Le plan Sapin affole l’inspection du travail

Mediapart.fr

13 janvier 2014 | Par Rachida El Azzouzi

Malaise dans les sections de l’inspection du travail. Le « plan Sapin », vaste projet de réforme des services, qui sera débattu à la fin du mois au Parlement, ne passe pas dans les rangs d’une majorité des agents et des syndicats. Explications.« Alerte, vigilance, combat », « Casse de l’inspection du travail : le Medef en rêvait, le PS l’a fait », « La gauche peut être pire que la droite », « Non aux fourberies de Sapin »… Les relations entre les agents de l’inspection du travail et leur ministre de tutelle Michel Sapin ne s’améliorent pas. Dans les sections mais aussi sur la page facebook « Contre la casse de l’inspection », les tracts des syndicats se suivent et s’accumulent depuis des mois pour dénoncer le vaste projet de réforme du système d’inspection que le ministre du travail a lancé à son arrivée en 2012 pour « plus d’efficacité et de cohérence ». Avec toujours le même ton virulent.

Après deux ans d’un dialogue social rythmé par des grèves et des manifestations mais aussi les séminaires et les groupes de travail avec les syndicats (bien que tout semblait déjà plié selon une note interne dévoilée par la CGT Gironde en février dernier), le projet de loi tant décrié – que l’on peut consulter ici – sera présenté en conseil des ministres ce 22 janvier, puis débattu au Parlement la semaine suivante pour une entrée en vigueur dès le printemps 2014. Le calendrier est serré pour les syndicats les plus hostiles au projet (CGT, Sud, SNU, FO et CNT) qui l’estiment « dangereux » car « il porte atteinte à l’indépendance des agents et diminue les effectifs de contrôle pour renforcer la ligne hiérarchique ».

Michel Sapin
Michel Sapin © reuters

Ils espèrent parvenir à sensibiliser dans la dernière ligne droite des parlementaires contre cette réforme dite du « ministère fort » qu’ils ont rebaptisée réforme du « ministère mort ». Passée inaperçue dans le brouhaha médiatique, ce chamboulement inédit de l’organisation territoriale du corps de l’inspection du travail ainsi que de ses pouvoirs – derrière lequel se cache Jean-Denis Combrexelle, l’inamovible directeur général du travail sous la droite en poste depuis 2002 –, est « une mise à mort de l’inspection du travail française », accusent les syndicats. Ils organisent, à la veille de l’examen du texte devant l’assemblée, un grand meeting à la bourse du travail à Paris le lundi 27 janvier pour « alerter sur la casse » de ce qui constitue l’un des derniers remparts des salariés face au rouleau compresseur patronal.

Dissimulé dans le volumineux et complexe projet de loi relatif à la formation professionnelle, l’emploi et la démocratie sociale, qui prévoit également la suppression des élections prud’homales (lire ici notre article) et que le gouvernement veut voir voté au plus vite avant la trêve parlementaire de fin février en raison des municipales, le « plan Sapin » est massivement rejeté en interne. « Nous réclamions une réforme, de nouveaux moyens, de nouveaux effectifs, mais pas une mise à mort que même la droite n’aurait pas osé faire », confie un inspecteur du travail francilien « écœuré » qui espérait un doublement des effectifs tant les sections sont à flux tendu. La France ne compte encore qu’un inspecteur ou contrôleur du travail pour 10 000 salariés, un ratio fort médiocre qui laisse plusieurs longueurs d’avance aux délinquants en col blanc dans les entreprises…

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Pas une seule des organisations syndicales de l’inspection du travail n’a voté pour cette réforme lors du comité technique ministériel. La CFDT (17 %) et l’UNSA (14 %), qui représentent un tiers des agents, se sont abstenues. Les autres qui représentent deux tiers du personnel (CGT, FSU, SUD, FO, CNT, CFTC) ont voté contre. Non pas que la majorité des 700 inspecteurs et 1 500 contrôleurs du travail soient « rétifs  »au changement, c’est maintenant » », « corporatistes », comme le ministère peut les décrire, s’insurge Pierre Meriaux, délégué syndical SNU-TEFE-FSU. Mais parce que derrière le bel habillage – « renforcer les pouvoirs de l’inspection » –, et sous couvert d’une revalorisation de certains métiers et de quelques avancées, les syndicats voient dans cette réforme plusieurs attaques dangereuses à l’institution et à la fonction d’inspecteur du travail ainsi qu’une désorganisation du travail « pathogène, lourde de souffrance au travail ». « Des attaques jamais vues », disent-ils, depuis la création de cette institution il y a 121 ans – au départ pour protéger les femmes et les enfants avant de devenir un élément fondamental de la protection des salariés.

