Le cas Hollande

Mediapart.fr

15 juin 2014 | Par Edwy Plenel

 

François Hollande sur les plages du débarquementFrançois Hollande sur les plages du débarquement © Reuters

La semaine écoulée confirme qu’avec un tel président de la République, le pouvoir socialiste n’a pas besoin d’ennemis pour trébucher. Le chemin de François Hollande n’est pas seulement à rebours de tous ses engagements. Il est aussi devenu illisible et incompréhensible, y compris pour les siens.

 

Le rôle de l’individu dans l’Histoire n’est pas seulement une question toujours ouverte, entre déterminisme et volontarisme. C’est aussi le titre d’une réflexion aussi oubliée qu’ancienne (elle date de 1898, ici sa version anglaise), dont la postérité ne fut pas sans incidence sur le XXe siècle qu’elle annonçait. Il s’agit en effet d’un essai de Georges Plekhanov (1856-1918), l’homme auquel on doit l’introduction du marxisme en Russie et la formation du Parti ouvrier social-démocrate, où les futurs révolutionnaires russes firent leurs premières armes avant de rompre avec un mentor jugé trop droitier.

Refusant toute vision mécaniste d’une Histoire d’avance écrite par ses causes générales, Plekhanov affirmait qu’elle s’invente dans une interaction multiforme entre ces dernières, les circonstances particulières et les initiatives individuelles. « La grandeur du grand homme ne consiste pas en ce que ses qualités personnelles donnent une physionomie individuelle aux grands événements de l’Histoire, précisait-il. Elle consiste en ce que le grand homme a des qualités qui le rendent le plus capable de servir les grandes nécessités sociales de son temps, lesquelles naissent par l’opération des causes générales et particulières. »

Autrement dit, résumait Plekhanov, « je peux faire l’Histoire sans avoir besoin d’attendre qu’elle se fasse ». Le constat, d’où le léninisme tirera son avant-gardisme jusqu’à l’impasse dictatoriale et sa dégénérescence totalitaire, vaut aussi bien pour les audaces victorieuses que pour les défaites annoncées. Si les hommes politiques agissent dans des situations qui, évidemment, les déterminent et leur échappent tout à la fois, leurs actions, choix et décisions, interagissent sur ces situations, en accélèrent, retardent, précipitent ou modifient le cours.

L’analyse de l’échec dans lequel s’est si rapidement fourvoyé le pouvoir né de la présidentielle de 2012 ne saurait faire l’impasse sur cette question, autrement dit celle du rôle individuel de François Hollande dans cette situation si catastrophique que son propre premier ministre, Manuel Valls, redoute désormais à voix haute que la gauche toute entière ne s’en relève jamais (« La gauche peut mourir », à lire ici). Certes, personnaliser, c’est souvent dépolitiser. Et les questions individuelles de comportement ou de psychologie ne peuvent servir d’excuses à des choix politiques collectivement assumés par tous ceux qui nous gouvernent depuis deux ans.

Reste que, sous la Cinquième République, le rôle de l’individu dans l’Histoire se ramène d’abord à celui de la personnalité qui l’incarne, le président. Régime archaïque, tant son césarisme bonapartiste dévitalise la volonté populaire, sa force institutionnelle est intrinsèquement sa faiblesse démocratique. Tout ou presque y procède d’un seul. Quand le président américain peut être un ancien acteur hollywoodien (Ronald Reagan) ou un rejeton de l’oligarchie politique (George Bush Jr) qui donne vie à un rôle en grande part scénarisé et mis en scène par d’autres, dans un jeu complexe de pouvoirs et contre-pouvoirs, le président français est d’emblée renvoyé à une immense solitude par des institutions d’essence monarchique plutôt que républicaines d’esprit.

Il n’est pas seulement comptable au premier chef. Il est aussi lui-même agi, transformé et révélé par les institutions qu’il préside, dans une métamorphose incertaine où sa personnalité intervient tout autant que sa politique. À cette aune, il y a bien un cas Hollande dont l’effet négatif est loin d’être négligeable sur son propre camp. Politiquement, le constat est devenu une évidence : l’orientation qu’il a donnée à sa présidence est contraire à ses engagements électoraux et à rebours de son histoire partisane. Mais, personnellement, il y ajoute la confusion désastreuse de choix faits sans mode d’emploi, sans débat avec sa famille politique ni pédagogie pour ceux qui l’ont élu, dans un mélange d’embardées, d’amateurisme et d’improvisation qui ne cesse de désespérer ses plus proches.

