion de la hiérarchie des normes sociales
Dans cette hypothèse, il serait plus facile de supprimer les juges prud’homaux si, au préalable, les élections ont elles-mêmes été supprimées. Sans réelle légitimité, et en tout cas sans celle d’un suffrage national, les juges pourraient un jour plus facilement passer à la trappe. En somme, si l’élection est supprimée, c’est la légitimité même de l’institution qui est affaiblie, sinon même ruinée.
Mais, à tous ces dangers que fait planer cette réforme, il faut encore en ajouter un dernier, qui est sans doute le plus grave de tous : c’est que le nouveau système va contribuer à un nouvel et grave émiettement du monde du travail. C’est, en quelque sorte, un ultime et décisif coup de boutoir dans ce que l’on appelait depuis la Libération l’ordre public social.
Comme le relevait, voilà bientôt un an dans un billet de blog (il est ici), l’économiste Guillaume Étievant, qui est expert auprès des comités d’entreprise et membre de la Fondation Copernic, cet ordre public social, produit de décennies de luttes sociales et tout autant d’acquis sociaux, a longtemps édicté que la loi l’emportait sur les accords de branche, et les accords de branche sur les accords d’entreprise. « La hiérarchie des normes établissait (…) la supériorité de la loi sur les accords de branches, et des accords de branches sur les accords d’entreprises. Des contrats individuels ou collectifs pouvaient déroger à cette disposition uniquement s’ils étaient plus favorables au salarié », expliquait-il.
Or, il s’est passé progressivement un fait majeur auquel les grands médias n’ont prêté aucune attention : la droite d’abord, la gauche ensuite, ont œuvré à une inversion de cette hiérarchie des normes sociales, donnant insensiblement la primauté aux accords d’entreprise. « La remise en cause de ce principe de faveur par le législateur transfère un pouvoir normatif aux partenaires sociaux et affaiblit donc la protection offerte aux salariés par le Code du travail », poursuit l’économiste.
C’est d’abord par la loi du 4 mai 2004 (on peut la consulter ici, à lire à partir de l’article 37), voulue par le premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, qu’un premier coup de boutoir est donné contre cette hiérarchie ancienne des normes sociales. Guillaume Étievant la commente de la manière suivante : « La droite s’est engouffrée dans cette brèche avec la loi du 4 mai 2004, qui introduit une rupture fondamentale dans la hiérarchie des normes et dans le principe de faveur. Elle permet en effet aux accords d’entreprise, qui résultent d’une négociation collective entre employeurs et syndicats de salariés au sein d’une entreprise, de déroger aux accords de branches, qui sont conclus dans le cadre d’une branche de travail et harmonisent donc les conditions de travail au sein d’une profession, même si ces derniers sont plus favorables. »
Puis, en 2008, par une réforme complémentaire, Nicolas Sarkozy a encore accentué cette inversion de la hiérarchie des normes sociales, faisant de l’entreprise le lieu privilégié de la négociation sociale et autorisant des accords dérogatoires aux accords de branches et même à la loi. Et enfin, c’est l’actuel gouvernement socialiste qui a achevé le travail, avec l’accord national interprofessionnel (ANI), signé le 11 janvier 2013 entre le Medef et trois confédérations syndicales, puis ratifié en l’état par le Parlement. Ce désormais tristement célèbre « ANI » a démantelé de nouveaux pans entiers du Code du travail et notamment du droit du licenciement. Mais surtout, c’est lui qui a définitivement entériné cette inversion de la hiérarchie des normes.
Au regard du droit du travail, la loi voulue par François Hollande est même beaucoup plus grave que celle portée sous la droite par Jean-Pierre Raffarin. Car dans les deux cas, la loi nouvelle autorise des accords d’entreprise dérogatoires, sous réserve de l’approbation majoritaire des syndicats concernés. Mais dans la loi promulguée sous la droite, le salarié conservait des droits de recours, s’il considérait que cet accord contrevenait gravement à son contrat de travail, droits qui ont disparu avec le gouvernement socialiste.
En clair, avec le gouvernement socialiste, le Code du travail a subi un ébranlement majeur, ce dont se réjouissait sans cesse l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot. Témoin, cette déclaration d’il y a un an, qui est encore en ligne sur le site internet du Medef : parlant de cet accord interprofessionnel, elle expliquait qu’il aurait, parmi d’innombrables autres avantages, celui de limiter les recours devant les prud’hommes. « Il favorise, non plus la logique de contentieux qui est terrible, qui coûte cher et qui est longue, tant pour le salarié que pour l’employeur, mais la logique de conciliation », faisait-elle valoir.