« On a tous expérimenté des pressions patronales sur des dossiers sensibles »

Plusieurs points de ce projet qui entend faire passer sans concours, mais selon un tri, 1 500 contrôleurs (agent catégorie B aux pouvoirs limités) en inspecteurs (agent catégorie A aux pouvoirs étendus) pour ne faire plus qu’un seul corps, une vieille antienne, les inquiètent. Certaines de leurs craintes ont été confirmées par le CNIT, les “sages” de l’Inspection du travail (comme ici ou là) qui ont demandé au ministère de revoir sa copie. Notamment le coup qui pourrait être porté à l’indépendance des contrôleurs et inspecteurs. Garantie par la convention 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT), elle place ces deux corps de la fonction publique accessibles uniquement par concours à l’abri « de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue ».

Or la disparition des sections au profit d’unités de contrôles de 8 à 12 agents encadrés par un DUC dans la novlangue du ministère, un supérieur hiérarchique, qui, nouveauté, aurait lui aussi des pouvoirs de contrôle dans les entreprises, pourrait menacer leur indépendance et signer la fin de leur autonomie. « Jusque-là, explique Yann Dufour, membre du bureau national de la section “travail” de la CGT, une section (un inspecteur, deux contrôleurs, deux secrétaires intervenant en toute indépendance, dans un secteur géographique délimité) s’organisait comme elle le voulait, selon les opportunités, les urgences et les demandes des salariés, sans supérieur hiérarchique au-dessus d’elle ».

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Avec la nouvelle réforme qui coupe les agents des usagers en accentuant la programmation de leur activité en amont, c’est fini. « Les missions seront définies par le haut, par les exigences de la hiérarchie qui dictera  »quand il faut y aller”, avec le risque d’une inspection affaiblie dans la lutte contre les abus des employeurs, poursuit Yann Dufour. On a tous expérimenté des pressions patronales sur des dossiers sensibles au travers de notre hiérarchie partagée entre l’accompagnement et le contrôle des entreprises. Elle est là pour promouvoir la politique de l’emploi du gouvernement, vendre les emplois d’avenir, les contrats de génération. En temps de crise, de chômage et de licenciements massifs, elle préfère parfois fermer les yeux sur une infraction au code du travail pour ne pas se mettre à dos des patrons qui répliqueraient par du chantage à l’emploi. »

Pierre Meriaux du SNU-TEFE-FSU va plus loin, comparant le sort réservé par la gauche aux inspecteurs du travail à celui des juges d’instruction sous la droite : « Sarkozy a tenté de flinguer les juges d’instruction trop indépendants et il n’y est pas arrivé. Hollande va dézinguer les inspecteurs du travail pour les mêmes motifs, pour répondre aux demandes du patronat car il est devenu le président des entreprises, et il va réussir sans que personne s’alarme de ce nouveau recul social. » Conscient lui aussi, en trente ans d’inspection qu’en temps de chômage record, priorité est donnée par la hiérarchie à l’emploi plutôt qu’au contrôle de la bonne application du droit du travail.

Au ministère, ces craintes prêtent à sourire. « Le risque d’une perte d’indépendance est un élément fantasmatique. On est dans le délire. La convention de l’OIT sera respectée. Le DUC n’a qu’un rôle d’animateur pour que les agents jouent plus collectif. Il y a 750 sections actuellement en France et personne au-dessus d’elles n’assure leur coordination. Ce n’était pas efficace. »

On pointe aussi une frange de la corporation, « militante du statu quo qui n’aime pas le changement, plus attaché à son autonomie, son fonctionnement de profession libérale qu’à son indépendance ». Avant de vanter au contraire cette réforme du « ministère fort » qui « va révolutionner enfin l’inspection du travail française, fondre en un seul corps contrôleurs et inspecteurs, l’un des rares pays d’Europe en retard, et faire face aux enjeux d’un monde du travail qui s’est complexifié ». Une réforme acceptée « par la moitié des agents », tient-on à préciser, « en particulier, par les jeunes générations », ce que contestent les syndicats.

Des nouveaux pouvoirs ou des pouvoirs conformes aux exigences du patronat ?

Autre inquiétude des agents et des syndicats de l’inspection du travail : l’inexorable dépénalisation du droit du travail qui a cours en France, en raison de l’obsession du patronat d’échapper aux bancs des délinquants des tribunaux correctionnels, et ne plus voir le nom d’une entreprise affichée dans les journaux. À l’heure actuelle, les inspecteurs qui constatent des infractions ne peuvent que recourir à la voie pénale. Or, la moitié des procédures sont classées sans suite et celles qui aboutissent requièrent en moyenne deux ans. Le ministère souhaite donc que les agents puissent aussi imposer des sanctions administratives et financières plus immédiates. Il envisage également de recourir aux ordonnances pénales (procédures sans audience avec un juge au lieu de trois) pour accélérer les procédures. Sur le papier, c’est plutôt une avancée, gage de rapidité quand les tribunaux sont engorgés.

