Tafta, qui va là ?
Institut de recherche de la FSU
A la veille des élections européennes, deux sigles obscurs (Tafta et TTIP) ont surgi dans la campagne électorale et suscité des débats. Les porteurs du Tafta ont compris que ce serait plus difficile que prévu, et qu’il y avait un risque de perdre cette bataille. Daniel Rallet, Julien Rivoire et Hélène Cabioc’h nous donnent des armes pour que ce risque devienne réalité.
L’ Accord sur la libéralisation du commerce transatlantique (Tafta en anglais) ou sous une autre dénomination le Partenariat Transatlantique pour le Commerce et l’Investissement (TTIP) sont loin des sujets habituellement fréquentés par les médias et dans l’opinion. Mais de nombreux acteurs politiques et sociaux se sont emparés de ces questions ardues, et le succès rencontré sur le terrain par les collectifs locaux contre le Tafta qui se mettent actuellement en place témoigne d’une sensibilité remarquée dans une société où la dynamique des mobilisations est aujourd’hui problématique.
Cette émotion suscitée par le Tafta peut s’expliquer par la convergence de prises de conscience qui se complètent.
Une protestation contre l’absolutisme marchand
Le Tafta n’est pas qu’un accord commercial classique négocié entre partenaires concurrents, c’est fondamentalement un instrument que se donnent les entreprises transnationales désireuses de supprimer les barrières qui régulent et réglementent leurs activités de part et d’autre de l’Atlantique. Ces barrières réglementaires édictées par les pouvoirs publics sont considérées comme une gêne qui restreint leurs profits potentiels.
Qu’est ce qui les gêne ? : les droits des travailleurs, la protection sociale, les règles de sécurité sanitaire des aliments, les réglementations sur l’usage des substances chimiques toxiques, la législation sur la protection des données, la liberté d’accès aux semences agricoles, et même…les nouvelles réglementations bancaires mises en place pour 2008 pour réguler la finance.
Le Tafta vise aussi à créer de nouveaux marchés en ouvrant les marchés publics à la concurrence des sociétés transnationales, ce qui menace de déclencher une nouvelle vague de privatisations, y compris dans la santé et l’éducation.
« Tout ce qui est profitable doit avoir lieu ! » : cette injonction extrémiste portée par les multinationales, celle d’un capitalisme sans limites, apparaît insupportable et dangereuse à de nombreux citoyens et s’attaque à la plupart des secteurs de la société qui ont résisté jusqu’ici à la déferlante néo-libérale.
Cette offensive tous azimuts crée le sentiment d’un destin commun à refuser et d’un autre à construire. Elle crée des conditions favorables à l’émergence de mouvements rassemblant la diversité de la société (agriculteurs, artistes, salariés, consommateurs, usagers des services publics, défenseurs de l’environnement,…) , même si la tactique adverse va chercher à diviser en fragmentant la négociation. Par exemple, en acceptant dés le départ l’exception culturelle, la Commission européenne pensait avoir le champ libre pour le reste.
Une protestation contre le déni de démocratie
Voilà des mesures qui vont avoir une grande importance pour nos vies et qui concernent tous les secteurs de la société. Voici une privatisation et une marchandisation renforcée de la société, une menace radicale sur nos protections collectives. Ce ne sont pas des choses mineures.
Qui décide de cela ? De puissants lobbies économiques qui sont à la manœuvre, qui inspirent les textes (et parfois les écrivent), dans une absence totale de transparence. Les parlementaires et les ministres ne peuvent même pas avoir accès aux dossiers ou avec des précautions (consultation avec interdiction de faire des photocopies) relevant de la guerre froide. Sans compter les soupçons de corruption inévitable avec un tel déséquilibre entre les puissances d’intérêt et le pouvoir politique.
C’est un formidable écho au slogan du mouvement des Indignés « Ils ne nous représentent pas ».
C’est une formidable illustration du concept d’oligarchie quand on voit ces messieurs de l’ »Europe Business » (organisation patronale européenne dont le Medef est membre) discuter avec leurs compères américains de l’AmChan (Chambre de commerce américaine), enfermés dans des grands hôtels en compagnie des négociateurs représentant le gouvernement américain et la Commission Européenne. Tous les lobbies de l’industrie automobile, des banques, de l’industrie pharmaceutique, de l’agroalimentaire, de la chimie, ….sont étroitement associés aux négociations.
Le plus préoccupant , c’est que le Tafta a pour but d’accorder aux investisseurs étrangers un droit nouveau, celui d’entamer des poursuites contre des gouvernements souverains en les traduisant devant des tribunaux arbitraux privés en cas de perte de profit résultant d’une décision publique. Ce mécanisme de « règlement des différents entre investisseur et Etat » concerne toutes les règles publiques (de l’UE, des Etats, des Collectivités locales) et place le capital privé au même rang que les autorités publiques désignées démocratiquement.
