Valls à Matignon: un triple contresens

Mediapart.fr

31 mars 2014 |

 La démocratie d’opinion contre la responsabilité politique : en nommant Manuel Valls premier ministre, François Hollande fait un choix contraire aux leçons des municipales. Là où une demande de gauche et de justice sociale s’est exprimée, le président brandit le discours d’ordre, de sécurité et de libéralisme : celui-là même qui a organisé la descente aux enfers de la gauche.

Vingt-quatre heures après une déroute électorale historique (plus de 150 villes perdues par le PS), François Hollande a donc pris acte de la sanction de ses deux premières années de présidence. Les rites de la Ve République sont immuables. Institutions obligent, le président a mécaniquement sacrifié son premier ministre fusible. Jean-Marc Ayrault, renvoyé de Matignon, portera seul la responsabilité de la défaite. Autre rituel : les seules enquêtes d’opinion auront décidé de l’identité du nouveau locataire de Matignon.

Manuel Valls
Manuel Valls © Reuters

Manuel Valls, 51 ans, accède enfin à ce poste de premier ministre tant espéré. Il retrouve un Matignon où il avait débuté il y a vingt-cinq ans comme conseiller technique de Michel Rocard… Il reste à en expliciter le choix et les conséquences politiques lourdes qu’il entraîne. Car à ce stade, la promotion du ministre de l’intérieur apparaît comme un exact contresens par rapport aux enseignements de ces deux tours de municipales. Triomphe de la démocratie d’opinion, du story-telling et de l’habileté communicationnelle, cette nomination allégera peut-être la pression subie par François Hollande. Mais ce choix et les débats qu’il va déclencher dans toute la gauche peuvent aussi offrir dans les mois qui viennent l’opportunité de vrais éclaircissements et d’une forte recomposition à gauche.

  • 1. Sanctionné lui aussi par l’électorat de gauche

Avant-dernier de la primaire socialiste de 2011, avec 5,63 % des voix, peu populaire chez les militants socialistes, Manuel Valls est également l’un des grands sanctionnés de ces municipales. Et c’est le premier contresens de cette nomination. Celui que l’on a présenté durant des années comme l’homme fort du département de l’Essonne a été ces deux dimanches électoraux le recordman de l’abstention. En troisième position sur la liste socialiste d’Évry, préfecture du département, Manuel Valls n’aura en rien convaincu ni mobilisé l’électorat de la gauche. L’abstention au premier tour à Évry a été de 61 % ; au deuxième tour, elle est de 59 %. Et son successeur, Francis Chouat, l’emporte avec 50,55 % des voix.

De cette ville nouvelle et populaire, dont il a été maire de 2001 à 2012, Manuel Valls n’aura en rien fait un laboratoire, ni en termes de démocratie locale et d’innovation citoyenne, ni en termes de développement économique. En revanche, dans ce département englouti dans les affaires locales, où clientélisme et marchés publics suspects prospèrent, le nouveau premier ministre s’est retrouvé accroché dans plusieurs dossiers (retrouvez ici, ou encore ici nos différents articles).

Outre une abstention historique, ce scrutin municipal a été sans surprise marqué par un nouveau décrochage des quartiers populaires, de nouveau installés durablement aux marges de la vie républicaine. À la demande sociale, de justice et de lutte contre les inégalités qui s’est massivement exprimée lors de ces municipales, François Hollande répond par un message d’ordre et d’autorité que Manuel Valls a tant tenu à incarner depuis le ministère de l’intérieur. C’est le deuxième contresens de cette nomination.

  • 2. Incapable d’endiguer la montée du Front national

Il n’a échappé à aucun électeur que le « vallsisme », cocktail de discours sécuritaire et de stigmatisation des populations étrangères, mélange d’activisme et d’immobilisme réformateur, n’aura en rien endigué depuis deux ans la montée en puissance du Front national. Le FN vient d’emporter une douzaine de villes, dont une – contre les socialistes – dès le premier tour ; il compte plus de 1 200 conseillers municipaux, un résultat sans précédent.

Valls à Marseille
Valls à Marseille © Reuters

Depuis la place Beauvau, Manuel Valls n’aura servi à rien dans l’indispensable lutte contre l’extrême droite. En procédant à des expulsions massives de Roms, en multipliant les déplacements spectacles à Marseille sur la sécurité, en mettant en scène un duel personnel contre Dieudonné au mépris des libertés publiques, en faisant la réclame d’une laïcité étriquée devenue machine à exclure, Valls n’aura cessé d’arpenter les chemins ouverts par Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux. Pire, il a durablement placé au cœur même du débat public des thématiques légitimant l’agenda développé par le parti d’extrême droite.