À l’instar d’une rupture sentimentale qui se ferait sans un mot d’explication de celle ou celui qui part, François Hollande, seul dans son château, égare la gauche en lui faisant faux bond sans jamais lui expliquer pourquoi. Comme si c’était indicible ou inavouable. C’est une des données de l’actuelle dynamique régressive qui, électoralement, ne fait surgir aucune alternative à la déroute socialiste : par son échappée solitaire et silencieuse, si loin du personnage qu’il prétendait être en façade, le président élu par toute la gauche plonge celle-ci, tout entière, dans la stupéfaction, l’entraîne dans la dépression, l’enferme dans le désarroi. Et, de ce point de vue, la toute dernière séquence est aussi exemplaire que caricaturale.

Deux choix symboliques proprement inimaginables

Avec François Hollande, même les rendez-vous les plus prévisibles s’épuisent rapidement comme si cette présidence, décidément, avait le souffle court et l’imaginaire pauvre. La séquence mémorielle et internationale, celle des commémorations du 6 juin 1944, où il s’est affiché en hôte du monde, n’aura duré que l’espace d’un week-end de la Pentecôte. Sans doute parce que, enfermé dans sa bulle présidentielle, il s’est convaincu qu’un passé figé parle d’évidence pour un présent mouvant, incertain et embrumé. Or, pour en dissiper les brouillards, les lumières du passé ne seront d’aucun secours sans clarté sur le futur promis.

Au lieu de quoi, cette présidence propose un tête-à-queue incessant où elle fait perdre toute boussole à la gauche dont elle est issue, la privant en quelque sorte de sens de l’orientation, autrement dit s’entêtant à la désorienter. Alors même qu’elle fait face à des mouvements sociaux prévisibles et annoncés, ceux des intermittents et des cheminots qui la mettent en porte-à-faux par rapport à ses engagements passés et à son assise sociale (lire ici l’article de Rachida El Azzouzi), la voici qui se signale aux siens par deux décisions symboliques proprement inimaginables.

« Mon véritable adversaire, c’est la finance », avait déclaré le candidat Hollande. Et, donc, mardi 10 juin, il nomme comme conseillère à l’Élysée une économiste fort libérale, Laurence Boone, qui officiait jusque-là au sein de la deuxième plus grande banque outre-Atlantique, la Bank of America. « C’est pour la jeunesse de notre pays que je veux présider la France », déclarait encore le candidat Hollande, dans le même discours du Bourget du 22 janvier 2012. Et, donc, jeudi 12 juin, il propose la nomination au poste essentiel de Défenseur des droits d’un vieux routier du chiraquisme, symbole de l’entre-soi d’une classe politique rétive au renouvellement, Jacques Toubon, 73 ans le 29 juin prochain, lequel terminerait son mandat de six ans dans sa quatre-vingtième année s’il était effectivement désigné.

« J’ai des inclinations à gauche », a confié au Monde la nouvelle conseillère élyséenne. La précision est importante tant on ne s’en était pas aperçu à lire, dans le quotidien libéral L’Opinion, les chroniques de cette publiciste des vulgates économiques les plus conformistes et les moins progressistes (lire ici l’article de Lénaïg Bredoux). Hostile à la régulation des banques, Laurence Boone qualifiait même, le 26 mai dernier, soit seulement deux semaines avant sa nomination, de « massacre » la politique économique du pouvoir, malgré tous les efforts de ce dernier pour séduire le patronat au risque de désespérer les salariés. « Les choix de politique économique sont quasiment inexistants, écrivait-elle. La déclaration de politique générale de Manuel Valls l’annonçait : c’est un programme qui ne vise ni à soutenir la demande à court terme, ni à élever le potentiel de croissance de long terme. »

Jacques Toubon avec Jean Tiberi, en 1997.
Jacques Toubon avec Jean Tiberi, en 1997. © Reuters

