A la SNCF, le racisme en toute impunité
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À la sûreté ferroviaire de Montpellier, des agents de l’entreprise publique envoient des SMS racistes, diffusent des chants néonazis dans les locaux, maltraitent des usagers d’origine maghrébine. Selon des documents internes que Mediapart s’est procurés, la direction de la SNCF le sait. Le reconnaît. Et laisse faire.
Pour la SNCF, le racisme n’est pas un problème. Selon deux rapports internes que Mediapart s’est procurés, l’entreprise publique a établi que des agents de la sécurité ferroviaire ont écrit un SMS raciste et diffusé des chants néonazis au sein de leur local dans une gare. Ils se comporteraient par ailleurs de façon discriminatoire et violente envers des usagers d’origine maghrébine. Mais la direction de la SNCF a choisi de ne pas sanctionner ces comportements que ses services ont eux-mêmes identifiés comme gravement contraires à l’éthique et susceptibles de poursuites pénales. Pire : le lanceur d’alerte, un agent discriminé, a, lui, fait l’objet d’un avertissement.
À plusieurs reprises, la SNCF a déjà démontré qu’elle tolérait très bien le racisme ordinaire (voir notre précédente enquête). Mais cette affaire pourrait prendre une tout autre ampleur.
À Montpellier, comme sur tout le territoire, la sécurité ferroviaire est assurée par la SUGE (sûreté générale), une police interne armée qui a pour mission de protéger les voyageurs et le personnel de l’entreprise. À Montpellier, on compte 25 agents. L’un d’entre eux, Kamel C., 36 ans, ressent un malaise dès son arrivée en juillet 2011. Le 7 décembre 2012, c’est l’incident de trop. Un agent envoie le SMS suivant à de nombreux collègues :
« Seine-Saint-Denis : cinq arabes se tuent au volant d’une C5 lors d’une course-poursuite. Le Mirail à Toulouse : un jeune arabe au volant d’une saxo force un barrage de police et se tue. Grenoble : trois maghrébins se tuent à bord d’une DS3 Racing volée.
MORALITE : vous n’imaginez pas tout ce que Citroën peut faire pour vous »
C’est Éric (le prénom a été modifié), l’un des destinataires du message, qui sonne l’alarme : « Je venais d’arriver à Montpellier en provenance de l’Alsace, où j’étais militaire. Et comme j’ai les cheveux ras, ils ont cru que j’étais de leur camp. Alors que j’étais ahuri de découvrir ce noyau de fachos. »
La direction de la Suge ne réagit pas. Kamel alerte donc Lucien Demol, déontologue de la zone Méditerranée, qui provoque une réunion sur place en février 2013, ayant pour thème « la discrimination sur le lieu de travail ». Y prennent part 22 agents et 8 dirigeants de toute la zone Méditerranée. Au cours de cette réunion, l’historique du service est retracé puis relaté dans son rapport, un « flash déontologique » à vocation interne que nous avons pu consulter.
Dans ses conclusions, sont établis « plusieurs actes de manquement à la déontologie et à connotation diffamatoire » au cours des deux dernières années. En voici quelques extraits dans l’ordre chronologique :
- « En octobre 2010, un agent découvre dans son vestiaire un DVD à tendance pornographique revêtant un caractère homophobe. »
- « En octobre 2011, une représentation phallique, créée au moyen d’un légume, est suspendue à la porte du DPX (NDLR : chef d’équipe) d’un site. »
- « Dans la même année, des tranches de saucisson sont déposées dans le casier d’un agent SUGE de confession musulmane. »
– En 2012, à plusieurs reprises, « des propos et des musiques » du groupe néonazi Légion 88 sont diffusés dans le bureau de la gare, avec, sur l’air de “la ballade des gens heureux”, le refrain suivant : « Je te propose une ratonnade, le massacre des sales rebeus. » (NDLR : arabes en verlan.)
– Fin 2012, enfin, le SMS évoqué plus haut : « une blague de mauvais goût vantant les bienfaits d’une extermination raciale » selon les mots du déontologue.