Le message oublié de Marc Bloch
On comprend donc sans peine que les deux réformes, celle de la suppression des élections prud’homales et celle de l’ANI, s’emboîtent et se complètent l’une l’autre.
Elles sont sous-tendues par une même philosophie réactionnaire : c’est l’entreprise qui doit être le lieu privilégié du dialogue social. Ce sont donc des élections émiettées des délégués du personnel ou aux comités d’entreprise, entreprise par entreprise, qui doivent servir de point d’appui pour former demain les futurs tribunaux prud’homaux – avant de les convertir éventuellement en comités paritaires ; et ce sont toujours des accords au niveau de chaque entreprise qui doivent rythmer la vie sociale du pays. En bref, le gouvernement socialiste a donné le top départ de l’ultime déréglementation sociale qui restait à entreprendre.
Cette déréglementation a certes été subtilement menée puisque Nicolas Sarkozy a proposé aux syndicats de sortir du système de représentativité décrétée au terme de laquelle seulement cinq confédérations, la CGT, la CFDT, FO, la CGC et CFTC, étaient réputées représentatives, mais ni Sud ni l’Unsa, et les accords d’entreprise ont souvent été présentées comme un retour à une démocratie plus directe, permettant aux salariés de peser plus directement sur des décisions concernant leur propre avenir. Mais cela a souvent été aussi un prétexte pour faire imploser les négociations de branches et voler en éclats certaines conventions collectives, et pour conduire à un émiettement du monde du travail. En somme, la force collective du monde du travail, déjà bien mal en point, s’est trouvée encore un peu plus diluée.
Pour certaines des grandes confédérations syndicales, l’affaire de la suppression des élections prud’homales prend donc valeur de symbole et va donc susciter de grandes tensions. Ainsi la CGT est-elle opposée à la réforme de Michel Sapin et a décidé de le faire savoir – et même de battre le rappel en lançant une pétition nationale (on la trouvera ici). Avec des arguments voisins, FO, Sud ou encore l’Unsa sont aussi opposés à la suppression des élections prud’homales. Et, parmi les grandes confédérations, il n’y a guère que la CFDT qui soutienne le projet du gouvernement (sa prise de position peut être consultée ici).
Mais ce n’est évidemment pas les syndicats qui sont seuls concernés dans le débat qui va s’ouvrir. Car, au travers de cette question des prud’hommes, c’est une question majeure qui est soulevée, celle de la démocratie sociale. Avec deux camps qui se dessinent. Celui qui veut, pour l’avenir, faire de l’entreprise le pivot central du dialogue social. Et puis le camp d’en face.
Mais ce camp-là, le camp des opposants, quel projet alternatif défend-il ? Le problème, c’est qu’à gauche, le débat sur les voies et les moyens de refonder la démocratie sociale n’a jamais pris beaucoup d’ampleur. Pour redonner du crédit aux confédérations syndicales, faut-il par exemple concevoir, sur les décombres d’un Conseil économique et social qui ne sert strictement à rien, de créer un véritable Parlement social, élu, avec des compétences élargies ? Ou alors d’autres suggestions peuvent-elles être mises sur la table ?
En tout cas, le débat est de première importance. Car le chemin que veut emprunter le gouvernement est très régressif. Consacrant l’entreprise comme le lieu privilégié de la vie sociale, il repose sur un a priori doctrinal : salariés et actionnaires ont des intérêts convergents et doivent œuvrer ensemble au bien commun. Les socialistes vont en quelque sorte au bout du chemin qu’ils ont choisi dans le milieu des années 1980, quand ils ont changé leur regard sur l’entreprise. Alors qu’ils avaient pendant des années vu en elle le lieu de l’extorsion de la plus-value et de l’exploitation du travail salarié, ils l’on présentée soudainement comme celui de la création de richesse. On vit donc aujourd’hui le prolongement ultime de cette dérive, jusqu’à la caricature. Au diable la lutte des classes ! Vivent les entrepreneurs !…
Alors qui, dans cette dérive sans fin, rappellera que la démocratie est d’abord un mode de gestion des conflits ? Nul besoin d’être révolutionnaire pour le savoir, il suffit d’être attaché aux valeurs fondatrices de la République. Aux valeurs, en somme, que rappelait à l’été 1940, dans L’Étrange Défaite, le républicain exemplaire qu’était Marc Bloch : « Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires s’affrontent. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise. »
Au fondement de la République sociale, c’est ce message que les socialistes ont aujourd’hui oublié. Pour le « malheur de la patrie »…
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