La crise de la zone euro, du moins celle de la dette publique, est derrière nous, comme le montre le calme qui règne sur les marchés depuis un an et demi. Pour autant, l’économie de la zone euro est loin d’être rétablie et, surtout, la gestion désordonnée de la crise par les Etats a eu un coût démesuré. Elle a engendré une défiance sans précédent à l’égard du projet européen, désormais assimilé à l’austérité et à la technocratie postdémocratique symbolisée par la Troïka (commission, FMI, BCE). Il faut beaucoup d’optimisme pour proclamer, comme le fait Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, «l’euro est sauvé, l’Europe continue» (1). Car, on voit mal la construction communautaire se poursuivre très longtemps sans l’adhésion des citoyens.

L’Allemagne en a pris conscience depuis longtemps, y compris au niveau politique, comme le montre la volonté de la Chancelière, Angela Merkel, de modifier les traités européens afin d’améliorer le fonctionnement de la zone euro. En France, en revanche, le débat est sous l’étouffoir, car jugé trop explosif. Les politiques estiment que parler d’Europe ne peut que faire le jeu du Front national alors même qu’il est donné en tête des élections européennes de mai prochain…

Saut intégrateur

Il n’est donc pas anodin que plusieurs initiatives lancées par des intellectuels français voient le jour en même temps pour dénoncer «la résignation qui tétanise actuellement notre pays». Elles réclament un saut intégrateur afin d’introduire non seulement de la solidarité financière entre les Etats, mais surtout de la démocratie. Toutes s’appuient (et rebondissent) sur les propositions du groupe Glienicker – composé d’économistes et de juristes allemands de tous les bords politiques – qui ont été publiées en octobre dernier et qui appellent, elles aussi, à une véritable fédéralisation de la zone euro.

Le dernier en date de ces manifestes est paru lundi dans Le Monde. Lancé par une dizaine d’économistes (dont Thomas Piketty, Daniel Cohen ou Xavier Timbeau), de journalistes (dont Guillaume Duval ou l’auteur de ces lignes), de politologues et de Pierre Rosanvallon, et déjà signé par près de 300 citoyen(ne)s, ce texte appelle à une «union politique de l’euro». Pour eux, «l’Union traverse une crise existentielle» qui risque de favoriser une «tentation du repli national» qui aggravera les problèmes au lieu de les résoudre : elle «engendrera des frustrations et des tensions à côté desquelles les difficultés de l’Union sembleront joyeuses». Ils estiment que «les institutions européennes actuelles sont dysfonctionnelles, et doivent être repensées. Clamer que l’opinion n’aime pas l’Europe actuelle, et en conclure qu’il ne faut rien changer d’essentiel à son fonctionnement et aux institutions en place est une incohérence coupable».

Créer un (autre) budget de la zone euro

Pour les auteurs du manifeste, «l’enjeu central est simple : il faut permettre à la démocratie et la puissance publique de reprendre la main, afin de réguler efficacement le capitalisme financier mondialisé du 21e siècle, et de mener les politiques de progrès social qui manquent cruellement à l’Europe actuelle. Une monnaie unique avec 18 dettes publiques différentes sur lesquels les marchés peuvent librement spéculer, et 18 systèmes fiscaux et sociaux en concurrence débridée les uns avec les autres, cela ne marche pas, et cela ne marchera jamais. Les pays de la zone euro ont fait le choix de partager leur souveraineté monétaire, et donc de renoncer à l’arme de la dévaluation unilatérale, sans pour autant se doter de nouveaux instruments économiques, sociaux, fiscaux et budgétaires communs. Cet entre-deux est la pire des situations.»

Ce manifeste appelle donc à la création d’un budget de la zone euro alimenté par une ressource propre ne dépendant pas de la bonne volonté (si on ose dire) des États : après s’être accordés sur une définition commune de l’assiette de l’impôt sur les sociétés, les gouvernements créeraient un taux minimal de l’ordre de 20% (qui alimenterait le budget des États), un taux additionnel de 10% allant au budget commun (qui serait, au final, compris entre 0,5% et 1% du PIB communautaire). Une telle ressource propre permettrait, en outre, de lutter contre l’évasion fiscale. Ce budget rendrait possible «d’impulser des actions de relance et d’investissement notamment en matière d’environnement, d’infrastructures et de formation».

