Smic et TVA : les détestables étrennes de François Hollande
Mediapart.fr
Le 1er janvier 2014, la TVA sera relevée et le Smic ne bénéficiera d’aucun « coup de pouce ». Les promesses de Hollande en matière de pouvoir d’achat sont aux oubliettes. Parti pris contre une politique qui aggrave les fractures sociales.
Les quelque 3 millions de salariés français qui sont payés au Smic et qui ont cru aux promesses de François Hollande pendant la campagne présidentielle en sont pour leurs frais : comme on s’en doutait, il n’y aura pas de « coup de pouce » le 1er janvier prochain en faveur du salaire minimum. Bien que le pouvoir d’achat soit en chute libre dans des proportions sans précédent depuis 1984, et que la hausse de la TVA qui entrera en vigueur en début d’année ponctionnera encore davantage les revenus des ménages, ainsi en a décidé le gouvernement. Ces deux mesures qui prendront effet le même jour – le veto à tout coup de pouce en faveur du Smic et le relèvement de la TVA – fonctionnent comme des indices lourds et concordants. Les indices que le gouvernement est en vérité assez indifférent aux souffrances sociales qui traversent le pays.
Pour la TVA, l’affaire est bouclée depuis longtemps. François Hollande, après avoir vivement dénoncé durant la campagne présidentielle le « choc de compétitivité » en faveur des entreprises mis en chantier par Nicolas Sarkozy, ainsi que la hausse de la TVA décidée pour le financer, a radicalement tourné casaque. Violant toutes ses promesses de campagne, le chef de l’État a finalement décidé d’accorder 20 milliards d’euros aux entreprises sous la forme de crédit d’impôt, sans contrepartie ni condition. Et toujours pour financer la mesure, François Hollande a décidé de faire l’exact contraire de ce qu’il avait promis, en relevant massivement la TVA de 8 milliards d’euros, à compter du 1er janvier 2014 (lire La TVA, l’impôt de l’injustice et du reniement).
On aurait pu penser, dans un contexte d’effondrement du pouvoir d’achat que la hausse de la TVA va accentuer, que le gouvernement ferait au moins un petit geste à l’occasion de la revalorisation du Smic, intervenant ce même 1er janvier. Un petit geste, pour amortir un tout petit peu la ponction sur les revenus que va constituer cet immense cadeau fait aux entreprises. Car, chaque 1er janvier, la loi offre au gouvernement la faculté d’aller au-delà de le revalorisation automatiques obligatoire, qui est indexée sur l’inflation et la moitié du pouvoir d’achat ouvrier. Et c’est cette faculté d’aller au-delà du minimum légal que l’on appelle le « coup de pouce ».
Et pourtant non ! À l’occasion de la tenue, ce lundi 16 décembre, de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), qui a réuni syndicats et patronat autour du ministre du travail, Michel Sapin, ce dernier a confirmé que le gouvernement s’en tiendrait à la revalorisation automatique prévue par la loi, sans donner de « coup de pouce » complémentaire. En clair, le salaire minimum passera de 9,43 à seulement 9,53 euros brut de l’heure, au 1er janvier prochain, ce qui portera à 1 445,38 euros le salaire brut mensuel – au lieu de 1 430,22 – pour les salariés aux 35 heures.
Avec la TVA et le Smic, ce sont de détestables étrennes que François Hollande va offrir aux Français à l’occasion du 1er janvier 2014. D’autant plus détestables que, dans le cas du Smic, le chef de l’État confirme une nouvelle fois que sa doctrine économique, c’est dans la boîte à outils des néolibéraux qu’il va la puiser. Que l’on se souvienne ! C’est dans le courant des années 1990 qu’une ribambelle d’experts commencent à partir à l’assaut du Smic. Pour le compte de l’ex-Fondation Saint-Simon, Denis Olivennes, à l’époque haut fonctionnaire, devenu depuis le patron du pôle médias du groupe Lagardère, écrit ainsi en février 1994 une note qui fait grand bruit. Intitulée « La préférence française pour le chômage », et publiée peu après par la revue Le Débat (1994, n° 82), elle défend la thèse très libérale selon laquelle des salaires trop élevés en France ont contribué à pousser le chômage à la hausse. La démonstration est en vérité très contestable, car depuis le tournant de la « rigueur » des années 1982-1983, c’est à l’inverse la « désindexation compétitive » (en clair, la rigueur salariale) qui est l’alpha et l’oméga des politiques économiques conduites par la droite et par la gauche.