Au sein du groupe, personne ne prend le parti de Kamel à part Éric, qui sera dès lors lui aussi mis au ban : « Ils m’ont traité comme un traître. Et même lors de la réunion, hormis le déontologue, personne ne m’a épaulé parmi les hauts cadres de l’entreprise. » À Nîmes, une pétition est même affichée en soutien à l’auteur du SMS. « J’étais face à tous ces cons, dos au mur. J’ai encore du mal à l’exprimer aujourd’hui, mais j’ai failli faire des bêtises, raconte Éric, la voix tremblante. J’ai agi comme un humain normal, en pensant que la SNCF allait réagir. Ça a été tout le contraire. Sur place, la hiérarchie m’a pointé du doigt, m’a dit que je salissais le service. On a alerté en plus haut lieu. Mais la direction a préféré protéger ces gens qui ont des comportements antirépublicains. »
De son côté, Kamel est acculé : « À partir du SMS, Éric et moi avons été frappés d’ostracisme et on nous a diffamés. Quand je vois comment la SNCF communique sur sa charte de la déontologie et ce qui se passe sur le terrain… » Fin janvier, Kamel fait une crise d’angoisse. Il se rend aux urgences, et est hospitalisé un mois pour une cholécystite aiguë, puis arrêté jusqu’en juin. « Pour moi, c’est la double peine. Face à une certaine population (NDLR : issue de l’immigration), quand je dresse un procès-verbal, je suis considéré comme un traître. C’est déjà dur à vivre car je me considère juste comme français, je mets tout le monde sur un pied d’égalité, mais je ne suis pas vu comme ça. Et là, c’est encore bien plus grave : dans mon propre service, dans mon entreprise, on me traite d’une façon intolérable. »
Ce n’est pas tout. Lors de sa venue, le déontologue recueille d’autres témoignages dont il se fait l’écho dans son rapport : « Des confessions d’actes contraires à la loi nous ont été rapportées. Des violences physiques et verbales auraient été commises volontairement lors d’interpellations, à l’encontre d’une certaine catégorie d’individus et notamment de personnes de souche maghrébine (sic). »
Puis, Lucien Demol précise le climat au sein de la Suge de Montpellier : « Des propos diffamatoires sont propagés à l’encontre de ceux qui n’adhèrent pas à ces idées discriminatoires. Un harcèlement est perceptible laissant présager de graves conséquences sur la notion de camaraderie de groupe et sur l’état de santé des agents mis à l’écart. »
Le Défenseur des droits saisi
Dans son rapport, le déontologue Méditerranée rappelle tous les articles de loi qui pointent ces comportements comme a priori illégaux : l’article 225-1 du code pénal qui sanctionne toute discrimination de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Mais aussi la diffamation en raison de l’origine (article R624-3 du code pénal), les outrages contre les agents publics décrits dans le code des transports (passibles de six ans d’emprisonnement au vu des articles 433-5 et L2242-7). Ainsi que le guide déontologie de la Suge qui affirme que « l’éthique, l’intégrité, la morale, la déontologie sont les concepts de base de l’agent ».
Son enquête établit clairement le nom des agents à l’origine des actes discriminatoires, notamment l’auteur du SMS, un délégué syndical FO-First. Mais le déontologue pointe aussi la responsabilité des chefs qui n’ont pas réagi : « L’implication du manager doit être sans faille dans la lutte contre toutes les formes d’exclusions. (…) Sa recherche d’auteurs d’actes répréhensibles doit être permanente, et les sanctions appliquées à la hauteur de la gravité. »
En clair, il est temps d’agir. Mais que fait la direction de la Suge ? Rien. Que fait la direction de la SNCF ? Elle diligente une nouvelle enquête, menée cette fois par la direction nationale de l’éthique, que Mediapart s’est également procurée. Classée « Confidentiel SNCF », elle est adressée, comme indiqué sur le document, au président de la SNCF lui-même, Guillaume Pepy. Cette nouvelle synthèse confirme tous les éléments, et fait de nouveau référence, entre autres, à la diffusion de « vidéos nazies » et la mise à l’écart des « alerteurs ».
Dans ce document, la direction nationale de l’éthique estime que « la hiérarchie locale est trop conciliante avec les auteurs de ces écarts » : « Ni demande d’explication, ni entretien formel, et a fortiori, pas de sanction. Le chef d’agence se limite pour l’essentiel à des notes de service restant dans le flou et les généralités. »
Sauf pour Kamel. Alors qu’aucune procédure disciplinaire n’a été engagée contre les agents discriminants, Kamel, délégué CGT, reçoit un avertissement pour des absences prétendument injustifiées : il n’aurait pas fourni en temps et en heures le bon de délégation lui permettant d’assurer son travail syndical, ce qu’il conteste formellement.