Ecarter la Commission

«En ces temps de disette budgétaire, la zone euro doit démontrer sa capacité à lever l’impôt de façon plus juste et plus efficace que les États, faute de quoi les peuples ne lui donneront pas le droit de dépenser», affirment les auteurs du manifeste. «Au-delà, il faudra généraliser très rapidement au sein de la zone euro l’échange automatique d’informations bancaires et engager une politique concertée de rétablissement de la progressivité de l’impôt sur les revenus et les patrimoines. Tout en menant en commun une politique active de lutte contre les paradis fiscaux externes à la zone.»

«Pour voter l’assiette de l’impôt sur les sociétés, et plus généralement pour débattre et adopter démocratiquement et souverainement les décisions fiscales, financières et politiques que l’on décidera à l’avenir de mettre en commun, il faut instituer une Chambre parlementaire de la zone euro». L’idée, pour ne pas dépouiller les parlements nationaux de leurs prérogatives fiscales, est que cette nouvelle chambre soit composée de députés nationaux (leur nombre variant selon le poids démographique de chaque État).

Mutualiser les dettes

Elle remplacerait à la fois le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro et l’Eurogroupe – instances paralysées dans le domaine fiscal par la règle du vote à l’unanimité – et serait chargée, notamment, de fixer chaque année en fonction de la conjoncture, le niveau de déficit acceptable. La Commission, elle aussi, serait écartée de la gouvernance de la zone euro : un gouvernement doté d’un ministre des Finances serait créé, gouvernement responsable devant cette seconde chambre.

Enfin, le manifeste réclame la mise en commun des dettes de la zone euro, «faute de quoi la spéculation sur les taux d’intérêt recommencera encore et toujours». Il rappelle que la mutualisation a de facto commencé avec le Mécanisme européen de stabilité, l’union bancaire en gestation et les OMT de la BCE (programme de rachat des dettes souveraines). Les auteurs du texte reprennent à leur compte l’idée du groupe des économistes conseillant la Chancellerie allemande qui avaient proposé, en 2011, la création d’un «fonds de rédemption des dettes européennes» mettant en commun les dettes dépassant 60% du PIB.

Vers une «Europe optimale»

Le deuxième texte, rendu public le 14 février, a été, lui, rédigé par le «groupe Eiffel Europe» composé d’économistes et de politiques (en sont membres, notamment, Agnès Bénassy-Quéré, Jean-Louis Bianco, Sylvie Goulard, Laurence Boone). Là aussi les auteurs veulent lancer le débat en France en appelant à «bâtir une communauté politique, démocratique, à partir de l’euro» pour donner naissance à une «Europe optimale».

Comme le «manifeste», ils regrettent le déficit démocratique de la zone euro : «même si aucune élection n’a abouti à un rejet de l’euro, les Etats qui ont demandé une assistance comme la Grèce, le Portugal ou l’Irlande, sentent le joug d’une autorité mal identifiée composée des chefs d’État et de gouvernement européens, des ministres des Finances (Eurogroupe), de la BCE et de la Commission européenne, ainsi que du FMI. Les responsabilités sont diluées dans un magma politico-technocratique, privé de légitimité, dont la troïka devient le symbole. Le destin de certains pays a été suspendu au vote du Bundestag et aux décisions de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe». Bref, il s’agit d’une véritable «créditocratie» qui a abouti à faire de «l’euro une source de divisions», un comble.

François Hollande, trop timide

Le groupe Eiffel milite, à la différence du manifeste, pour la création d’une assemblée élue au suffrage universel propre à la zone euro, qui désignerait un gouvernement responsable devant lui. Les députés européens pourraient cumuler les deux fonctions. Là aussi, il s’agit d’écarter la Commission et de mettre fin à l’existence de l’Eurogroupe. Cet exécutif disposerait d’un budget alimenté par des ressources propres (impôt sur les sociétés, taxes environnementales, etc.) qui pourrait, par exemple, prendre à sa charge une partie des allocations chômage – une idée défendue par Pierre Moscovici, le ministre des Finances français.

Des idées en partie partagées par François Hollande, mais que celui-ci se garde bien de défendre devant les Français. Car, au fond, le chef de l’Etat n’est pas pressé de se lancer dans une réforme des traités européens de peur de diviser sa propre majorité déjà bien mal en point. Reste à savoir s’il pourra rester encore longtemps les bras ballants surtout si les européennes voient la victoire du FN et si les pressions allemandes pour changer les traités deviennent plus fortes. À force de refuser le débat, on prend le risque de se faire imposer un agenda. Comme l’ont fait les marchés entre 2010 et 1013, avec le prix qu’on connaît.

(1) La Libre Belgique, 17/02/2014

Jean QUATREMER BRUXELLES (UE), de notre correspondant