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Monsieur le président de la République, dans la semi-discrétion des fêtes traditionnelles, se prépare, en votre nom, une exécution capitale.

Le délégué régional aquitaine  s’insurge contre le coup de force fiscal insensé du gouvernement actuel qui risquerait de supprimer du paysage journalistique une des voix les plus indépendantes de tous les pouvoirs, il appelle toutes les sections et tous ses membres à envoyer des mails de soutien à Médiapart, à signer toutes les pétitions de soutien destinées à ce journal unique, tant par le sérieux de ses enquêtes que par son moyen de diffusion original, et à soutenir une des voix essentielle pour l’expression démocratique : celle du journalisme rigoureusement indépendant.
Jean-Marie Lelièvre
Délégué Régional Aquitaine
0641894122
ldh-aquit-dr@orange

Mediapart.fr

27 décembre 2013 | Par Michel Broué

Le mathématicien Michel Broué, président de la Société des amis de Mediapart, lance un cri d’alarme face aux conséquences désastreuses des contrôles fiscaux visant la presse en ligne, et particulièrement Mediapart. Dans une adresse au président de la République, il écrit : « Une exécution capitale se prépare, celle de Mediapart. En votre nom, car cela se fait avec les moyens de l’État. »

Monsieur le président de la République, en cette fin d’année, dans la semi-discrétion des fêtes traditionnelles, se prépare, en votre nom, une exécution capitale.

En votre nom, car cela se fait avec les moyens de l’État, et au nom de la loi de la République.

L’exécution capitale, c’est celle de Mediapart.

Comment se prépare ce très mauvais coup ? Eh bien, en contradiction frontale avec les annonces répétées et les moratoires de fait qui les accompagnaient, la haute administration de Bercy vient de décider d’appliquer à Mediapart un taux de TVA exorbitant, aussi arbitraire que discriminatoire : 19,6 % soit neuf fois celui de 2,1 % appliqué à la presse… Mais qu’est-ce donc que Mediapart sinon de la presse ? Elle y ajoute, en guise de coup de grâce, des pénalités de 40 %, sans compter des intérêts de 4,8 % par an. Un calcul simple montre que Mediapart ne résistera pas à ce bombardement fiscal.

L’alignement de Mediapart sur le taux de la presse (2,1 %) est en pleine conformité avec le droit et les traités européens, les principes constitutionnels, le principe d’égalité, et la mission d’informer. Considérer Mediapart pour ce qu’il est, une entreprise de presse, n’est pas contre la loi et est conforme au droit. Le taux de 2,1 % pour toute la presse est un impératif démocratique et il n’existe nulle raison en droit pour discriminer la presse en ligne, bien au contraire. Mediapart se place aujourd’hui sous la triple protection de la Constitution de la République française, de la Charte européenne des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette violence entreprise contre Mediapart est aussi une violence contre le droit.

Monsieur le Président, Mediapart a révélé beaucoup de scandales, de comportements répréhensibles, de passe-droits, de tricheries. On peut comprendre que ceci suscite des volontés de vengeance. Mais on ne peut pas admettre, et le chef de l’État moins que quiconque, que l’on se serve de l’appareil de l’État pour accomplir cette vengeance. Le chef de l’État doit protéger les citoyens, et donc la presse libre, contre ce genre de pratiques. Un an après les révélations sur l’affaire Cahuzac, Monsieur le président de la République, allez-vous laisser l’administration de Bercy tuer le journal qui a défendu la morale de la République ? Et violenter le droit ?

Parce que c’est l’intérêt de la démocratie que d’avoir une presse qui respire, une presse qui ne peut être achetée que par ses lecteurs, nous sommes nombreux et variés à avoir, il y a cinq ans, pris qui sur son livret A, qui sur son portefeuille, qui sur ses économies, de quoi constituer la Société des amis de Mediapart, et nous sommes fiers de jouer ainsi un rôle dans l’indépendance de Mediapart. Aucun d’entre nous ne peut accepter qu’un tel mauvais coup ait été préparé, puis activé au nom de l’État, et aucun d’entre nous ne peut croire que vous laisserez sans réagir, sans vous y opposer, ce piège se refermer sur Mediapart.

Et quelle honte ce serait pour notre démocratie, monsieur le Président, alors que de nombreux pays ont observé, loué, voire primé l’action de Mediapart ! Quelle stupidité aussi, si vous me permettez ! À l’ère de la révolution numérique et de l’inéluctable crise de la presse papier, la France étranglerait une des rares entreprises de presse qui ne sont aidées par personne, qui font leur travail de presse indépendante sans soutien public ni publicitaire, et qui savent utiliser au profit de l’information et de la démocratie les outils extraordinaires et délicats de l’Internet !

En avril 2002, peut-être vous en souvenez-vous, j’ai publié dans Le Monde, quelques jours avant un premier tour fatal, un article qui s’est révélé prémonitoire. Il s’intitulait : « À nos amis de gauche qui sont devenus fous. » Peut-être aurais-je pu intituler l’adresse que je vous fais aujourd’hui : « Au gouvernement de gauche qui semble devenu fou » ?

Monsieur le Président, vous êtes le chef de l’État. Ce qui s’organise, et à marche forcée, sous les ordres de la haute administration de Bercy, se fait sous votre autorité. Nous ne pensons pas que vous fassiez faire. Mais vous ne pouvez pas non plus laisser faire. Vous ne pouvez pas être le chef d’un État qui étouffe la presse libre. Ce serait le cauchemar de la gauche.

Vous êtes, par votre fonction, l’instance supérieure de l’État. Cela implique d’en être l’instance morale : vous êtes garant du bon fonctionnement et de l’impartialité de notre administration. Cela signifie que vous ne pouvez tolérer de mauvais coups portés en fin de compte à la démocratie, même et surtout s’ils sont déguisés en application de la loi – loi par ailleurs frappée d’obsolescence et contrevenant non seulement au droit européen mais aux principes constitutionnels.

Vous êtes, monsieur le Président, le garant de l’impartialité, du droit, de la justice, de l’égalité. Je suis sûr que vous les garantirez. Monsieur le Président, faites vite.

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La boîte noire :Professeur à l’université Paris-Diderot, mathématicien de renommée internationale (lire ici et ), Michel Broué est président de la Société des amis de Mediapart depuis sa création, au lancement de notre journal et de son entreprise en 2008.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/271213/monsieur-le-president-une-execution-se-prepare

Smic et TVA : les détestables étrennes de François Hollande

Mediapart

16 décembre 2013
– Mediapart.fr

 

Au 1er janvier, la TVA sera relevée et le Smic ne bénéficiera d’aucun « coup de pouce ». Les promesses de Hollande tombent aux oubliettes. Parti pris contre une politique qui aggrave les fractures sociales.

Les quelque 3 millions de salariés français qui sont payés au Smic et qui ont cru aux promesses de François Hollande pendant la campagne présidentielle en sont pour leurs frais : il n’y aura pas de « coup de pouce » le 1er janvier prochain en faveur du salaire minimum. Bien que le pouvoir d’achat soit en chute libre dans des proportions sans précédent depuis 1984, et que la hausse de la TVA qui entrera en vigueur en début d’année ponctionnera encore davantage les revenus des ménages, ainsi en a décidé le gouvernement. Ces deux mesures qui prendront effet le même jour – le veto à tout coup de pouce en faveur du Smic et le relèvement de la TVA –  fonctionnent comme des indices lourds et concordants. Les indices que le gouvernement est en vérité assez indifférent aux souffrances sociales qui traversent le pays.

Pour la TVA, l’affaire est bouclée depuis longtemps. François Hollande, après avoir vivement dénoncé durant la campagne présidentielle le « choc de compétitivité » en faveur des entreprises mis en chantier par Nicolas Sarkozy, ainsi que la hausse de la TVA décidée pour le financer, a radicalement tourné casaque. Violant toutes ses promesses de campagne, le chef de l’État a finalement décidé d’accorder 20 milliards d’euros aux entreprises sous la forme de crédit d’impôt, sans contrepartie ni condition. Et toujours pour financer la mesure, François Hollande a décidé de faire l’exact contraire de ce qu’il avait promis, en relevant massivement la TVA de 8 milliards d’euros, à compter du 1er janvier 2014.

