Grand marché transatlantique : les tergiversations du Parti socialiste
Le monde diplomatique
Le 19 mai 2014 débutait le cinquième round de négociations entre Washington et Bruxelles autour du Grand marché transatlantique (GMT). A la veille des élections européennes du 25 mai, ce projet d’accord de libre-échange cristallise le rejet d’une Union européenne toujours plus éloignée des populations. Dans son édition de juin, « Le Monde diplomatique » consacrera tout un dossier au GMT : sa genèse (des racines idéologiques aux ambitions géopolitiques), les menaces qu’il représente sur la vie quotidienne (affaiblissements des normes sanitaires et sociales), les conséquences possibles de l’instauration d’un dispositif permettant aux entreprises de poursuivre les Etats en justice, les moyens à mobiliser pour faire échouer cet accord… Car la contestation gronde depuis quelques mois, et place le Parti socialiste (PS) dans une position de plus en plus inconfortable.
« Nous avons tout à gagner à aller vite, lâchait le président François Hollande lors d’une conférence de presse à Washington, le 11 février 2014. Sinon, nous savons bien qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. »
La volonté d’accélérer les négociations en vue de créer la plus vaste zone de libre-échange du monde peut surprendre, a fortiori quelques mois après le scandale provoqué par les révélations sur l’espionnage des locaux de l’Union européenne par la National Security Agency (NSA) américaine. La sortie du chef de l’Etat français a en tout cas laissé perplexe l’Union pour un mouvement populaire (UMP) au Parlement européen. « Est-ce la chaleur du banquet officiel qui a inspiré à François Hollande cette stratégie de la précipitation ? Elle nous semble à tout le moins prématurée et peu judicieuse », commente l’eurodéputée Constance Le Grip dans un communiqué. L’emballement de M. Hollande va même à contre-courant de l’évolution du commissaire européen au commerce, pourtant très libéral. Face aux inquiétudes soulevées par le projet d’accord et notamment la procédure de règlement des différends entre Etats et investisseurs, M. Karel De Gucht a lancé une consultation publique en mars.
Sans doute est-il temps de cesser de s’étonner chaque fois que M. Hollande double l’UMP et la Commission sur leur droite. Le président n’est-il pas le fils spirituel de M. Jacques Delors, le ministre de l’économie qui a convaincu François Mitterrand de prendre le tournant de la rigueur en 1983 ? Après avoir défendu en France l’orthodoxie budgétaire, la désinflation salariale et la dérégulation financière, M. Delors a consacré son énergie, en tant que président de la Commission européenne (1985-1995), à éradiquer les obstacles limitant la libre circulation des biens, des services et des capitaux pour faire advenir un grand « marché intérieur » européen, en 1986. Ce processus de libéralisation a véritablement déployé tous ses effets de mise en concurrence des travailleurs, des fiscalités et des protections sociales au cours des décennies suivantes. D’une part, en 1994, l’Accord général sur le commerce et les tarifs (GATT) a été transformé en Organisation mondiale du commerce (OMC) afin d’accélérer la mondialisation ; de l’autre, en 2004, l’Union européenne s’est élargie pour inclure les anciens pays communistes.
Les socialistes ont longtemps eu foi dans la déréglementation du commerce comme un jeu à somme positive. M. Pascal Lamy, bras droit de M. Delors au ministère de l’économie au moment du tournant de la rigueur, a inauguré en 1999 son mandat de commissaire européen au commerce en réclamant qu’on lève l’interdiction d’importer des Etats-Unis des semences génétiquement modifiées. Peu après son entrée en fonction, ce proche de M. Hollande déclarait devant l’assemblée du Transatlantic Business Dialogue (TABD), le puissant lobby d’affaires qui porte depuis de longues années le projet de grand marché transatlantique (GMT) : « La nouvelle Commission soutiendra [les propositions du TABD] de la même manière que la précédente. Nous ferons ce que nous avons à faire d’autant plus facilement que, de votre côté, vous nous indiquerez vos priorités (1). »
Mais si, en 2003, M. Lamy pouvait encore déclarer sérieusement que l’« ouverture des échanges » allait « dans le sens du progrès de l’humanité (2) », l’intensification de la désindustrialisation et la montée du chômage depuis la crise de 2008 ont considérablement décrédibilisé les célébrations de la mondialisation heureuse. Il n’est plus si facile pour les socialistes que nous avons rencontrés en avril 2014 (3) de défendre le principe d’un nouveau partenariat commercial.
Si une bonne partie d’entre eux assument un certain goût pour « l’entreprise » (terme dont le blog Tout va bien s’amuse à relever l’avalanche d’occurrences dans les discours socialistes), ils semblent moins sûrs d’eux quand il s’agit de vanter les mérites du GMT. Lorsqu’il a fallu se prononcer, le 23 mai 2013, sur le mandat de négociation confié à la Commission européenne, huit des onze eurodéputés socialistes français présents ont finalement opté pour l’abstention. Trois ont voté contre.