Il n’empêche. Au sein de la deuxième gauche, la note fait sensation. Mais tout autant à droite, notamment dans les rangs des partisans d’Édouard Balladur. À l’époque, ce dernier prépare sa rupture avec Jacques Chirac et veut commencer à dessiner ce que pourrait être son programme de candidat à l’élection présidentielle. Pour cela, il a l’idée d’utiliser un ami… Alain Minc : il le nomme à la présidence d’une commission qui, sous l’égide du commissariat général du plan, est chargée d’élaborer un rapport sur « La France de l’an 2000 ».
Pour Alain Minc, qui devient à quelques mois de l’élection présidentielle de 1995 président du conseil de surveillance du Monde, l’offre ne peut mieux tomber. À la tête du plus prestigieux des quotidiens français qu’il va pouvoir instrumentaliser à sa guise ; en position, au travers d’AM Conseil, de conseiller une bonne partie des patrons du CAC 40 ; et maintenant à la tête de la commission chargée d’élaborer le programme de celui des hommes politiques qui est donné favori à l’élection présidentielle : c’est pour lui la consécration. À la tête de cette commission du Plan, il se jette dans la campagne présidentielle.
Minc et Olivennes pour précurseurs
Et de qui s’inspire-t-il pour conduire les travaux de sa commission ? On l’aura deviné : de Denis Olivennes ! Faisant sienne la thèse de la note de la Fondation, le rapport de Minc recommande une politique de rigueur accentuée : « La société française a fait, consciemment ou non, le choix du chômage […] La Commission pense que le coût salarial par tête […] doit augmenter moins vite que la productivité. » Et d’ajouter, au sujet du Smic : « La Commission a fait le choix d’une solution “raisonnable” : au minimum, remettre en cause le principe des coups de pouce […] ; et au maximum, revenir à la simple indexation sur les prix » (au lieu du dispositif légal qui prévoit chaque 1er juillet une indexation sur les prix, majorée de la moitié de la hausse du pouvoir d’achat du salaire ouvrier). C’est bel et bien l’austérité salariale que recommande Alain Minc.
Dès cette époque, Alain Minc, très proche d’Édouard Balladur et de son bras droit Nicolas Sarkozy, travaille main dans la main avec Denis Olivennes. L’un et l’autre font partie des cibles de Jacques Chirac quand il part en guerre contre la « pensée unique » (lire Alain Minc et Denis Olivennes célèbrent la « pensée unique »).
Puis, dans le courant des années 2000, c’est un économiste moins connu, Gilbert Cette, dont le port d’attache est la Banque de France, qui prend le relais, multipliant les rapports en faveur d’un démantèlement du Smic. Longtemps proche de Martine Aubry et aujourd’hui président de l’Association française de science économique, il s’illustre en applaudissant bruyamment la politique d’austérité salariale conduite lors du précédent quinquennat. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est violente.
Pour la première fois depuis la création du Smic en janvier 1970 (il est le prolongement du Smig, créé lui en 1950), Nicolas Sarkozy fait en effet le choix de ne procéder à aucun « coup de pouce » en faveur du salaire minimum. Multipliant les cadeaux fiscaux à ses richissimes amis du Fouquet’s, il se montre d’une rigueur extrême à l’encontre des salariés les plus modestes. Et durant toutes ces années, l’économiste Gilbert Cette appuie non seulement cette politique socialement inéquitable, mais de surcroît, il plaide déjà pour que le salaire minimum soit remis en cause. Avec deux autres économistes, à l’époque membres comme lui du Conseil d’analyse économique, il cosigne ainsi en mars 2008 un rapport, révélé peu après par Mediapart (lire Un rapport officiel veut casser le Smic), proposant de remettre en cause le salaire minimum.