On aurait pu penser, dans un contexte d’effondrement du pouvoir d’achat que la hausse de la TVA va accentuer, que le gouvernement ferait au moins un petit geste à l’occasion de la revalorisation du Smic, intervenant ce même 1er janvier. Un petit geste, pour amortir un tout petit peu la ponction sur les revenus que va constituer cet immense cadeau fait aux entreprises. Car, chaque 1er janvier, la loi offre au gouvernement la faculté d’aller au-delà de le revalorisation automatiques obligatoire, qui est indexée sur l’inflation et la moitié du pouvoir d’achat ouvrier. Et c’est cette faculté d’aller au-delà du minimum légal que l’on appelle le « coup de pouce ».

Et pourtant non ! À l’occasion de la tenue, ce lundi 16 décembre, de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), qui a réuni syndicats et patronat autour du ministre du travail, Michel Sapin, ce dernier a confirmé que le gouvernement s’en tiendrait à la revalorisation automatique prévue par la loi, sans donner de « coup de pouce » complémentaire. En clair, le salaire minimum passera de 9,43 à seulement 9,53 euros brut de l’heure, au 1er janvier prochain, ce qui portera à 1 445,38 euros le salaire brut mensuel – au lieu de 1 430,22 – pour les salariés aux 35 heures.

Avec la TVA et le Smic, ce sont de détestables étrennes que François Hollande va offrir aux Français à l’occasion du 1er janvier 2014. D’autant plus détestables que, dans le cas du Smic, le chef de l’État confirme une nouvelle fois que sa doctrine économique, c’est dans la boîte à outils des néolibéraux qu’il va la puiser. Que l’on se souvienne ! C’est dans le courant des années 1990 qu’une ribambelle d’experts commencent à partir à l’assaut du Smic. Pour le compte de l’ex-Fondation Saint-Simon, Denis Olivennes, à l’époque haut fonctionnaire, devenu depuis le patron du pôle médias du groupe Lagardère, écrit ainsi en février 1994 une note qui fait grand bruit. Intitulée « La préférence française pour le chômage », et publiée peu après par la revue Le Débat (1994, n° 82), elle défend la thèse très libérale selon laquelle des salaires trop élevés en France ont contribué à pousser le chômage à la hausse. La démonstration est en vérité très contestable, car depuis le tournant de la « rigueur » des années 1982-1983, c’est à l’inverse la « désindexation compétitive » (en clair, la rigueur salariale) qui est l’alpha et l’oméga des politiques économiques conduites par la droite et par la gauche.

Il n’empêche. Au sein de la deuxième gauche, la note fait sensation. Mais tout autant à droite, notamment dans les rangs des partisans d’Édouard Balladur. À l’époque, ce dernier prépare sa rupture avec Jacques Chirac et veut commencer à dessiner ce que pourrait être son programme de candidat à l’élection présidentielle. Pour cela, il a l’idée d’utiliser un ami… Alain Minc : il le nomme à la présidence d’une commission qui, sous l’égide du commissariat général du plan, est chargée d’élaborer un rapport sur « La France de l’an 2000 ».

Pour Alain Minc, qui devient à quelques mois de l’élection présidentielle de 1995 président du conseil de surveillance du Monde, l’offre ne peut mieux tomber. À la tête du plus prestigieux des quotidiens français qu’il va pouvoir instrumentaliser à sa guise ; en position, au travers d’AM Conseil, de conseiller une bonne partie des patrons du CAC 40 ; et maintenant à la tête de la commission chargée d’élaborer le programme de celui des hommes politiques qui est donné favori à l’élection présidentielle : c’est pour lui la consécration. À la tête de cette commission du Plan, il se jette dans la campagne présidentielle.

Minc et Olivennes pour précurseurs

Et de qui s’inspire-t-il pour conduire les travaux de sa commission ? On l’aura deviné : de Denis Olivennes ! Faisant sienne la thèse de la note de la Fondation, le rapport de Minc recommande une politique de rigueur accentuée : « La société française a fait, consciemment ou non, le choix du chômage […] La Commission pense que le coût salarial par tête […] doit augmenter moins vite que la productivité. » Et d’ajouter, au sujet du Smic : « La Commission a fait le choix d’une solution “raisonnable” : au minimum, remettre en cause le principe des coups de pouce […] ; et au maximum, revenir à la simple indexation sur les prix » (au lieu du dispositif légal qui prévoit chaque 1er juillet une indexation sur les prix, majorée de la moitié de la hausse du pouvoir d’achat du salaire ouvrier). C’est bel et bien l’austérité salariale que recommande Alain Minc.

Dès cette époque, Alain Minc, très proche d’Édouard Balladur et de son bras droit Nicolas Sarkozy, travaille main dans la main avec Denis Olivennes. L’un et l’autre font partie des cibles de Jacques Chirac quand il part en guerre contre la « pensée unique »

Puis, dans le courant des années 2000, c’est un économiste moins connu, Gilbert Cette, dont le port d’attache est la Banque de France, qui prend le relais, multipliant les rapports en faveur d’un démantèlement du Smic. Longtemps proche de Martine Aubry et aujourd’hui président de l’Association française de science économique, il s’illustre en applaudissant bruyamment la politique d’austérité salariale conduite lors du précédent quinquennat. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est violente.

Pour la première fois depuis la création du Smic en janvier 1970 (il est le prolongement du Smig, créé lui en 1950), Nicolas Sarkozy fait en effet le choix de ne procéder à aucun « coup de pouce » en faveur du salaire minimum. Multipliant les cadeaux fiscaux à ses richissimes amis du Fouquet’s, il se montre d’une rigueur extrême à l’encontre des salariés les plus modestes. Et durant toutes ces années, l’économiste Gilbert Cette appuie non seulement cette politique socialement inéquitable, mais de surcroît, il plaide déjà pour que le salaire minimum soit remis en cause. Avec deux autres économistes, à l’époque membres comme lui du Conseil d’analyse économique, il  cosigne ainsi en mars 2008 un rapport, révélé peu après par Mediapart, proposant de remettre en cause le salaire minimum.

Et le plus stupéfiant de l’histoire, c’est que Gilbert Cette reste pour la direction socialiste un économiste parfaitement fréquentable. Dans un premier temps, on peut certes penser qu’il a perdu un peu de son autorité académique. Car, au printemps 2011, quand le projet socialiste est élaboré  c’est une orientation radicalement opposée qui prévaut. À la page 14 de ce document, l’engagement est en effet clairement consigné : « Le Smic constitue un levier à court terme pour améliorer les conditions de vie des plus modestes et stimuler la consommation. La revalorisation de son pouvoir d’achat sera engagée après des années d’abandon par la droite. »

Mais, durant l’été 2011, alors que se préparent les primaires socialistes, François Hollande et ses proches débattent du sujet et ne manifestent guère d’enthousiasme pour cette revalorisation du Smic. Et cela transparaît publiquement quand François Hollande organise le 24 août 2011, à la Maison de l’Amérique latine, une première réunion avec des économistes qui lui sont proches (lire L’énigme François Hollande).

L’un des économistes présents, en effet, n’est autre que… Gilbert Cette, que l’on voit apparaître dans la vidéo ci-dessous, résumant les travaux de cette journée aux côtés de Karine Berger ou encore d’une personnalité qui deviendra ministre du budget, un certain… Jérôme Cahuzac.

http://www.dailymotion.com/video/xkp8he_reunion-des-economistes-autour-de-francois-hollande-face-a-la-crise_news

Ce 24 août 2011, Gilbert Cette repart à la charge contre le Smic. Et le plus étonnant, c’est que ce qu’il dit est retenu comme parole d’évangile. On en trouve trace dans le compte-rendu officiel (il est ici) de la troisième table ronde qui a lieu ce jour-là, dénommée – ce n’est guère enthousiasmant ni mobilisateur –, « Concilier pouvoir d’achat, compétitivité, et consolidation des finances publiques ».

Cela commence par l’énoncé suivant : « Cette troisième table ronde a permis de définir des pistes de conciliation entre, d’une part, la sauvegarde du pouvoir d’achat et, d’autre part, deux forces contraires : un regain de compétitivité qui plaide pour une modération salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont bénéficient les foyers modestes. »

Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs réactionnaires de la politique libérale, qui a été le socle des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 1982-1983 : une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d’Édouard Balladur. Il faut donc conduire une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande. Tout est dit dans cette formule : il faut privilégier « un regain de compétitivité », et cela « plaide pour une modération salariale ».