Si Jacques Toubon s’est fait plus discret – encore qu’il aurait carrément écrit à François Hollande pour se porter candidat –, son itinéraire parle pour lui. Élus socialistes, pétitionnaires de gauche, spécialistes de la justice ne se sont pas privés de le rappeler à un président aussi oublieux qu’indifférent. Comment transformer en Défenseur des droits rigoureux et audacieux, indépendant et inventif, un homme qui s’est distingué en ne votant finalement pas la loi Badinter abolissant la peine de mort, en s’opposant à la dépénalisation de l’homosexualité, en ne s’associant à aucun des grands combats pour la défense et l’élargissement des libertés, notamment les droits des femmes et les droits des étrangers ? Et, qui plus est, en se comportant, quand il fut ministre de la justice, en gardien des siens plutôt qu’en garde des Sceaux, s’efforçant de ralentir ou d’entraver les investigations judiciaires sur des affaires de financement politique ?

C’est devant le club Droits, justice et sécurités que François Hollande était venu, en 2012, présenter ses propositions de candidat sur la justice. Et c’est ce club DJS, rassemblement de juristes, avocats, magistrats, hauts fonctionnaires, etc., peu portés à la dissidence et toujours loyaux envers le Parti socialiste, qui lui répond de façon cinglante, en jugeant « choquante et même déplacée » cette nomination d’un homme dont la carrière ininterrompue est ainsi résumée : « Jacques Toubon, Défenseur des droites ». Faut-il préciser que l’actuelle présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) dont le Défenseur des droits est membre de droit, Christine Lazerges, fut présidente du club DJS jusqu’en 2013 ? Faut-il ajouter que l’un des fondateurs de ce club n’est autre que l’avocat Jean-Pierre Mignard, qui a également manifesté son courroux ? Lequel est aussi l’ami personnel et le défenseur habituel de François Hollande (et, par ailleurs, l’avocat de Mediapart avec son cabinet Lysias – ce qui n’a aucun rapport mais doit être précisé).

Comment, pour des choix aussi symboliques que fonctionnels, François Hollande peut-il à ce point dérouter celles et ceux qui lui ont fait confiance, voire ceux-là même qui l’ont parfois aidé, soutenu et conseillé ? Il n’y aurait donc, dans les réseaux socialistes, fussent-ils modérés, aucun économiste sans lien professionnel avec le monde bancaire méritant de rejoindre la présidence de la République ? Et encore moins de personnalité nouvelle, intègre, indépendante et compétente à gauche capable d’assumer, d’impulser et d’imposer cette récente, décisive et encore trop discrète institution du Défenseur des droits chargée, tout à la fois, de protéger nos droits fondamentaux face à l’État, de lutter contre les discriminations et pour l’égalité, de veiller à la déontologie des forces de sécurité, de promouvoir les droits de l’enfant, etc. ?

François Hollande semble devenu l’otage consentant des institutions qui l’isolent, au point d’être incapable de consulter, solliciter et écouter ceux qui lui sont proches. Et cela vaut dans tous les domaines. Même ses plus fidèles soutiens dans les milieux culturels entrent en dissidence, tel Jean-Michel Ribes du théâtre parisien du Rond-Point, qui appelle à une « mobilisation citoyenne » parce que « la cause des intermittents du spectacle est celle de la défense des libertés fondamentales de la République ».

Un climat schizophrénique et neurasthénique

« Une forme de bras d’honneur », a brutalement déclaré à propos des deux nominations contestées l’animateur de l’aile gauche du PS, Emmanuel Maurel, en rappelant que les choix de Laurence Boone et de Jacques Toubon viennent après celui de Jean-Pierre Jouyet, ancien ministre de Nicolas Sarkozy, comme secrétaire général de l’Élysée en remplacement d’un haut fonctionnaire constamment fidèle à la gauche, Pierre-René Lemas. Bras d’honneur : l’image résume bien le fossé d’incommunicabilité qui s’est installé entre François Hollande et sa propre famille politique, ce sentiment qu’elle a d’être méprisée et ignorée.

