Alain Mabanckou: «L’arme contre le crétinisme raciste, c’est la création»

Mediapart.fr

19 novembre 2013 | Par Jean-Christophe Riguidel

L’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou s’insurge contre la glorification du raciste, celui que nous « fabriquons nous-mêmes en le laissant parader dans les allées de la courtoisie et de la tolérance, sous couvert d’une certaine liberté d’expression ».

L’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, romancier et poète, est professeur de littérature francophone à Los Angeles (sa biographie à lire ici). Mediapart avait rendu compte de son dernier livre paru, Lumières de Pointe-Noire (Seuil) (à lire ici et notre vidéo sous l’onglet Prolonger de cet article). Dans cet entretien, il s’insurge contre la glorification du raciste, celui que nous « fabriquons nous-mêmes en le laissant parader dans les allées de la courtoisie et de la tolérance, sous couvert d’une certaine liberté d’expression ».

Mediapart.- En France, les attaques contre la ministre de la justice, Christiane Taubira, n’en finissent pas. Après le jet de bananes à Angers, les comparaisons avec un singe, une élue UMP a cru bon de diffuser un photomontage autour du thème de Y a bon Banania. Assiste-t-on à une recrudescence du racisme ? Comment l’expliquer ?

Alain Mabanckou.- J’ai le sentiment que nous sommes entrés dans une ère où le raciste devient aux yeux de certains un résistant, un courageux. Nous le fabriquons nous-mêmes en le laissant parader dans les allées de la courtoisie et de la tolérance sous couvert d’une certaine liberté d’expression. Le racisme a toujours existé en France – sans pour autant qu’on opère un amalgame –, mais il trouve aujourd’hui un terrain fertile pour se propager et se terrer derrière les principes abstraits qui sont censés être le socle de la Nation française. Le racisme n’est jamais aussi apparent que lorsqu’il y a un manque d’autorité au sommet de l’État. Comment expliquer par exemple que des propos similaires à ceux auxquels vous faites allusion n’aient jamais été proférés durant le règne de Nicolas Sakorzy, lui qui avait pourtant parmi ses ministres Rama Yade ou encore Rachida Dati ? La situation actuelle, me semble-t-il, reflète l’image d’une politique de la mollesse en France. Il n’y a qu’à voir comment le gouvernement gère la question en véritable mante religieuse…

Alain Mabanckou.Alain Mabanckou. © (dr)

Êtes-vous vous-même victime de racisme ? Considérez-vous que vous devez, en tant qu’intellectuel, vous faire le porte-parole des Noirs victimes de racisme ?

Me positionner en porte-parole de Noirs victimes de racisme serait une escroquerie à laquelle je ne voudrais pas céder. Chaque fois que notre existence en tant qu’être humain est remise en cause, l’indignation devrait aller de soi, peu importe l’origine de la personne qui est rabaissée. Je ne suis pas du genre à taxer quiconque de raciste parce que nous avons une dispute et que nous n’avons pas la même couleur de peau. Je suis par ailleurs conscient qu’il existe aussi un « racisme » entre Noirs malgré l’aberration d’une telle affirmation. Regardez comment on traite certains Haïtiens dans les départements d’outre-mer ou encore la condition pitoyable des Noirs dans le Maghreb, des Noirs qui sont pourtant algériens, marocains, égyptiens ou tunisiens !

J’ai subi certes des injustices, mais je ne les ai jamais justifiées par la couleur de ma peau, sans doute pour mieux les combattre par la seule arme qui est en ma possession et qui, elle, dépasse le crétinisme du raciste : la création. Le raciste ne crée pas, il détruit. Reléguer le Noir au stade de primate me fait immédiatement penser au fait que la plupart des pages sombres de l’histoire (génocides, colonisation, guerres tribales, etc.) ont souvent été écrites avec un vocabulaire de « l’animalité » pour rabaisser l’Autre et imposer la suprématie d’une pensée prétendument civilisée et civilisatrice. Souvenons-nous que pendant le génocide rwandais les Tutsis étaient traités de cafards ou de cancrelats et étaient massacrés comme tels…

Comment expliquer que les réactions de la classe politique et des intellectuels soient aussi peu audibles ?