Et le compte-rendu officiel poursuit : « S’agissant des classes populaires, les participants font le constat d’un tassement de l’échelle des salaires lié à une progression du Smic plus rapide que celle du salaire médian. Les intervenants se sont accordés pour dire qu’un Smic élevé n’est pas le meilleur outil de soutien aux plus modestes, les dispositifs de solidarité de type RSA ou PPE étant mieux adaptés car sans incidence directe sur le coût du travail. Ces outils pourront être évalués et ajustés, mais les moyens qui leur sont alloués devront être ménagés afin que la phase de désendettement ne génère pas de nouvelles inégalités. » Plus brutalement dit, si « un Smic élevé n’est pas le meilleur outil », on peut en déduire qu’il ne faudrait pas donner de « coup de pouce » au Smic.

Les ravages de la doxa libérale

En quelque sorte, les économistes proches de François Hollande donnent donc raison, sans le dire ouvertement, à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir donné de « coup de pouce » au Smic et prennent leur distance avec le projet du PS.

Quand François Hollande publie son programme présidentiel en janvier 2012, il n’est ainsi pas fait mention d’un « coup de pouce » au Smic : le candidat socialiste viole ouvertement le projet de son propre parti et fait quasiment l’impasse sur la question du pouvoir d’achat. Tout juste préconise-t-il quelques mesures : « 1. Une nouvelle tarification progressive de l’eau, du gaz et de l’électricité ; 2. Baisse des frais bancaires et valorisation de l’épargne populaire ; 3. Lutte contre la spéculation sur les prix de l’essence ; 4. Fiscalité : protéger le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires ; 5. Augmentation de 25 % de l’allocation de rentrée scolaire ; 6. Encadrement des loyers ; 7. Baisse du prix des médicaments. » Mais du Smic, il n’est pas question.

Dans les semaines qui suivent, François Hollande devine-t-il pourtant que l’élection présidentielle est très serrée et qu’il aurait tout de même intérêt à prendre un engagement, aussi modeste soit-il, sur le Smic, face notamment à Jean-Luc Mélenchon qui prône un « Smic à 1 700 euros brut par mois pour 35 heures, conformément aux revendications syndicales, et 1 700 euros net pendant la législature » ? C’est donc ce qu’il fait : du bout des lèvres, durant la campagne, il consent finalement à dire qu’il est favorable à un « coup de pouce », même si ce n’est pas consigné dans son programme, mais uniquement pour 2012.

Quelques jours après sa victoire à l’élection présidentielle, à l’occasion de son premier entretien télévisé sur France 2, il n’a donc d’autres solutions que de dire qu’il tiendra parole et que le Smic sera revalorisé au 1er juillet suivant. Mais déjà, on sent percer dans le propos présidentiel une infinie précaution.

 http://api.dmcloud.net/player/pubpage/4e7343f894a6f677b10006b4/4fc5196922c16f167c000003/99954c157cc445669ca27885557ec287?

Et dans les jours qui suivent, on comprend vite que François Hollande est totalement en arrière de la main : le gouvernement annonce en effet que le 1er juillet 2012, le salaire minimum ne sera revalorisé que de 2 %, soit, hors inflation, un « coup de pouce » de seulement 0,6 %. À la différence de tous les gouvernements qui se sont donc constitués au lendemain d’une alternance et qui se sont souvent montrés très généreux, y compris les gouvernements de droite (+4 % en 1995, lors de la constitution du gouvernement Juppé, par exemple), celui de Jean-Marc Ayrault caresse le « peuple de gauche » totalement à rebrousse-poil et ne consent qu’à une minuscule aumône. Le « coup de pouce » accordé par François Hollande correspond en effet à une revalorisation du Smic de 6,45 euros par mois ou si l’on préfère d’environ… 20 centimes par jour ! Une misère…

Et dans la foulée, le gouvernement fait clairement comprendre que le temps de ces maigres générosités est définitivement révolu et qu’un groupe d’experts en charge des recommandations sur le Smic va se mettre au travail d’ici la fin de l’année afin de proposer une réforme de l’indexation du Smic.

Sans même attendre que le groupe d’experts dont il fait partie réponde à la sollicitation du gouvernement, le même Gilbert Cette décide donc de partir en éclaireur et de rédiger un premier rapport de son cru, avec l’aide d’un autre économiste, Étienne Wasmer, sous l’égide de Sciences-Po. Cet économiste, Étienne Wasmer, est comme Gilbert Cette, membre du groupe des experts chargés de faire des recommandations sur le Smic. Publié dans le courant du mois de novembre, ce rapport est un véritable brûlot – on peut le consulter ici.

En clair, les deux experts explorent de nombreuses pistes pour démanteler le Smic, soit en le régionalisant, soit en créant un Smic-jeune de sinistre mémoire. Et une fois constitué, le groupe d’experts reprendra très largement ces pistes de réflexions défendues par les deux économistes.

Pour finir, le gouvernement n’osera pas suivre ces recommandations sulfureuses. Mais il fera au moins sienne la première des recommandations : pas de coup de pouce ! Pas le moindre. Voilà donc qui éclaire la décision prise pour le 1er janvier 2014 : le reniement de François Hollande s’inscrit dans une histoire longue.

La décision est d’autant stupéfiante que de nombreux autres experts en contestent également de longue date la pertinence économique. C’est le cas sans trop de surprise des économistes de la gauche radicale ou proches des syndicats, à l’image de l’économiste de l’Institut de recherche économique et social (Ires), Michel Husson, qui, conseillant la CGT, défend depuis longtemps l’idée que la hausse du Smic a des effets vertueux. Mais l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a, de son côté, publié plusieurs études dans le courant de la crise économique allant dans le même sens, contestant que des hausses du salaire minimum aient des effets pernicieux (lire Smic: l’OFCE met en cause la doxa officielle).

Et pourtant, les dirigeants socialistes font la sourde oreille et s’accrochent à une doctrine qui a tout contre elle. Politiquement : elle est à rebours des engagements du candidat Hollande. Économiquement : elle va peser sur le pouvoir d’achat et donc renforcer les risques de stagnation. Et surtout socialement :  dans un pays qui connaît près de 5,5 millions de demandeurs d’emplois toutes catégories confondues et pas loin de 10 millions de pauvres, elle va à l’opposé du souci d’équité.

La boîte noire :Ce “parti pris”, publié le 16 décembre 2013, reprend une bonne partie des analyses déjà présentées dans un article précédent : Le Smic en danger de mort.

Contre Dieudonné, il est temps de réagir.

Le nouvel obs

Publié le 27-12-2013 à 21h02
– Mis à jour à 23h02
Laurent Joffrin
Par 
Directeur du Nouvel Observateur

Il existe en France des lois contre le racisme pour faire taire Dieudonné, vedette d’adeptes qui croient défier « le système » alors qu’ils ne sont que les jouets stupides d’une opération antisémite.

Il est temps de réagir. On pouvait jusqu’à une date récente se demander s’il était habile de prendre contre Dieudonné des mesures de coercition. On craignait de lui accorder une publicité excessive, d’attirer sur lui l’attention d’une opinion jusque là indifférente dans sa masse, d’en faire une sorte de martyr de la liberté d’expression. Ces scrupules sont aujourd’hui dépassés. Grâce aux réseaux sociaux, Dieudonné recueille déjà l’adhésion ignorante mais fervente d’un nombre considérable d’internautes. Le salut qu’il a inventé, la « quenelle », une variante plus ou moins grotesque du salut hitlérien, se répand dans des cercles de plus en plus larges. Avec Soral et quelques autres bateleurs nazillons, il est une vedette pour un nombre croissant d’adeptes qui croient défier « le système » et qui ne sont que les jouets stupides d’une opération antisémite qui ne prend même pas la peine de se camoufler.

Par le biais de la dérision et du sarcasme pour Dieudonné, avec une solennité ridicule pour Soral, il s’agit de répandre l’idée que les juifs exercent un pouvoir indu sur la société, qu’ils mènent le monde en secret et qu’il faut les combattre, aujourd’hui par la parole, demain par d’autres moyens. Les chambres à gaz, par exemple, dont Dieudonné fait un sujet de plaisanteries récurrentes. Dieudonné se pense en comique rebelle. Il est un raciste banal, tel qu’il en existait tant dans les années 1930. Sous des oripeaux burlesques, il déverse à longueur de vidéos postées sur YouTube – qui prend là une triste responsabilité – ses obsessions anti-juives et négationnistes.