Une fois, note la direction nationale de l’éthique, une sanction a bien été prise : fin novembre 2012, un agent de la Suge de Montpellier a porté des coups à un usager menotté. Mais elle a été minime en dépit des preuves fournies par la vidéosurveillance : quatre jours de mise à pied, ce qui illustre « une tradition de tolérance dont l’effet de dissuasion ou d’exemplarité pose question », analyse la direction de l’éthique. Et encore : le directeur national de la Suge proposait une mise à pied d’une journée seulement. Et le DRH régional un simple conseil de discipline, dont il n’avait pas engagé le processus.
Face à ce nouveau rapport accablant, la direction nationale de la SNCF ne bouge pas plus. Ni licenciement pour fautes répétées, ni avertissement, ni même un blâme. Pas le moindre signalement à la justice. Elle laisse faire alors même que la direction nationale de l’éthique préconise « des procédures disciplinaires systématiques en cas d’écart comportemental avéré », de « veiller à la proportionnalité des sanctions à la gravité des faits », de « veiller à l’application de ces instructions », et de « promouvoir un nouvel encadrement local ».
Sollicitée jeudi, la SNCF n’a pas répondu à notre simple question : pourquoi rien de tout cela n’a-t-il donc été mis en œuvre ? Selon nos informations, il ne s’agit pas, plusieurs mois après que la gravité des faits a été doublement confirmée, d’un simple délai lié à la lourdeur administrative de l’entreprise publique. Mais d’une vraie volonté de passer l’éponge.
Le Défenseur des droits, autorité indépendante chargée de veiller à la protection des droits et des libertés, nous a confirmé avoir été saisi de l’affaire. Il la prend visiblement très au sérieux puisqu’il prépare une vérification sur les lieux, qui devrait survenir dans le courant du mois. Il ne souhaite cependant pas commenter une affaire en cours d’instruction.
Mais selon nos informations, le Défenseur des droits a demandé à la SNCF des explications sur ces faits dès le mois d’avril. L’entreprise n’a pris la peine de répondre que sept mois plus tard, en novembre, en éludant complètement ses responsabilités. La SNCF explique que les agents plaignants n’ont subi aucun dommage dans leur déroulement de carrière – ce qui n’a jamais été le sujet.
Concernant le SMS, elle estime qu’il s’agit de la vie personnelle du salarié puisque le message aurait été envoyé depuis un téléphone personnel sur des téléphones personnels. La SNCF fait référence à un arrêt de la Cour de cassation du 26 janvier 2012 qui explique que « l’envoi par un salarié d’un courriel dénigrant son supérieur hiérarchique, de sa messagerie personnelle et en dehors du lieu et du temps de travail, à l’adresse électronique personnelle d’un collègue de travail, ce qui confère à ce message un caractère purement privé, ne constitue pas un manquement à son obligation de loyauté envers son employeur ».
Une jurisprudence sans grand rapport donc avec la situation de Montpellier. Comme n’a d’ailleurs pas manqué de le souligner la direction nationale de l’éthique de la SNCF qui, dans son rapport confidentiel, évoque à propos de cet arrêt une « fausse piste juridique » puisque « une décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19/10/11 affirme que des échanges entre collègues ne relèvent pas de la vie personnelle ». Pour sauver son image, la SNCF semble dès lors privée d’arguments : ses propres services l’ont alertée sur leur absence de pertinence.
Elle ne pourra pas non plus faire croire qu’elle est prise de court : la Suge, une sorte d’État dans l’État au sein de la SNCF, n’en est pas à son premier dérapage. Nous avons ainsi déjà raconté comment Alain Ngamukol, noir de peau, embauché en 2005 à la Suge de Goussainville, avait dû subir le racisme prétendument humoristique de ses collègues : « Cela te fait quelle sensation de marcher avec des chaussures ? Si elles te gênent pour courir, n’hésite pas, tu les enlèves. » Ou : « Alors, ça te fait quoi de voir la neige pour la première fois ? » En avril 2011, la SNCF a été condamnée en appel à lui verser 8 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral. Mais là non plus, la SNCF n’avait pas sanctionné les agents fautifs.
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