Il y a comme une crispation générale lorsque la « couleur » est au cœur du débat. L’imaginaire occidental est alors ballotté entre le sentiment de la repentance, tel que décrit par Pascal Bruckner dans son Sanglot de l’homme blanc, et la gêne que pourrait engendrer la déconstruction de l’inconscient colonial sur la place publique. La classe politique n’échappe pas à ce dilemme et se dédouane le plus souvent en pointant du doigt l’extrême droite ou l’aile de la droite qualifiée de « dure ».

Les réactions des politiques sont au fond tributaires des enjeux électoraux, et surtout de l’air du temps. Il est sidérant de voir par exemple comment le gouvernement actuel semble prendre son temps devant ce qui constitue pourtant une atteinte grave non pas à une couleur de peau mais à la reconnaissance même des principes fondamentaux pour lesquels cette Nation a versé son sang. Ce sont ces mêmes « singes » à qui on a fait jadis appel pour renforcer l’Empire français, pour résister contre les Allemands lorsque, occupée, la France devait installer sa capitale ailleurs, notamment à Brazzaville, la capitale de mon pays d’origine…

Quant aux intellectuels, on leur accorde plus de pouvoir qu’ils n’en ont dans une société où la pensée devient spectacle et l’action une denrée plus que rare.

Quel doit être le rôle des écrivains noirs ? Doivent-ils rentrer dans ce débat ?

L’écrivain noir – cette expression m’agace souvent – serait-il le seul à porter le fardeau de la lutte contre le racisme ? L’indignation n’a pas de couleur, et il serait presque aussi raciste de laisser la réponse à une attaque contre les Noirs aux seuls écrivains noirs, tout simplement parce qu’ils seraient noirs, et donc accessoirement écrivains ! Le contexte actuel nous ramène loin derrière, comme si nous nous étions trompés de siècle : ce qui se passe de nos jours en France est, dans une certaine mesure, un anéantissement du combat que les écrivains de la négritude, et bien avant eux, les intellectuels africains américains, avaient mené avec détermination au péril de leur vie. L’atmosphère nauséeuse de ces jours-ci m’a fait penser aux vers du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, et leur retentissement est plus que d’actualité :

et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force
et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite

Dans votre livre Le Sanglot de l’homme noir, vous évoquez une tendance de l’homme noir à revenir sur ses malheurs et à en faire l’objet de son identité ?

Ce livre a été mal compris – surtout par ceux qui ne l’ont pas lu, si je puis me permettre ce non-sens. Je n’ai jamais demandé aux Africains de faire table rase de leur passé, encore moins de tourner le dos au continent noir, comme certains sophistes ont essayé de le faire croire par des syllogismes tout aussi ignobles qu’abominables. Ce que je souligne dans Le Sanglot de l’homme noir, c’est ce « sanglot » que poussent ceux qui baissent les bras et expliquent leur infortune actuelle sous le prisme des tragédies que nos ancêtres ont subies dans le passé. En gros, disent certains, si nous ne réussissons pas c’est parce que nous sommes noirs, c’est parce que nos ancêtres ont subi l’esclavage et que nos pays ont été colonisés. On ne peut fonder une identité sur des lamentations, encore moins sur la couleur de peau. Le vécu, l’expérience, les échanges sont aussi des ingrédients qui nous forgent. Peu importe le lieu de ces échanges et la couleur de peau des gens avec qui ces rencontres se font.

Est-ce ce sentiment qui conduit autant d’Africains à désespérer du futur de leur continent ?