Malade ou salaud ? On hésite. Mais telle n’est plus la question. Il existe en France des lois contre le racisme. Il est temps qu’elles s’appliquent. Faut-il passer par une interdiction pure et simple édictée par le gouvernement de la République ? Ou bien par des procédures judiciaires ? Les juristes trouveront les modalités les plus adéquates. Mais le sens de l’action nécessaire n’est pas douteux. La liberté d’expression est générale en France. Elle souffre seulement quelques exceptions, par exemple pour les nostalgiques d’une idéologie qui a ravagé l’Europe entre 1933 et 1945. Nous y sommes. Il s’agit de réduire quelques nazis au silence. Ce n’est pas une affaire politique ou philosophique. C’est une affaire de police.

Laurent Joffrin – Le Nouvel Observateur

Qui veut tuer Mediapart ? par Edwy Plenel

http://blogs.mediapart.fr/blog/edwy-plenel/271213/qui-veut-tuer-mediapart

Au Maroc, le nombre de prisonniers politiques explose

 

Mediapart

25 décembre 2013
| Par Ilhem Rachidi – Mediapart.fr

 

Khadija Ryadi, l’ancienne présidente de l’AMDH, vient de recevoir le prix des Nations unies pour la cause des droits de l’homme 2013, qu’elle a dédié à tous les prisonniers politiques et d’opinion. Un pied de nez au pouvoir qui nie l’existence de tels prisonniers. Contre toute évidence. Rabat, Maroc, correspondance.

Rabat, Maroc, correspondance.

Depuis près de trois ans, Samir Bradley est de toutes les manifestations. En juillet 2012, alors qu’il quitte la manifestation mensuelle du Mouvement 20-Février, il est loin de se douter qu’il va passer les six mois suivants en prison. Alors qu’il attend un taxi, il est arrêté par des hommes en civil et embarqué dans une fourgonnette de police, où il sera battu, puis emmené dans un commissariat les yeux bandés.

« Ils ont commencé à me frapper et à m’insulter. Je ne voyais rien, je ne savais pas d’où les coups venaient. Ils me disaient que je mange pendant le ramadan, que je suis athée », se souvient Bradley.

Ce n’est que le lendemain qu’il sera transporté à l’hôpital pour soigner une blessure à la tête. À son retour au commissariat, il raconte avoir été forcé de signer un procès-verbal déjà rédigé par la police.

« J’ai dit que je voulais le lire d’abord. Ils m’ont dit : « Tu te crois à l’étranger ? » J’ai demandé à joindre mon avocat. Ils ont refusé et m’ont dit : « Tu vas signer ». Ils ont recommencé à me frapper et à me menacer. J’étais arrivé épuisé de l’hôpital. Je n’avais plus de forces. Et j’ai signé, poursuit-il. C’est quand mon avocat est venu qu’il m’a dit quelles accusations ils m’avaient collées. »

Bradley et cinq autres militants arrêtés ce jour-là seront jugés pour participation à une manifestation non autorisée, outrage à agent et coups et blessures contre la police. Ils seront condamnés deux mois plus tard à des peines allant jusqu’à dix mois de prison, puis à six mois en appel.

D’après plusieurs ONG de droits de l’homme, ces manifestants ont été arrêtés pour des raisons politiques. Ils sont loin d’être des cas isolés. Plusieurs dizaines de militants du Mouvement 20-Février, mais aussi de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), des syndicalistes, des militants sahraouis, amazighs, des salafistes, sont actuellement incarcérés.

« La détention politique a nettement augmenté depuis le 20 février 2011. Pas seulement la détention, la répression aussi », regrette l’avocat Mohamed Messaoudi, un habitué des procès politiques.

Il estime qu’au moins 2 000 personnes auraient été arrêtées depuis le début des protestations. L’an dernier, le Maroc comptait 240 détenus politiques et d’opinion, d’après l’Association marocaine des droits humains (AMDH). Parmi eux, 70 militants du Mouvement 20-Février.

Parallèlement aux promesses de démocratie du pouvoir, annoncées par le discours royal du 9 mars 2011 et traduites par une nouvelle constitution et des élections anticipées, une nouvelle vague de détention a bel et bien commencé en 2011.

« Chacun a sa définition de ce qu’est un détenu politique. La loi ne reconnaît pas une catégorie de détenus qu’on appelle détenus politiques. Mais lorsque l’on regarde le fond des choses, on voit que c’est un détenu qui a pris part à une manifestation ou un opposant », explique Messaoudi.

Dans les faits, la justice marocaine réfute la nature politique de ces procès. Les détenus sont condamnés pour des délits punis par la loi comme le trafic de drogue ou l’outrage à agent. Ils partagent d’ailleurs les cellules des prisonniers de droit commun. Certains ont été arrêtés pour avoir manifesté ou pour avoir appelé au boycott des élections, distribué des tracts. D’autres pour s’être opposés aux autorités locales.

L’étudiant de Taza, Abdessamad Haydour, a été condamné en février 2012 à trois ans de prison pour offense au roi en vertu de l’article 179 du code pénal et de l’article 41 du code de la presse. Mais d’après ses soutiens, Haydour a été victime d’un procès politique. En juillet dernier, l’ONG Human Rights Watch réclamait sa libération.

« Si le Maroc a réellement l’intention de mettre en œuvre les garanties de liberté d’expression qu’offre sa nouvelle constitution, il doit se débarrasser des lois qui envoient les gens en prison pour avoir insulté le chef de l’État, même si ce qu’ils disent peut sembler grossier », déclarait alors Joe Stork, directeur par intérim de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.

Haydour a observé deux grèves de la faim (dont une de 69 jours) pour protester contre ses conditions d’incarcération et réclamer un statut de détenu politique.

Le blogueur et défenseur des libertés individuelles Mohamed Sokrate, connu pour ses écrits irrévérencieux envers le pouvoir, vient quant à lui de passer un an en prison pour trafic de drogue. Driss Boutarada, un membre du Mouvement 20-Février libéré ce 10 décembre, a écopé de la même condamnation. Il a été arrêté avec 15 grammes de cannabis et 200 dirhams (près de 20 euros) en poche, deux jours après avoir parodié le roi lors d’un rassemblement devant le parlement.

« Dans les années 1970 ou 1980, les chefs d’accusation, c’était « atteinte à l’ordre public » ou participation à une organisation interdite. C’était clair. Maintenant, on arrête quelqu’un parce qu’il appartient au Mouvement 20-Février et on lui dit : « Tu vends de la drogue » », affirme l’ancienne présidente de l’AMDH Khadija Ryadi.

Elle attire l’attention sur un phénomène croissant. Des militants connus sont poursuivis à plusieurs reprises, comme le rappeur Lhaqed, condamné pour « coups et blessures », puis pour « outrage à la police » et « atteinte à un corps constitué ». Un autre militant de la coordination casablancaise du Mouvement 20-Février, Hamza Haddi, déjà condamné l’an dernier pour outrage, vient de passer deux mois en détention préventive. Cette fois-ci, il est jugé avec deux autres militants (Mouad Khalloufi et Rabie Homazin) pour outrage et agression sur agents de police.

Hamza Haddi  lors d'une manifestation du Mouvement 20-Février à Rabat (2e anniversaire, février 2013)Hamza Haddi lors d’une manifestation du Mouvement 20-Février à Rabat (2e anniversaire, février 2013) © IR

À Tanger, Said Ziani, qui a déjà passé trois mois en prison pour vente de cigarette au détail, est en détention provisoire.

Les anciens détenus et militants d’ATTAC à Sidi Ifni, Brahim Bara et Hassan Agharbi, ainsi que Mohamed Amzouz, ont eux aussi eu plus d’une fois des démêlés avec la justice, et ce depuis les événements 2008. Ils passeront à nouveau devant le juge à la fin du mois. Cette fois pour une ancienne affaire : un rassemblement ayant eu lieu en 2007.

Les gens sont de plus en plus courageux

Khadija Ryadi dénonce des procès fabriqués et inéquitables, où les juges se basent la plupart du temps sur les PV de la police pour juger les prévenus. « Je ne crois pas les PV de la police, ils peuvent faire dire n’importe quoi. » Le 10 décembre, elle recevait le prix des Nations unies pour la cause des droits de l’homme 2013, qu’elle a dédié à tous les prisonniers politiques et d’opinion ainsi qu’aux militants du Mouvement 20-Février. Un pied de nez à ceux qui nient l’existence de détenus politiques.

Khadija Ryadi à son retour de New YorkKhadija Ryadi à son retour de New York © IR

D’après les autorités, il n’y aurait aucun détenu politique dans les prisons marocaines. C’est ce que déclarait il y a quelques jours Mohamed Sebbar, lui-même ancien détenu, ancien président du forum Vérité et justice, aujourd’hui secrétaire général du CNDH (Conseil national des droits de l’homme), un organisme officiel créé en mars 2011.