Et le plus stupéfiant de l’histoire, c’est que Gilbert Cette reste pour la direction socialiste un économiste parfaitement fréquentable. Dans un premier temps, on peut certes penser qu’il a perdu un peu de son autorité académique. Car, au printemps 2011, quand le projet socialiste est élaboré (on peut le consulter ici), c’est une orientation radicalement opposée qui prévaut. À la page 14 de ce document, l’engagement est en effet clairement consigné : « Le Smic constitue un levier à court terme pour améliorer les conditions de vie des plus modestes et stimuler la consommation. La revalorisation de son pouvoir d’achat sera engagée après des années d’abandon par la droite. »
Mais, durant l’été 2011, alors que se préparent les primaires socialistes, François Hollande et ses proches débattent du sujet et ne manifestent guère d’enthousiasme pour cette revalorisation du Smic. Et cela transparaît publiquement quand François Hollande organise le 24 août 2011, à la Maison de l’Amérique latine, une première réunion avec des économistes qui lui sont proches (lire L’énigme François Hollande).
L’un des économistes présents, en effet, n’est autre que… Gilbert Cette, que l’on voit apparaître dans la vidéo ci-dessous, résumant les travaux de cette journée aux côtés de Karine Berger ou encore d’une personnalité qui deviendra ministre du budget, un certain… Jérôme Cahuzac.
Ce 24 août 2011, Gilbert Cette repart à la charge contre le Smic. Et le plus étonnant, c’est que ce qu’il dit est retenu comme parole d’évangile. On en trouve trace dans le compte-rendu officiel (il est ici) de la troisième table ronde qui a lieu ce jour-là, dénommée – ce n’est guère enthousiasmant ni mobilisateur –, « Concilier pouvoir d’achat, compétitivité, et consolidation des finances publiques ».
Cela commence par l’énoncé suivant : « Cette troisième table ronde a permis de définir des pistes de conciliation entre, d’une part, la sauvegarde du pouvoir d’achat et, d’autre part, deux forces contraires : un regain de compétitivité qui plaide pour une modération salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont bénéficient les foyers modestes. »
Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs réactionnaires de la politique libérale, qui a été le socle des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 1982-1983 : une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d’Édouard Balladur. Il faut donc conduire une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande. Tout est dit dans cette formule : il faut privilégier « un regain de compétitivité », et cela « plaide pour une modération salariale ».
Et le compte-rendu officiel poursuit : « S’agissant des classes populaires, les participants font le constat d’un tassement de l’échelle des salaires lié à une progression du Smic plus rapide que celle du salaire médian. Les intervenants se sont accordés pour dire qu’un Smic élevé n’est pas le meilleur outil de soutien aux plus modestes, les dispositifs de solidarité de type RSA ou PPE étant mieux adaptés car sans incidence directe sur le coût du travail. Ces outils pourront être évalués et ajustés, mais les moyens qui leur sont alloués devront être ménagés afin que la phase de désendettement ne génère pas de nouvelles inégalités. » Plus brutalement dit, si « un Smic élevé n’est pas le meilleur outil », on peut en déduire qu’il ne faudrait pas donner de « coup de pouce » au Smic.
Les ravages de la doxa libérale
En quelque sorte, les économistes proches de François Hollande donnent donc raison, sans le dire ouvertement, à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir donné de « coup de pouce » au Smic et prennent leur distance avec le projet du PS.
Quand François Hollande publie son programme présidentiel en janvier 2012, il n’est ainsi pas fait mention d’un « coup de pouce » au Smic : le candidat socialiste viole ouvertement le projet de son propre parti et fait quasiment l’impasse sur la question du pouvoir d’achat. Tout juste préconise-t-il quelques mesures : « 1. Une nouvelle tarification progressive de l’eau, du gaz et de l’électricité ; 2. Baisse des frais bancaires et valorisation de l’épargne populaire ; 3. Lutte contre la spéculation sur les prix de l’essence ; 4. Fiscalité : protéger le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires ; 5. Augmentation de 25 % de l’allocation de rentrée scolaire ; 6. Encadrement des loyers ; 7. Baisse du prix des médicaments. » Mais du Smic, il n’est pas question (lire Pouvoir d’achat : le débat escamoté).