Le désespoir des Africains est lié à l’état actuel du continent : des monarques qui ont verrouillé le pouvoir et qui utilisent les richesses des nations comme si elles leur appartenaient, poussant du coup les populations à vivre dans des conditions d’indigence criarde. Lorsque les grandes puissances légitiment ces gouvernements, quoi d’étonnant à ce que les Africains désespèrent ? Qui sont les faiseurs des rois en Afrique ? Les anciennes puissances coloniales ! C’est pour cela qu’il est urgent de s’occuper de cela ici et maintenant et non de faire l’inventaire de nos malheurs…

L’homme noir a-t-il intériorisé l’idée d’une certaine malédiction ?

Je ne généraliserais pas un tel constat, mais il reste que nous devons combattre chaque préjugé avec virulence car il y aura toujours des pessimistes prompts à croire en la malédiction de l’homme noir. Frantz Fanon en parle avec justesse dans Peau noire, masques blancs, de même que James Baldwin dans La prochaine fois, le feu. Et ces deux auteurs sont, à mon avis, ceux qui ont le plus théorisé et décortiqué ce que certains appellent « la pensée noire » dans sa dimension la plus réactionnaire. Baldwin demande de refuser d’être défini par l’autre ; Fanon fustige le rêve de certains Noirs qui pensent que leur destin ne s’accomplirait qu’en devenant des Blancs, le summum de la réussite…

Considérez-vous que l’Europe a beaucoup contribué à la propagation des préjugés sur l’homme noir ?

L’histoire montre que c’est le Blanc qui a « inventé » le Noir et, en retour, le Noir a inventé le Blanc. Depuis l’époque dite de la « malédiction Cham », beaucoup ont continué à percevoir le Noir comme celui qui subit encore le châtiment biblique d’une descendance dont l’ancêtre aurait été maudit parce qu’ayant vu la nudité de son père ivre. Par ailleurs, les grands esprits européens n’ont-ils pas élaboré des théories sur l’infériorité du Noir, sur sa prétendue barbarie et sa sauvagerie atavique ? Ce sont ces théories prétendument « scientifiques » qui ont contribué à réduire le Noir au stade de l’infériorité, voire de sous-homme dont le salut ne passerait que par l’adhésion à la civilisation occidentale. Et même en cas d’adhésion, le Noir ne serait jamais à la hauteur du Blanc, la messe ayant été dite…

Faut-il réinventer un « existentialisme noir » pour ne pas être défini par l’homme blanc ?

L’existentialisme noir que je développe dans Le Sanglot de l’homme noir consiste à refuser d’être défini par les autres. Les termes avec lesquels l’Occident a défini le Noir sont chargés d’une signification dangereuse. Même lorsqu’ils sont apparemment respectueux, « politiquement corrects », leur sens profond relève d’une « pureté dangereuse ». L’existentialisme noir recommande à l’homme noir d’être celui qu’il voudrait être, d’accomplir cette volonté dans ses actes de la vie quotidienne et de ne pas larmoyer sur les vestiges du passé pendant que son présent se détériore sous ses yeux.

Craignez-vous une montée de la xénophobie en Europe, notamment en France ?

Je ne découvre pas la xénophobie en Europe. Dans mon pays d’origine, le Congo-Brazzaville, on a souvent houspillé les « Zaïrois », les Congolais d’en face, en les traitant de tous les noms d’oiseaux et en les accusant de manger le pain des pauvres Congolais. Il y eut d’ailleurs, à la fin des années 1970, une chasse aux « Zaïrois » pour les rapatrier chez eux ! Pensez aussi à l’attitude des Ivoiriens et leur théorie de « l’Ivoirité » qui n’est pas aussi éloignée du principe des « Français d’abord » que prône le Front national en France. Ils s’en sont pris aux Burkinabés et ont considéré certains de leurs propres compatriotes comme des étrangers tout simplement parce qu’ils n’étaient pas de la même ethnie. J’ai vécu plus de quinze ans en Europe, et cela fait longtemps que celle-ci a désigné – directement ou indirectement – l’immigré comme l’ennemi numéro un, la cause de ses malheurs. Ce qui est aggravant en France, c’est cette reconnaissance d’une liberté, d’une égalité et d’une fraternité sur le papier mais qui, dans la pratique, demeure lettre morte.