Déjà, l’an dernier, le ministre de la justice Mustapha Ramid, ancien avocat de détenus salafistes, affirmait lors d’une interview avec une télévision libanaise qu’aucun cas de détention dans le pays ne lui revenait en mémoire.

La détention politique n’a pourtant jamais réellement cessé. Elle a nettement diminué à la fin du règne de Hassan II pour ensuite reprendre au lendemain des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, puis à nouveau en 2008.

Le pouvoir a utilisé la répression antiterroriste « pour se venger d’une partie des activistes antimonarchistes considérés comme dangereux », souligne l’historien Maâti Monjib. Mais d’après lui, cette récente augmentation de la détention est tout simplement liée à l’augmentation de la contestation. « Je me sens plus libre qu’avant 2011, affirme-t-il. La contestation est plus critique et fondamentale. Jusqu’ici, les gens n’osaient pas. Maintenant, ils osent. C’est l’essor de la contestation qui a poussé l’État à réagir. »

Ces deux dernières années, les protestations sociales se sont multipliées à travers le pays. Elles se sont souvent soldées par des arrestations de manifestants, considérés eux aussi comme détenus politiques par les ONG sur le terrain.

Dans la région du Rif, des militants du Mouvement 20-Février ont été arrêtés en marge des manifestations de Beni Bouayach de mars 2012. Une dizaine d’entre eux purgent des peines allant de un à douze ans de prison.

En décembre 2012, à Sidi Youssef Ben Ali, un quartier populaire de Marrakech, les habitants ont dénoncé la hausse des factures d’eau et d’électricité. La manifestation a dégénéré en affrontement avec les forces de l’ordre. Douze personnes ont ensuite été condamnées à des peines allant jusqu’à deux ans et demi de prison pour avoir participé à un rassemblement non autorisé et pour actes de violences et de vandalisme.

Ces arrestations ont nettement affaibli la mobilisation engendrée par le Mouvement 20-Février. Certains bastions de la contestation comme Safi ou Fès se sont progressivement éteints.

Mais Ryadi perçoit néanmoins un net « échec » du Makhzen. « Si le Mouvement 20-Février a réussi une chose, c’est faire reculer la peur, insiste-t-elle. Les gens sont de plus en plus courageux, il y a des manifs partout au Maroc dans chaque petit coin et personne n’en parle ! Les gens s’insurgent davantage. Ça ne leur fait pas peur. Auparavant, les manifestations avaient lieu dans les grandes villes. Maintenant, le même nombre de gens manifeste mais ils sont éparpillés. »

À Imider, un village à 150 km de Ouarzazate, la mobilisation  du Mouvement « Sur la voie de 96 » ne faiblit pas depuis août 2011. Depuis lors, les habitants ont installé un campement sur le mont Alban, à 2 km du village, pour garder fermée la vanne d’eau du puits qui alimente l’une des plus grandes mines d’argent d’Afrique. Ils réclament que 75 % de la main-d’œuvre soit locale et accusent la SMI (Société métallurgique d’Imider), qui appartient au groupe minier Managem, filiale du holding royal SNI, de pomper les ressources en eau de la région et de polluer la nappe phréatique.

D’après Brahim Udawd, un chômeur de 30 ans, membre actif du mouvement, neuf personnes ont été emprisonnées, puis relâchées, ces deux dernières années. Le plus connu, le militant Mustapha Ouchtouban, arrêté le 5 octobre 2011 et accusé d’avoir volé 18 grammes d’argent, a écopé de quatre ans ferme.

Quoi qu’il en soit, le passage par la prison ne semble pas avoir dissuadé les militants les plus aguerris. Samir Bradley et Hamza Haddi n’ont pas fait marche arrière après leur libération.

Tout comme l’ancien détenu islamiste Rida Benotmane, condamné à quatre ans de prison pour apologie du terrorisme. Pour exprimer son indignation envers la politique antiterroriste du Maroc, il avait publié une capture d’écran Google Earth du centre de détention secret de Témara (dont les autorités nient l’existence) sur un forum islamiste. Il a été condamné à deux ans, puis quatre ans de prison en appel.

Il a été libéré en janvier 2011, en plein printemps arabe, alors que le Maroc allait être secoué par les manifestations du Mouvement 20-Février. Un cadeau du ciel, selon lui. Il prend alors part au mouvement, malgré les pressions. Benotmane continue encore aujourd’hui de subir son passé de détenu d’opinion. Ancien fonctionnaire, il n’obtient toujours pas le droit de réintégrer son ancien travail.

« Tant que nous serons dans ce système, les militants pro-démocratie seront toujours la cible des services, regrette-t-il. Malheureusement, parfois les militants commettent eux-mêmes des erreurs qui facilitent leur incarcération, la diffamation publique, par exemple. Mais souvent, c’est de la pure injustice de la part de l’État. »

Le 10 décembre dernier, devant le parlement, ils exprimaient tous les trois leur soutien à un autre détenu d’opinion. Le journaliste et directeur de la version arabophone du journal électronique Lakome, Ali Anouzla, en liberté provisoire, devait passer en audience le 23 décembre pour avoir posté un lien vers un blog où était publiée une vidéo d’AQMI menaçant le pays. L’audience a finalement été reportée au 18 février. Il risque jusqu’à vingt ans de prison.

Décison du Conseil d’Etat suite à la saisie de la question des mères voilées acompagnant les enfants..

Saisi de la question des mères voilées accompagnant les enfants, le Conseil d’Etat a décidé de ne pas trancher.

Les explications de l’historien et sociologue Jean Baubérot.

 

Saisi par le Défenseur des Droits, le Conseil d’Etat s’est prononcé lundi 23 décembre sur la circulaire Chatel, qui préconise d’empêcher les parents portant des signes religieux d’accompagner les enfants en sorties scolaires. En creux, le texte prend pour cible les femmes voilées. Soulignant que les parents « ne sont pas soumis à la neutralité religieuse », le Conseil d’Etat a rappelé que les autorités compétentes peuvent toujours « recommander » aux parents de s’abstenir de manifester toute appartenance. Et le ministère de l’Education nationale d’ajouter que la circulaire Chatel reste « toujours valable ». Explication de texte par l’historien et sociologue de la laïcité Jean Baubérot.

Que change l’avis du Conseil d’Etat ?

– Dorénavant, les enseignants et directeurs d’école devront prendre leurs responsabilités car le Conseil d’Etat rappelle que rien n’interdit formellement aux femmes voilées d’accompagner les sorties scolaires. Il leur laisse cependant une totale liberté, puisqu’ils peuvent toujours choisir de l’interdire. Implicitement, il s’agit d’une relative ouverture par rapport à la circulaire Chatel, même si les problèmes continueront à se régler au cas par cas.

Ce qui était déjà le cas avec la circulaire Chatel ?

– Oui, car elle n’est pas contraignante. Dans certains établissements, si on interdit les sorties scolaires aux femmes voilées, elles ne peuvent avoir lieu faute d’accompagnateurs disponibles. On le permet donc, car c’est ça ou rien. Mais il y a également des établissements plus tolérants qui ont ouvertement choisi de ne pas l’interdire. Et dans ces deux cas, jamais un incident n’a été déploré. Ce qui montre que se focaliser sur la question du vêtement n’a pas de sens.

C’est-à-dire ?

– Dans notre société de consommation, c’est l’apparence qui compte. Or la laïcité est une question de comportement, pas d’apparence. Bien sûr, s’il y avait eu des problèmes de prosélytisme de la part de ces femmes, cela aurait mérité que l’on se penche sur la question. Mais ça n’est pas le cas ! Dans le cadre de la loi de 1905 [instituant la séparation de l’église et de l’Etat, NDLR] on a d’ailleurs refusé de légiférer sur le vêtement, qui est laissé à la libre appréciation de chacun. La circulaire Chatel tourne donc le dos à la loi de 1905, en plus de créer un fort ressentiment.

Quel ressentiment ?

– L’exclusion, tout simplement. Il faut savoir ce que l’on veut. Souhaite-t-on vraiment désocialiser les musulmanes en multipliant les restrictions à leur encontre ? Si, au prétexte qu’elles portent un voile, on continue à exclure ces femmes des sorties scolaires et du marché du travail, elles ne pourront plus travailler que dans des associations ou établissements scolaires musulmans.