Mais plus que des nouveaux pouvoirs, les opposants à la réforme voient là « des pouvoirs conformes à la volonté du patronat », « une forme de nouveau cadeau de François Hollande au Medef en toute discrétion » après l’accord sur la flexibilisation du marché du travail il y a un an ou la suppression des prud’hommes à venir. Aujourd’hui, les agents de contrôle peuvent demander directement à l’employeur de régulariser des situations d’infractions (paiement d’heures supplémentaires, mise en conformité d’équipements de travail, etc.). Ils peuvent également, s’ils le jugent utile et efficace, relever les infractions constatées par voie de procès-verbal, les adresser au procureur de la République, qui va choisir s’il poursuit les auteurs des infractions considérées ou pas.

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« Demain, l’autorité administrative, c’est-à-dire le directeur régional du travail, qui n’a rien d’indépendant, pourra transiger avec les contrevenants pour des contraventions et délits punis d’une peine d’emprisonnement inférieure à un an – ce qui constitue une énorme part des peines prévues en cas d’infractions. Cela signifie, très concrètement, que le directeur régional proposera aux employeurs une amende transactionnelle pour régler le litige : pas de passage en correctionnelle pour le patron délinquant ! » s’alarme Benoît Verrier, inspecteur du travail et syndicaliste Sud.

Une accusation que le ministère réfute en bloc : « Le régime des sanctions ne change pas. Les agents continueront à signaler au procureur les infractions qui relèvent du pénal. Ce dernier donnera suite ou pas. Mais plutôt qu’un classement sans suite, nous préférons une sanction financière. » « Il vaut mieux une sanction six mois après les faits que trois ans. Cela n’a pas de sens. Notre organisation ne tenait plus. Il fallait une révolution », abonde un directeur régional du travail sous couvert d’anonymat.

Sur son blog (ici et), Gérard Filoche, membre du bureau national du parti socialiste, et ancien inspecteur du travail – qui a marqué les esprits en avril dernier avec ses larmes de colère après les aveux de Jérôme Cahuzac et la signature de l’accord sur l’emploi “flexibilisant” un peu plus les salariés –, partage les mêmes craintes que la majorité du corps de l’inspection. Il voit dans cette réforme « la mort d’un métier, d’une institution, une cassure historique ». « C’est triste, écrit-il, de voir tant de compétences, d’expérience du droit du travail et des entreprises, bafouées et méprisées de la sorte. Et par un ministre de gauche que toute l’inspection attendait. C’est aussi la fin de la défense du droit du travail pour des millions de salariés. C’est pour cela que les agents sont médusés et dans une colère noire. »

Au moment même où le monde du travail va de plus en plus mal, où salariés et syndicalistes ont besoin de ces garants du code du travail honnis des patrons dans les entreprises, le plan Sapin vient accentuer le malaise et le mal-être qui règnent dans les services. Malmenés par la RGPP (la réforme générale des politiques publiques), puis la MAP, « la RGPP de gauche », essorés par l’avènement du « faire mieux avec moins », la pression des chiffres, impuissants devant le démantèlement du code du travail depuis trente ans, dont le dernier grand coup fut porté avec l’accord sur l’emploi il y a un an, les agents du ministère du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle sont à cran.

Sous pression, ils alertent régulièrement sur leurs conditions de travail qui ne cessent de se dégrader au fil des années faute de moyens suffisants, d’effectifs, de pouvoirs. « Le suicide de deux de nos agents, Luc Béal-Rainaldy et Romain Lecoustre (reconnus accident du travail), en 2011 et 2012 est encore dans toutes les têtes. Cette nouvelle réorganisation pathogène ne peut qu’engendrer ce type de drames, des dépressions, des suicides tout en détruisant un service public de proximité important pour les salariés, les précaires », lâche une inspectrice sous couvert d’anonymat.

Elle craint d’être désormais « cantonnée par sa hiérarchie à l’emploi, l’hygiène et la sécurité, qu’on lui demande de laisser de côté les salaires, les conventions collectives, la protection des délégués, la durée du travail, tout ce qui fait le quotidien de l’exploitation des salariés ». Et comme nombre de ses pairs de la fonction publique, acquis à la gauche, elle regrette amèrement d’avoir voté François Hollande aux deux tours : « Ce n’est pas le président des salariés mais des patrons. »

Une désillusion criante dans les services de l’inspection du travail, où la promotion du jour de l’an de la Légion d’honneur (à retrouver ici) de Michel Sapin n’est pas passée inaperçue. Aucun syndicaliste, seuls des hauts gradés de l’administration, des DRH ou des chefs d’entreprise, ont été promus. « On ne s’attendait pas à y retrouver Xavier Mathieu, le leader des Continental, mais quand même, pour une promo de ministre de gauche ! » se désole un vieux routier de l’inspection et du syndicalisme, qui voit là « une nouvelle preuve du virage pro-patronal » du gouvernement socialiste.

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