Cette violente attaque contre les principes de la démocratie se double d’une autre menace. Le Tafta projette d’introduire sa propre version du principe de « transparence » (cynisme remarquable pour un processus où les négociations sont menées dans le plus grand secret). Il s’agit bien entendu de la « transparence » des Etats qui doivent informer préventivement les entreprises de leurs projets de réglementation, dés lors que ceux-ci peuvent nuire aux profits de celles-ci. C’est ainsi que la Commission européenne propose d’établir un Conseil de Coopération réglementaire qui devrait être informé de toute nouvelle proposition de réglementation supposée défavorable aux entreprises avant même qu’elle ne soit adoptée., accordant ainsi aux entreprises le pouvoir politique de contrôler a priori les Etats.
Ces dispositifs vont très loin puisqu’ils dénient aux pouvoirs publics la légitimité politique.
Une mobilisation de portée internationale
En ces temps où la tentation du repli national devient insistante, le Tafta a ceci d’intéressant qu’il oblige à lever la tête et à construire l’internationalisme.
Certes, on voit déjà comment le Front National essaie de récupérer l’hostilité au Tafta.
Certes, on peut concentrer la critique sur l’impérialisme américain. Et celui-ci est clairement à l’offensive : les Etats-Unis considèrent les normes européennes de sécurité alimentaire comme des obstacles et cherchent à imposer les leurs (poulet congelé et lavé au chlore, viande aux hormones, usage intensif des pesticides, OGM,…), ils attaquent les normes européennes REACH dans le domaine de la sécurité chimique et refusent d’élever leurs normes sociales au niveau minimum demandé par l’OIT.
Mais l’Union européenne est tout autant à l’offensive pour avoir sa part du gâteau. Et on ne peut pas plus se réfugier dans le rejet de l’UE car les grandes firmes françaises sont particulièrement actives dans ces négociations secrètes. Elles rêvent par exemple de forcer l’ouverture des marchés publics américains. C’est la Commission européenne qui a demandé que les réglementations financières introduites depuis 2008 figurent à l’ordre du jour ! La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne sont à la manœuvre et sont soutenus par… les banques américaines qui y voient un moyen d’affaiblir les réglementations imposées par l’administration Obama !
Ensuite quand des militants d’Afrique ou d’Amérique Latine nous disent ; » votre campagne contre le Tafta c’est bien, mais tous ces dispositifs sont dans les accords qu’on a signé avec l’UE », on a l’impression qu’ils posent une bonne question. Entre le Nord et le Sud les traités bilatéraux qui ont déjà été signé sont fort inégaux. Les Africains mangent déjà du poulet congelé européen, ce qui a provoqué la disparition de nombreux paysans locaux.
Ce n’est qu’en défendant une mobilisation internationaliste, une mobilisation pour une autre Europe, pour un autre monde qu’on fera de cette lutte un vecteur de l’émancipation. En construisant des convergences entre les peuples, au lieu de les dresser les uns contre les autres. En défendant des positions communes par exemple comme l’Alliance pour un Mandat Commercial Alternatif (http://aitec.reseau-ipam.org/spip.p…), une coalition d’environ 80 organisations européennes de la société civile européenne qui a présenté 9 propositions aux candidats aux élections européennes.
Dans la grande tradition de Seattle (1999), qui a vu l’émergence du mouvement altermondialiste, la mobilisation contre le Tafta est déjà transatlantique, associant les syndicats, les ONG, les associations.
Cette perspective internationaliste concerne particulièrement le syndicalisme à un moment où les salariés du monde entier sont mis en concurrence, où les protections collectives sont affaiblies, où les normes sociales sont tirées vers le bas. Les partisans du Tafta font miroiter les gains en termes d’emploi pour rallier des forces sociales et syndicales à leur projet. Mais cet accord n’est pas fait pour l’emploi ! D’ailleurs, une étude commandée par la Commission européenne dont les hypothèses sont très optimistes avance que l’accord augmenterait de 0,5 % la croissance de l’UE d’ici 2027, soit quasiment rien.
L’expérience d’autres accords comme l’ALENA (entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique) conclu en 1994 montre des effets négatifs en termes d’emploi et de salaires.
Dans cette lutte au long cours qui s’annonce, le barrage médiatique a été franchi. Les porteurs du Tafta ont compris que ce serait plus difficile que prévu, et qu’il y a avait un risque de perdre cette bataille, comme ils ont perdu la bataille de l’ACTA (l’accord commercial anti-contrefaçon rejeté en 2012 par le Parlement européen au motif qu’il menaçait les libertés civiles en exigeant des fournisseurs Internet qu’ils surveillent et divulguent des informations sur les internautes)
Ils sont sur la défensive : le « règlement des différents investisseur-Etat » est sur la sellette, des ministres déclarent qu’il « ne faut pas s’alarmer à tort », qu’il « faut faire de la pédagogie »… Les situations dans lesquelles les puissants sont sur la défensive ne sont si nombreuses aujourd’hui.
Daniel Rallet
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