A l’inverse, certains expliquent que défendre la laïcité à l’école empêche la montée des communautarismes…

– Le danger communautariste, on le crée en désocialisant et en discriminant certaines personnes. En ne respectant pas leur liberté de croyance. On les oblige à se replier sur leur communauté, et les intégristes peuvent ainsi prêcher auprès de gens qui se sentent discriminés. La démocratie doit isoler les extrémistes, pas leur ouvrir un boulevard.

La présence de femmes voilées dans les sorties scolaires ne risquerait-elle pas d’influer sur la perception des femmes chez les enfants ?

– L’argument de la défense des enfants ne tient pas. Dans leur vie de tous les jours, ils sont confrontés au foulard comme à la mini-jupe, sans qu’aucun des deux ne les trouble. Le rôle de l’Education nationale est d’apprendre aux enfants à vivre dans la société telle qu’elle est. Ce « cachez ce foulard que je ne saurais voir » est ridicule, et la gauche au pouvoir aurait dû prendre sa responsabilité en rompant avec la politique sarkozyste.

On sait l’opinion particulièrement sensible sur le sujet…

– La gauche est déjà impopulaire, qu’elle soit au moins courageuse ! C’est vrai que les gens sont un peu islamophobes. Dans les enquêtes, 75% des sondés pensent que l’Islam représente un danger pour la démocratie. Mais quand on regarde dans le détail, on constate que les principales préoccupations restent la retraite, les salaires ou le chômage. La lutte contre l’intégrisme n’arrive que bien après. Il ne faut donc pas surestimer l’importance de la question, en donnant une portée démesurée à des problèmes qui n’en sont pas. Même si c’est toujours pratique d’avoir un bouc-émissaire. Car si on décrétait un moratoire sur l’Islam, il faudrait alors s’occuper des vrais problèmes !

Publié le 23-12-2013 à 20h15 – Mis à jour à 21h35Par Le Nouvel Observateur

http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20131223.OBS0573/voile-en-sortie-scolaire-le-conseil-d-etat-ne-change-pas-les-regles.html

La démocratie sociale en grand danger

 

Mediapart.fr

22 décembre 2013 |

 

Le gouvernement envisage une suppression des élections prud’homales. Le projet est dangereux. D’abord parce qu’il s’agit du dernier scrutin national où les salariés peuvent voter en faveur du syndicat de leur choix. Ensuite parce que ce projet est sous-tendu par une philosophie néolibérale qui fait de l’entreprise le lieu privilégié de la vie sociale.

C’est peu dire que la démocratie sociale est gravement malade – si gravement qu’on peine à imaginer que son état puisse encore empirer. Et pourtant si ! Aussi anémiée soit-elle, elle risque d’affronter un plus grave danger encore. Pas seulement à cause de la suppression des élections prud’homales, qui est envisagée par le gouvernement, c’est-à-dire la suppression du dernier scrutin national au terme duquel les salariés peuvent voter en faveur du syndicat de leur choix. Mais aussi parce que ce projet est sous-tendu par une philosophie qui n’est pas explicite mais qui est hautement dangereuse, au terme de laquelle l’entreprise est le seul lieu légitime de la vie sociale. En clair, derrière la probable suppression de ces élections sociales, déjà passablement inquiétante à elle seule, se cache un projet réactionnaire de bien plus vaste ampleur, visant à achever la déréglementation sociale et accentuer l’émiettement du monde du travail.

Le gouvernement réfute, certes, ces interprétations et fait valoir que la suppression des élections prud’homales est une solution de bon sens, car la participation n’a cessé de décliner. À titre d’illustration, lors du dernier scrutin, le 3 décembre 2008, le taux de participation dans le collège « salariés » était tombé à seulement 25,5 %, contre 32,7 % en 2002 et même… 63,2 % en 1979. Face à cet irrémédiable déclin, il serait donc logique, selon le gouvernement socialiste, d’inventer un nouveau système.

C’est en usant de cette justification que le ministre du travail a annoncé une réforme visant à modifier le mode de désignation des juges prud’homaux, qui ne seront plus élus mais désignés par les confédérations syndicales, au prorata de leur représentativité, telle qu’elle sera constatée en agrégeant les résultats des élections des délégués du personnel dans les entreprises et ceux des délégués élus aux comités d’entreprise.

Concrètement, le gouvernement entend donc supprimer les élections prud’homales, qui initialement avaient été planifiées dans le courant de l’année 2014, avant d’être reportées à 2015. Cette suppression devrait être décidée par la voie d’une ordonnance. C’est le prochain projet de loi sur la formation professionnelle et la démocratie sociale, qui sera présenté en janvier 2014, qui prévoira ce dispositif : il contiendra en effet un article en ce sens. « Cet article de loi habilite le gouvernement à prendre par ordonnance les dispositions permettant de mettre en place de nouvelles modalités de désignation des juges prud’homaux s’appuyant sur la mesure de l’audience des organisations syndicales et professionnelles », indique le projet, dont une copie a été obtenue par l’AFP.

La procédure par ordonnance « permettra la construction du cadre juridique nécessaire » à cette réforme, argue le gouvernement, qui se donne « dix-huit mois » après la promulgation de la loi pour légiférer par ordonnance. Selon l’exposé des motifs du projet consulté par l’AFP, la justice prud’homale doit être « préservée », mais l’élection au suffrage direct des salariés a connu « ses limites » – nous y voilà ! – en raison de la chute de la participation. Le gouvernement entend baser la désignation des 14 500 conseillers prud’homaux sur « l’audience » des organisations syndicales.

Qui s’inquiétera donc de la possible suppression des élections prud’homales envisagée par le gouvernement ? Comme il s’agit d’élections qui, à chaque scrutin, mobilisent de moins en moins d’électeurs et que les syndicats qui sollicitent les suffrages des salariés sont eux-mêmes de moins en moins représentatifs, on pourrait penser que la puissance publique a de bonnes raisons d’envisager une telle réforme.

Dans la position du gouvernement, il y a toutefois une bonne part d’hypocrisie. Et puis, son projet recèle de très nombreux dangers.

L’hypocrisie est transparente. C’est que la gauche comme la droite ont, à tour de rôle, au gré des alternances, lourdement contribué ces dernières décennies à cette anémie de la démocratie sociale, que l’abstention aux élections prud’homales confirme. Les deux camps y ont contribué en œuvrant, chacun à sa manière, à la montée d’un capitalisme d’actionnaires beaucoup plus tyrannique, ignorant le compromis social – à la différence d’un capitalisme précédent, le capitalisme rhénan, qui a prospéré sous les Trente Glorieuses. En clair, la droite comme la gauche ont contribué à tourner radicalement la page de cet ancien capitalisme qui autorisait qu’il y ait « du grain à moudre », selon la formule célèbre d’André Bergeron, l’ancien leader de Force ouvrière.

Progressivement, la politique contractuelle est donc entrée en crise. Le paritarisme lui-même a volé en éclats : voilà belle lurette que les « salaires différés » que constituent les cotisations sociales alimentant les recettes de la Sécurité sociale ne sont plus gérés par des représentants syndicaux élus par les salariés, à l’occasion de scrutin pour les différentes caisses – l’État a tout pris sous sa coupe et il n’y a plus guère de différence entre un projet de loi de finances et un projet de loi de financement de la Sécurité sociale.

Les mises en garde de Gérard Filoche

En bref, au fil des décennies, c’est toute la démocratie sociale qui a été comme congelée. Certes, les grandes confédérations syndicales ont sûrement, elles aussi, une lourde part de responsabilité – chacune sans doute pour des raisons spécifiques. Mais, géré par la gauche comme par la droite, l’État a tout fait, depuis très longtemps, pour accélérer cette crise de confiance entre les salariés et leurs syndicats, en poussant ceux-ci le plus possible hors du jeu social.

Que l’on pense par exemple à l’immense responsabilité des gouvernements socialistes, tout au long des années 1980, qui ont promu la politique de « désinflation compétitive », selon le jargon qu’affectionnait le socialiste Pierre Bérégovoy. Derrière la formule se cachait une réforme majeure, celle de la désindexation des salaires sur les prix, qui a contribué à faire imploser une bonne partie de la politique sociale contractuelle : celle qui gravitait autour des négociations salariales au niveau national ou au niveau des branches professionnelles.