Et comme si cela ne suffisait pas, cette semaine sidérante s’est terminée par l’annonce du premier ministre, Manuel Valls, d’une modification de l’emblématique loi sur le logement portée par celle qui en était encore ministre il y a peu, l’écologiste Cécile Duflot. Laquelle n’a pas hésité à évoquer une trahison des engagements de 2012 : « Ne soyons pas dupes, il sagit d’une opération qui consiste à attaquer une des véritables lois de gauche de ce mandat. Abroger la loi Alur reviendrait à trahir des engagements de campagne sans aucun effet positif sur la construction. »

Que tous ces choix – dont le plus emblématique, le pacte de responsabilité et ses dizaines de milliards d’économies pesant sur les ménages et les salariés, sera l’enjeu des prochains débats parlementaires – dessinent une orientation idéologique en sens opposé à celle qui accompagna l’élection de 2012, c’est l’évidence. Mais elle ne s’accompagne aucunement de l’habileté tactique, fût-elle cyniquement calculatrice, qui pourrait transformer ce tournant en nouvelle cohérence politique. Quelle est l’utilité de ressusciter un chiraquisme sans bataillons, alors même que la crise de l’UMP tétanise durablement la droite ?

François Hollande, sur les plages du Débarquement.
François Hollande, sur les plages du Débarquement. © Reuters

Quel bénéfice attendre d’une telle manœuvre aussi archaïque que sans ambition quand, sur une ligne semblablement d’ouverture à droite, François Hollande n’a pas su tendre la main à François Bayrou qui, pourtant, avait pris le risque public de voter pour lui au second tour ? Indifférence qui a renvoyé ce dernier vers ses anciens amis hier ralliés à Sarkozy et lui a ôté toute envie de venir au secours de cette présidence, d’autant moins que l’effondrement moral du sarkozysme ouvre un espace à droite à l’alliance UDI-MoDem.

De fait, la ligne suivie par ce pouvoir, jusqu’au choix comme premier ministre de Manuel Valls qui a toujours défendu au PS cette évolution vers la droite, est celle d’une nouvelle majorité au centre. Mais celui qui la conduit au sommet de l’État ne l’assume pas, refusant d’accompagner son faire d’un dire. Manuel Valls a au moins le mérite de la clarté quand il force son avantage en faisant comme si, par la grâce d’une promotion présidentielle, sa ligne, hier fort minoritaire, était devenue centrale au Parti socialiste (lire ici le récent article de Stéphane Alliès). À l’inverse, François Hollande ne cesse de brouiller et d’embrouiller, créant autour de sa présidence un climat schizophrénique et neurasthénique.

Tout pouvoir politique est une forme de récit. Une histoire que l’on raconte, une ambition que l’on propose. Son authenticité est une autre affaire, tant ce récit peut être mensonger ou sincère, fabriqué ou spontané. Dans tous les cas, son existence est nécessaire pour que l’on comprenne et juge, pour que l’on puisse débattre et affronter, approuver ou contester. Or, d’une présidence l’autre, nous sommes passés de l’excès à l’absence. Au trop-plein du sarkozysme, ces cartes postales incessantes qui distillaient le poison de transgressions démocratiques, a succédé sous le hollandisme un vide fait d’appauvrissement et d’épuisement.

Comme si la présidence de François Hollande était marquée par son incapacité à inscrire son action dans un récit politique affichant et défendant sa cohérence, aussi discutable et contestable soit-elle par ailleurs sur le fond de ses orientations. Proches ou lointains de l’individu, soutiens ou adversaires de sa politique, impliqués dans l’action gouvernementale ou lui cherchant une alternative, tous les cercles concentriques de la gauche, dans sa diversité, se perdent en conjectures sur cette énigme d’un homme qu’ils ne comprennent plus et qui leur échappe. La réponse est sans doute à l’intersection du pouvoir et de la personnalité, de l’effet révélateur de l’un sur l’autre, tant nos institutions présidentielles sont plus fortes que les individus que, dans le même mouvement, elles dévorent et dévoilent.

« On abîme le pays lorsqu’on abîme le président », a récemment déclaré pour le défendre une ancienne journaliste, son ex-compagne, Valérie Trierweiler, entonnant le refrain du « Hollande bashing » comme cause des malheurs de cette présidence. Comme si le pays ne pouvait être abîmé par un président qui s’abîme tout seul ! Comment ne pas penser à cette formule de Karl Marx, en 1878, à destination de ses camarades sociaux-démocrates allemands : « Ils sont atteints de crétinisme parlementaire au point de se figurer qu’ils sont au-dessus de toute critique et de condamner la critique comme un crime de lèse-majesté ! »

Aussi zélé soit-il, le crétinisme présidentiel, ou plutôt présidentialiste, ne réussira pas à sortir cette présidence de l’impasse dans laquelle elle s’est enferrée de son propre chef.