  • 3. Acteur du reniement des promesses électorales

Troisième contresens, le nouveau premier ministre n’aura cessé ces deux dernières années d’incarner les renoncements, voire les reniements des socialistes au pouvoir. D’abord en jetant au panier la promesse d’instaurer un dispositif de lutte contre les contrôles d’identité au faciès, par l’instauration de récépissé. Ensuite en renvoyant aux calendes grecques cette autre promesse emblématique : le droit de vote des étrangers aux élections locales. Enfin en se mettant en travers de toute nouvelle évolution de la loi sur la famille et en s’opposant à l’ouverture de la PMA (procréation médicalement assistée) aux couples de lesbiennes.

Un œil sur les sondages, convaincu d’une droitisation rapide de la société française, Manuel Valls aura transformé ce qui pouvait sembler à certains une position originale au sein du PS en un facteur de blocage et d’échec d’une gauche parvenue au pouvoir et aussitôt oublieuse de ses engagements et des bases de son électorat. Ces deux dernières années, campé sur une position d’autorité, préférant stigmatiser les juges et sa collègue Christiane Taubira, il a rejoué ce vieux scénario écrit par Charles Pasqua et Nicolas Sarkozy d’une justice laxiste contre une police républicaine. Il s’est également bien gardé de toute incursion sur le terrain social. Sauf lorsqu’il s’était employé à tailler en pièces la proposition de loi sur l’« amnistie sociale » visant à effacer les condamnations subies ces dernières années par des délégués syndicaux ou représentants de salariés.

Manuel Valls et Christiane Taubira
Manuel Valls et Christiane Taubira © Reuters
  • L’hyper-Valls ou la faiblesse du hollandisme

« L’hyper-Valls ou la faiblesse du hollandisme », écrivait il y a quelques mois Lénaïg Bredoux pour mieux souligner le contraste entre l’activisme d’un ministre de l’intérieur se mêlant de tout et un couple Hollande-Ayrault fonctionnant dans la confusion, incapable de donner une lisibilité à leur action. En installant Manuel Valls à Matignon, François Hollande ne fait pas seulement la courte échelle à un communicant hors pair, ambitieux et toujours soucieux de ses seuls intérêts. Il prend le risque de devoir abandonner un peu de ces pleins pouvoirs dont bénéficie le président de la République.

Sont-ils en désaccord pour autant ? Rien ne le laisse penser, et surtout pas sur l’essentiel. Ayant toujours revendiqué des engagements de politique économique sociale libérale, ayant plaidé lors de la primaire socialiste pour une « règle d’or » budgétaire et la TVA dite sociale, Manuel Valls ne trouvera aucun mal à défendre le pacte de responsabilité engagé par Hollande et qui reprend en fait bon nombre de ses propositions (voir ici notre vidéo).

Dès dimanche soir, les ministres poids lourds du gouvernement n’avaient d’ailleurs laissé aucun doute sur la poursuite de la même politique économique. Pour Pierre Moscovici, cette débâcle municipale « est le prix du courage d’avoir engagé de grandes réformes ». Pour Michel Sapin, il était exclu d’engager « une politique de zigzags, il faut affirmer la continuité ». Même cap donc, ignorant la demande sociale qui s’est fortement exprimée dans les territoires et villes de la gauche ces 23 et 30 mars.

  • Pour quelle majorité présidentielle ?

« Si Manuel Valls est sincère politiquement, s’il n’a pas menti aux Français et qu’il défend toujours la ligne de la primaire pendant laquelle il s’est revendiqué de Tony Blair, c’est une catastrophe qui ne peut pas résoudre les problèmes des Français. L’homme n’est pas en question, mais sa politique l’est », nous déclarait dimanche soir Pascal Durand, ancien dirigeant d’Europe Écologie-Les Verts et tête de liste aux prochaines élections européennes. Les écologistes tiendront-ils cette position répétée ces dernières semaines qu’ils n’intégreront pas un gouvernement dirigé par Manuel Valls ? Ce sera le premier test de la majorité présidentielle.

Le deuxième sera le choix fait par Christiane Taubira d’être, ou non, ministre d’un Manuel Valls qu’elle n’a cessé d’affronter. Le troisième sera la réaction du parti socialiste et, surtout, de ses parlementaires. Essorés par les municipales, ils ont en perspective des élections européennes qui s’annoncent catastrophiques, un Sénat qui devrait rebasculer à droite et des élections régionales qui promettent de nouvelles défaites.

Le casting Valls sans réorientation politique majeure, sans réengagements forts faits à un électorat de gauche qui a crié dans les urnes son mécontentement, amènera-t-il quelques parlementaires socialistes et écologistes à rompre ? C’est désormais l’un des principaux enjeux de la présidence Hollande. Il peut acter de la fin d’un PS épuisé, à l’image de la défunte SFIO molletiste, et augurer ainsi d’une recomposition d’ensemble de la gauche. Mais il faudra pour cela que bon nombre d’élus socialistes refassent cet exercice oublié depuis des années : de la politique.