Il est donc hypocrite de dire que les confédérations syndicales sont sur le déclin. Ou alors, il faut préciser que la gauche a longtemps fait tout ce qu’elle pouvait pour pousser à la roue dans ce sens. Plutôt que de chercher à réhabiliter le rôle des syndicats et à refonder la démocratie sociale, beaucoup de gouvernements de gauche se sont réjouis de cette perte d’influence et n’ont eu de cesse de l’accentuer. Michel Sapin a donc beau jeu aujourd’hui de déplorer la forte abstention aux élections prud’homales.

Mais le projet n’est pas seulement hypocrite, il est aussi dangereux pour plusieurs raisons. La première, nous venons de l’évoquer : avec les prud’hommes, c’est la dernière grande élection sociale de portée nationale qui va disparaître. Et cela va forcément peser lourdement sur la vie sociale française. Car les élections d’entreprise, pour les délégués du personnel ou aux comités d’entreprise, n’ont évidemment pas la même portée. Les considérations locales y pèsent naturellement et ne confèrent pas aux confédérations syndicales la même légitimité ni la même autorité qu’une élection nationale.

Sur son blog (le voici : Stupeur : ils vont aussi tuer les prud’hommes), le militant de la Gauche socialiste (l’aile gauche du PS), Gérard Filoche, qui ferraille avec courage sur ces questions depuis de longues années et qui les connaît bien pour avoir été inspecteur du travail, le signale et il a raison : le nouveau mode de désignation choisi par Michel Sapin pourrait même modifier gravement les tendances constatées lors des dernières élections. En clair, la CGT, qui est opposée à la réforme gouvernementale, pourrait voir le nombre de ses juges prud’homaux baisser, tandis que la CFDT, qui applaudit la réforme, pourrait les voir augmenter. Comme c’est bizarre…

Explication de Gérard Filoche : « À l’avenir, les juges prud’homaux salariés ne seraient plus élus mais “désignés” – loin des salariés – en fonction du “poids” de chaque syndicat. Depuis mars 2013, ce “poids” des syndicats est établi en agglomérant les résultats des élections d’entreprises CE et DP au niveau des branches. Mais ces votes sont douteux, étalés sur 4 ans, transmis par les DRH avec plein d’erreurs et collationnés par les technocrates du ministre du travail ! Une opacité de plus. Avec ce nouveau mode de scrutin par entreprise, la CGT ne nommera plus que 26,77 % des juges prud’homaux, la CFDT 26 %, FO 15,94 % ! La CFTC monterait à 9,30 %, la CFE-CGC à 9,43 % ! L’UNSA 4,56 % et Solidaires (SUD) 3,47 % sont éliminés. Soit un renversement de la “majorité” pour CFDT-CGC-CFTC. »

Ces chiffres évoqués par Gérard Filoche sont donc ceux de la mesure d’audience proclamée le 29 mars 2013. Ils peuvent être consultés ici, sur le site Internet du ministère du travail ou alors sur la tableau ci-dessous:

Or, si l’on se réfère aux dernières élections prud’homales, celles du 3 décembre 2008, les résultats sont sensiblement différents : la CGT avait renforcé sa première place parmi les confédérations syndicales, en progressant de 1,6 point à 33,9 % ; la CFDT avait baissé de 3 points à 21,8 % ; et  FO de 2,3 points à 15,8 %. Les résultats globaux de ces élections peuvent être consultés ici; et on peut consulter ci-dessous ceux du collège des salairés.

La réforme de Michel Sapin risque donc non seulement de saper encore un peu plus l’assise et la légitimité des confédérations syndicales, en les éloignant davantage de leurs « mandants », mais aussi, incidemment, d’avantager la CFDT, la confédération qui est souvent la plus accommodante.

Lors d’un récent bureau national du parti socialiste, le 10 décembre, ces questions ont donné lieu à un vif accrochage entre le ministre du travail, Michel Sapin, et Gérard Filoche, qui en rend compte dans un autre billet de blog (il est là).

Un autre danger inhérent à ce projet de suppression des élections prud’homales, c’est qu’il peut être interprété comme une première étape, la seconde étant la suppression pure et simple des juges prud’homaux eux-mêmes. Certes, le gouvernement s’en défend et assure qu’il n’y a pas de projet caché. Mais on n’est pas obligé d’être naïf. Car, de très longue date, le Medef, et avant lui son ancêtre, le CNPF, milite pour une telle remise en cause de la justice prud’homale et cela pour une raison qui est transparente. Partisan d’une déréglementation sociale et d’une remise en cause de pans entiers du Code du travail, le patronat a toujours estimé que la justice prud’homale, dont la bible est précisément ce Code du travail, faisait partie de ces « lourdeurs » du modèle social français dont il faudrait un jour s’émanciper. Le rêve du Medef, pas même secret, serait donc un jour d’avancer vers un mode allégé de règlement des conflits sociaux. Au diable le Code du travail ! Au diable aussi les juges prud’homaux ! En lieu et place, le patronat préférerait avancer vers une solution moins contraignante, celle de commissions paritaires par branches.

L’inquiétante inversion de la hiérarchie des normes sociales

Dans cette hypothèse, il serait plus facile de supprimer les juges prud’homaux si, au préalable, les élections ont elles-mêmes été supprimées. Sans réelle légitimité, et en tout cas sans celle d’un suffrage national, les juges pourraient un jour plus facilement passer à la trappe. En somme, si l’élection est supprimée, c’est la légitimité même de l’institution qui est affaiblie, sinon même ruinée.

Mais, à tous ces dangers que fait planer cette réforme, il faut encore en ajouter un dernier, qui est sans doute le plus grave de tous : c’est que le nouveau système va contribuer à un nouvel et grave émiettement du monde du travail. C’est, en quelque sorte, un ultime et décisif coup de boutoir dans ce que l’on appelait depuis la Libération l’ordre public social.

Comme le relevait, voilà bientôt un an dans un billet de blog (il est ici), l’économiste Guillaume Étievant, qui est expert auprès des comités d’entreprise et membre de la Fondation Copernic, cet ordre public social, produit de décennies de luttes sociales et tout autant d’acquis sociaux, a longtemps édicté que la loi l’emportait sur les accords de branche, et les accords de branche sur les accords d’entreprise. « La hiérarchie des normes établissait (…) la supériorité de la loi sur les accords de branches, et des accords de branches sur les accords d’entreprises. Des contrats individuels ou collectifs pouvaient déroger à cette disposition uniquement s’ils étaient plus favorables au salarié », expliquait-il.

Or, il s’est passé progressivement un fait majeur auquel les grands médias n’ont prêté aucune attention : la droite d’abord, la gauche ensuite, ont œuvré à une inversion de cette hiérarchie des normes sociales, donnant insensiblement la primauté aux accords d’entreprise. « La remise en cause de ce principe de faveur par le législateur transfère un pouvoir normatif aux partenaires sociaux et affaiblit donc la protection offerte aux salariés par le Code du travail », poursuit l’économiste.

C’est d’abord par la loi du 4 mai 2004 (on peut la consulter ici, à lire à partir de l’article 37), voulue par le premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, qu’un premier coup de boutoir est donné contre cette hiérarchie ancienne des normes sociales. Guillaume Étievant la commente de la manière suivante : « La droite s’est engouffrée dans cette brèche avec la loi du 4 mai 2004, qui introduit une rupture fondamentale dans la hiérarchie des normes et dans le principe de faveur. Elle permet en effet aux accords d’entreprise, qui résultent d’une négociation collective entre employeurs et syndicats de salariés au sein d’une entreprise, de déroger aux accords de branches, qui sont conclus dans le cadre d’une branche de travail et harmonisent donc les conditions de travail au sein d’une profession, même si ces derniers sont plus favorables. »

Puis, en 2008, par une réforme complémentaire, Nicolas Sarkozy a encore accentué cette inversion de la hiérarchie des normes sociales, faisant de l’entreprise le lieu privilégié de la négociation sociale et autorisant des accords dérogatoires aux accords de branches et même à la loi. Et enfin, c’est l’actuel gouvernement socialiste qui a achevé le travail, avec l’accord national interprofessionnel (ANI), signé le 11 janvier 2013 entre le Medef et trois confédérations syndicales, puis ratifié en l’état par le Parlement. Ce désormais tristement célèbre « ANI » a démantelé de nouveaux pans entiers du Code du travail et notamment du droit du licenciement. Mais surtout, c’est lui qui a définitivement entériné cette inversion de la hiérarchie des normes.