Dans les semaines qui suivent, François Hollande devine-t-il pourtant que l’élection présidentielle est très serrée et qu’il aurait tout de même intérêt à prendre un engagement, aussi modeste soit-il, sur le Smic, face notamment à Jean-Luc Mélenchon qui prône un « Smic à 1 700 euros brut par mois pour 35 heures, conformément aux revendications syndicales, et 1 700 euros net pendant la législature » ? C’est donc ce qu’il fait : du bout des lèvres, durant la campagne, il consent finalement à dire qu’il est favorable à un « coup de pouce », même si ce n’est pas consigné dans son programme, mais uniquement pour 2012.
Quelques jours après sa victoire à l’élection présidentielle, à l’occasion de son premier entretien télévisé sur France 2, il n’a donc d’autres solutions que de dire qu’il tiendra parole et que le Smic sera revalorisé au 1er juillet suivant. Mais déjà, on sent percer dans le propos présidentiel une infinie précaution.
Et dans les jours qui suivent, on comprend vite que François Hollande est totalement en arrière de la main : le gouvernement annonce en effet que le 1er juillet 2012, le salaire minimum ne sera revalorisé que de 2 %, soit, hors inflation, un « coup de pouce » de seulement 0,6 %. À la différence de tous les gouvernements qui se sont donc constitués au lendemain d’une alternance et qui se sont souvent montrés très généreux, y compris les gouvernements de droite (+4 % en 1995, lors de la constitution du gouvernement Juppé, par exemple), celui de Jean-Marc Ayrault caresse le « peuple de gauche » totalement à rebrousse-poil et ne consent qu’à une minuscule aumône. Le « coup de pouce » accordé par François Hollande correspond en effet à une revalorisation du Smic de 6,45 euros par mois ou si l’on préfère d’environ… 20 centimes par jour ! Une misère…
Et dans la foulée, le gouvernement fait clairement comprendre que le temps de ces maigres générosités est définitivement révolu et qu’un groupe d’experts en charge des recommandations sur le Smic va se mettre au travail d’ici la fin de l’année afin de proposer une réforme de l’indexation du Smic.
Sans même attendre que le groupe d’experts dont il fait partie réponde à la sollicitation du gouvernement, le même Gilbert Cette décide donc de partir en éclaireur et de rédiger un premier rapport de son cru, avec l’aide d’un autre économiste, Étienne Wasmer, sous l’égide de Sciences-Po. Cet économiste, Étienne Wasmer, est comme Gilbert Cette, membre du groupe des experts chargés de faire des recommandations sur le Smic. Publié dans le courant du mois de novembre, ce rapport est un véritable brûlot – on peut le consulter ici.
En clair, les deux experts explorent de nombreuses pistes pour démanteler le Smic, soit en le régionalisant, soit en créant un Smic-jeune de sinistre mémoire. Et une fois constitué, le groupe d’experts reprendra très largement ces pistes de réflexions défendues par les deux économistes.
Pour finir, le gouvernement n’osera pas suivre ces recommandations sulfureuses. Mais il fera au moins sienne la première des recommandations : pas de coup de pouce ! Pas le moindre. Voilà donc qui éclaire la décision prise pour le 1er janvier 2014 : le reniement de François Hollande s’inscrit dans une histoire longue.
La décision est d’autant stupéfiante que de nombreux autres experts en contestent également de longue date la pertinence économique. C’est le cas sans trop de surprise des économistes de la gauche radicale ou proches des syndicats, à l’image de l’économiste de l’Institut de recherche économique et social (Ires), Michel Husson, qui, conseillant la CGT, défend depuis longtemps l’idée que la hausse du Smic a des effets vertueux. Mais l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a, de son côté, publié plusieurs études dans le courant de la crise économique allant dans le même sens, contestant que des hausses du salaire minimum aient des effets pernicieux (lire Smic: l’OFCE met en cause la doxa officielle).
Et pourtant, les dirigeants socialistes font la sourde oreille et s’accrochent à une doctrine qui a tout contre elle. Politiquement : elle est à rebours des engagements du candidat Hollande. Économiquement : elle va peser sur le pouvoir d’achat et donc renforcer les risques de stagnation. Et surtout socialement : dans un pays qui connaît près de 5,5 millions de demandeurs d’emplois toutes catégories confondues et pas loin de 10 millions de pauvres, elle va à l’opposé du souci d’équité.
La boîte noire :Ce “parti pris” reprend une bonne partie des analyses déjà présentées dans un article précédent : Le Smic en danger de mort.
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