Considérez-vous que les discours d’Éric Zemmour et de Robert Ménard contribuent à cette banalisation de la xénophobie ?

Aux Français d’apprécier si ce sont ces discours qui incarnent désormais la nouvelle pensée française…

Comment est perçue en Afrique cette montée de la xénophobie en Europe ?

Les Africains ont longtemps cru que la tolérance était du côté des communistes, des socialistes, de la gauche en général. Mais depuis les déclarations de Michel Rocard, qui soulignait que la France ne pouvait plus héberger seule « la misère du monde », et la connivence de certains hommes de gauche avec l’extrême droite, la donne a changé : le xénophobe n’est pas dans un seul camp, il est opportuniste et va donc dans le sens du vent…

Éric Zemmour a qualifié les victimes du drame de Lampedusa d’envahisseurs. Que vous inspire ce type de déclaration ?

On ne tire pas des conclusions sur les conséquences, il faut toujours remonter à la source, à la cause. Ce drame a frappé des Somaliens et des Érythréens qui tentaient de gagner l’Europe en passant par cette île. Il nous faudra un jour nous interroger sur ce rêve éternel de l’Europe nourri par les Africains dans un monde où, à leurs yeux, le Nord symbolise encore le Pérou.

En tant qu’écrivain issu du continent et reconnu bien au-delà, pensez-vous que vous pouvez aider les Africains à changer de regard sur l’Europe et à arrêter de la considérer comme un eldorado ?

La condition de beaucoup d’Africains dans leur pays est si âpre que mettre en jeu leur existence devient parfois la seule solution. Partant de là, toute mise en garde devient un coup d’épée dans l’eau. C’est le sujet de mon premier roman Bleu Blanc Rouge, paru en 1998. J’ai le sentiment que la question n’a pas évolué. Beaucoup d’Africains qui vivent en Europe font en sorte de donner une image paradisiaque du Nord malgré leur condition de vie délicate. En cela nous devons aussi reconnaître notre propre responsabilité sans pour autant sous-estimer la détermination du migrant clandestin qui est persuadé qu’une galère en Europe serait forcément « meilleure » que celle qu’il vit dans son pays d’origine.

Vous vivez une partie de l’année en Californie où vous enseignez. Avez-vous le sentiment que les États-Unis ont un « rapport plus apaisé » à l’immigration, qu’ils se rendent davantage compte des apports des immigrés ?

Nous parlons d’un pays qui est un territoire de peuplement : les gens sont venus d’ailleurs pour s’y installer, pour créer l’Amérique que nous connaissons aujourd’hui. Cela n’a pas été sans heurts avec cette superposition « d’ethnies », pour reprendre une formule qui est souvent utilisée là-bas. L’immigration, lorsqu’elle est légale, est en soi une manière de renforcer la nation en ramenant chez soi ceux qui vont maintenir l’Amérique au rang de première puissance. Pourtant, même aux États-Unis, la question de l’immigration est devenue, elle aussi, un véritable enjeu électoral depuis quelques années. Dans les deux sens : soit on promet de régulariser les illégaux afin de racoler l’électorat hispanique, soit on renchérit comme certains républicains de la ligne dure dans la surveillance des frontières au point d’envisager même la construction de murs ! En somme, l’immigration est un levier dont se sert l’Amérique, mais aussi un instrument électoral qui n’est pas à l’abri des turbulences que connaît l’Europe actuellement.

Avez-vous été victime de racisme en France ou aux États-Unis ? Ou êtes-vous protégé par votre statut social, comme le suggère l’un des Africains de Paris à qui vous donnez la parole dans Le Sanglot de l’homme noir ?

Le racisme peut revêtir des formes plus subtiles lorsque vous avez un statut social « protégé », comme vous dites. L’acteur Denzel Washington et le Noir qui entretient un immeuble de centre-ville de Los Angeles ne subiront pas la même forme de racisme.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/191113/alain-mabanckou-larme-contre-le-cretinisme-raciste-cest-la-creation