Même le député Thierry Mandon, pourtant à l’aise avec le discours pro-entreprises du gouvernement, se dit « a priori méfiant » : « Le discours sur la libéralisation des échanges facteur de croissance et d’emploi appartient plus aux années 1990 que 2000 », estime-t-il. M. Mandon défendait pourtant récemment un retour partiel à la défiscalisation des heures supplémentaires. L’aile gauche du Parti socialiste (PS) reste quant à elle ouvertement hostile à la poursuite des négociations. En juin 2013, la motion « Un monde d’avance » a déposé avec « Maintenant la gauche » un amendement au texte de la convention nationale exigeant leur suspension.
Rue de Solférino, au siège du PS, la direction du parti semble elle aussi avoir pris conscience des limites du mantra libre-échangiste. Depuis 2010, elle a commencé à rectifier le tir, au moins formellement. L’opération consiste à reconnaître que le libre-échange n’est pas la panacée, et qu’il faut lui substituer un autre idéal : le « juste échange ». La formule empruntée au souverainiste Philippe de Villiers et défendu par le député européen Henri Weber, trouve sa définition dans le texte de la Convention du PS de 2010 comme une voie intermédiaire entre le « libre-échange intégral » et le « protectionnisme autarcique » (4). Il s’agirait d’intégrer dans les traités commerciaux internationaux des normes sanitaires, environnementales, sociales et culturelles. Et, pour les marchandises qui ne respectent pas ces normes, des droits de douane — baptisés « écluses tarifaires » — devraient s’appliquer.
L’idée du juste échange figure dans le programme du candidat Hollande à partir de décembre 2011. Désormais, le GMT est supposé l’incarner. Le ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, M. Arnaud Montebourg, qui avait bâti sa campagne pour les primaires du PS, en 2011, autour du thème de la « démondialisation », prétend ainsi que le traité transatlantique représente un « rétrécissement de la mondialisation (5) ». L’argument : « Qu’est-ce que la mondialisation ? C’est tout le monde en concurrence avec tout le monde. En revanche, quand vous négociez un accord bilatéral, vous pouvez défendre vos intérêts. »
Au cas où, contre toute attente, l’accord final ne correspondait pas à leurs critères vertueux, les défenseurs du juste échange se montreraient intransigeants. « Si l’harmonisation des normes se fait par le bas, si on nous demande de nous aligner sur les Etats-Unis pour les préférences collectives, alors les socialistes du Parlement européen le rejetteront, comme ils l’ont fait pour l’ACTA (6) en 2012, ainsi que leurs chefs d’Etat, au Conseil », assure M. Weber.
C’est peut-être sans compter la pression à laquelle le gouvernement soumet les députés lorsqu’il tient à faire passer une loi. « Lors de la résolution sur le budget pluriannuel de l’Union, par exemple, Harlem Désir [alors premier secrétaire du parti] a appelé chaque député PS et lui a dit : “Le président te demande de voter pour ce budget” », se souvient l’eurodéputé socialiste Liêm Hoang Gnoc.
Sans vouloir casser le suspense, on peut se permettre de douter que la Commission, institution dont la mission première est de veiller à la « concurrence libre et non faussée », accepte de mettre en place des « écluses tarifaires ». Pour mesurer son souci du juste échange, il suffit de voir sa réaction lorsque la France a obtenu que l’audiovisuel soit exclu du mandat de négociation. Son président, M. José Manuel Barroso, a qualifié la position française de « réactionnaire (7) », tandis que M. De Gucht a fait savoir que cette exclusion était « provisoire (8) »…
Laura Raim est l’auteure, avec Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger et Béatrice Mathieu, de Casser l’euro… pour sauver l’Europe, Les liens qui libèrent, Paris, 2014.
(1) Cité par Raoul Marc Jennar, Europe, la trahison des élites, Fayard, Paris, 2004.
(2) Débat avec José Bové, Le Nouvel Observateur, 4 septembre 2003.
(3) Thierry Mandon, Valérie Rabault, Seybah Dagoma, Pervenche Berès, Liêm Hoang Ngoc, Daniel Raoul et Henri Weber.
(4) Texte de la Convention nationale « Pour une nouvelle donne internationale et européenne » (PDF), adopté à l’unanimité le 9 octobre 2010.
(5) France Inter, 18 février 2014.
(6) Lire Florent Latrive, « Traité secret sur l’immatériel », Le Monde diplomatique, mars 2010.
(7) Entretien recueilli par l’International New York Times, Neuilly-sur-Seine, 17 juin 2013.
(8) Interview dans l’émission« Internationales » de RFI, TV5 et Le Monde, 16 juin 2013.
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