Au regard du droit du travail, la loi voulue par François Hollande est même beaucoup plus grave que celle portée sous la droite par Jean-Pierre Raffarin. Car dans les deux cas, la loi nouvelle autorise des accords d’entreprise dérogatoires, sous réserve de l’approbation majoritaire des syndicats concernés. Mais dans la loi promulguée sous la droite, le salarié conservait des droits de recours, s’il considérait que cet accord contrevenait gravement à son contrat de travail, droits qui ont disparu avec le gouvernement socialiste.

En clair, avec le gouvernement socialiste, le Code du travail a subi un ébranlement majeur, ce dont se réjouissait sans cesse l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot. Témoin, cette déclaration d’il y a un an, qui est encore en ligne sur le site internet du Medef : parlant de cet accord interprofessionnel, elle expliquait qu’il aurait, parmi d’innombrables autres avantages, celui de limiter les recours devant les prud’hommes. « Il favorise, non plus la logique de contentieux qui est terrible, qui coûte cher et qui est longue, tant pour le salarié que pour l’employeur, mais la logique de conciliation », faisait-elle valoir.

Le message oublié de Marc Bloch

On comprend donc sans peine que les deux réformes, celle de la suppression des élections prud’homales et celle de l’ANI, s’emboîtent et se complètent l’une l’autre.

Elles sont sous-tendues par une même philosophie réactionnaire : c’est l’entreprise qui doit être le lieu privilégié du dialogue social. Ce sont donc des élections émiettées des délégués du personnel ou aux comités d’entreprise, entreprise par entreprise, qui doivent servir de point d’appui pour former demain les futurs tribunaux prud’homaux – avant de les convertir éventuellement en comités paritaires ; et ce sont toujours des accords au niveau de chaque entreprise qui doivent rythmer la vie sociale du pays. En bref, le gouvernement socialiste a donné le top départ de l’ultime déréglementation sociale qui restait à entreprendre.

Cette déréglementation a certes été subtilement menée puisque Nicolas Sarkozy a proposé aux syndicats de sortir du système de représentativité décrétée au terme de laquelle seulement cinq confédérations, la CGT, la CFDT, FO, la CGC et CFTC, étaient réputées représentatives, mais ni Sud ni l’Unsa, et les accords d’entreprise ont souvent été présentées comme un retour à une démocratie plus directe, permettant aux salariés de peser plus directement sur des décisions concernant leur propre avenir. Mais cela a souvent été aussi un prétexte pour faire imploser les négociations de branches et voler en éclats certaines conventions collectives, et pour conduire à un émiettement du monde du travail. En somme, la force collective du monde du travail, déjà bien mal en point, s’est trouvée encore un peu plus diluée.

Pour certaines des grandes confédérations syndicales, l’affaire de la suppression des élections prud’homales prend donc valeur de symbole et va donc susciter de grandes tensions. Ainsi la CGT est-elle opposée à la réforme de Michel Sapin et a décidé de le faire savoir – et même de battre le rappel en lançant une pétition nationale (on la trouvera ici). Avec des arguments voisins, FO, Sud ou encore l’Unsa sont aussi opposés à la suppression des élections prud’homales. Et, parmi les grandes confédérations, il n’y a guère que la CFDT qui soutienne le projet du gouvernement (sa prise de position peut être consultée ici).

Mais ce n’est évidemment pas les syndicats qui sont seuls concernés dans le débat qui va s’ouvrir. Car, au travers de cette question des prud’hommes, c’est une question majeure qui est soulevée, celle de la démocratie sociale. Avec deux camps qui se dessinent. Celui qui veut, pour l’avenir, faire de l’entreprise le pivot central du dialogue social. Et puis le camp d’en face.

Mais ce camp-là, le camp des opposants, quel projet alternatif défend-il ? Le problème, c’est qu’à gauche, le débat sur les voies et les moyens de refonder la démocratie sociale n’a jamais pris beaucoup d’ampleur. Pour redonner du crédit aux confédérations syndicales, faut-il par exemple concevoir, sur les décombres d’un Conseil économique et social qui ne sert strictement à rien, de créer un véritable Parlement social, élu, avec des compétences élargies ? Ou alors d’autres suggestions peuvent-elles être mises sur la table ?

En tout cas, le débat est de première importance. Car le chemin que veut emprunter le gouvernement est très régressif. Consacrant l’entreprise comme le lieu privilégié de la vie sociale, il repose sur un a priori doctrinal : salariés et actionnaires ont des intérêts convergents et doivent œuvrer ensemble au bien commun. Les socialistes vont en quelque sorte au bout du chemin qu’ils ont choisi dans le milieu des années 1980, quand ils ont changé leur regard sur l’entreprise. Alors qu’ils avaient pendant des années vu en elle le lieu de l’extorsion de la plus-value et de l’exploitation du travail salarié, ils l’on présentée soudainement comme celui de la création de richesse. On vit donc aujourd’hui le prolongement ultime de cette dérive, jusqu’à la caricature. Au diable la lutte des classes ! Vivent les entrepreneurs !…

Alors qui, dans cette dérive sans fin, rappellera que la démocratie est d’abord un mode de gestion des conflits ? Nul besoin d’être révolutionnaire pour le savoir, il suffit d’être attaché aux valeurs fondatrices de la République. Aux valeurs, en somme, que rappelait à l’été 1940, dans L’Étrange Défaite, le républicain exemplaire qu’était Marc Bloch : « Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires s’affrontent. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise. »

Au fondement de la République sociale, c’est ce message que les socialistes ont aujourd’hui oublié. Pour le « malheur de la patrie »

Comité de défense de l’hôpital de Sarlat : la section LDH de Sarlat soutient l’action.

http://www.sudouest.fr/2013/12/20/sarlat-le-comite-de-defense-de-l-hopital-promet-du-spectaculaire-1408593-2147.php

Inutile de souligner combien la solidarité des membres de toutes les sections d’Aquitaine donnerait du poids et de la lisibilité à la section de Sarlat renaissante.

Signez la pétition de soutien et faites connaître ce combat qui n’est pas seulement sérié à Sarlat :

la fermeture de services publics est une atteinte aux droits de l’homme.

Quelques liens complémentaires :

http://www.sudouest.fr/2013/10/25/l-appel-a-mobilisation-a-la-veille-de-la-manifestation-1210140-1980.php

http://www.petitions24.net/non_a_la_fermeture_du_service_de_chirurgie_a_sarlat

http://www.sudouest.fr/2013/10/25/une-petition-pour-defendre-l-hopital-de-sarlat-1209895-1776.php

Un maire en Essonne barricade les Roms pour mieux les faire fuir.

 

Mediapart.fr

16 décembre 2013 | Par Carine Fouteau

 

Pour faire fuir les Roms sans avoir à recourir à une expulsion en bonne et due forme, le maire UMP de Vigneux-sur-Seine a trouvé une nouvelle méthode : disposer des containers à l’entrée du terrain. Les familles sont parties d’elles-mêmes.

Le maire UMP de Vigneux-sur-Seine en Essonne a fait fuir une soixantaine de Roms de sa commune sans recourir à une expulsion en bonne et due forme. Comment s’y est-il pris ? Il les a barricadés ou plutôt parqués. En fait, le mot précis pour décrire ce qu’il a fait n’existe pas dans le dictionnaire. Des containers métalliques d’environ trois mètres de haut ont été disposés à l’entrée du terrain, occupé sans autorisation, de manière à empêcher le passage.

Devant l'usine désaffectée le 10 décembre.Devant l’usine désaffectée le 10 décembre.

Le lieu, une usine désaffectée, étant ceint de part et d’autre d’un mur de pierre, les allées et venues sont devenues impossibles, sauf à se faufiler. Terrorisées à l’idée de se retrouver bloquées, les familles venues de Roumanie installées pour l’hiver à l’abri des murs de ce site industriel sont parties d’elles-mêmes. On pourrait parler, en quelque sorte, d’auto-expulsion. Le maire de Vigneux-sur-Seine n’est pas un inconnu, notamment des lecteurs de Mediapart. Lors de sa mandature, Serge Poinsot a mis en place un système visant à empêcher les gens du voyage d’acquérir des biens immobiliers, sollicitant pour cela des notaires et des policiers municipaux (lire l’enquête de notre confrère Karl Laske).

Le 4 décembre, donc, les Roms ont quitté leur refuge. Le jour même, dans sa « lettre du maire », diffusée à ses administrés, Serge Poinsot, revendiquant le soutien du député Nicolas Dupont-Aignan, s’auto-congratule. « Démantèlement du campement illicite des “Roms” : notre détermination les a fait partir ! » titre-t-il, avant de poursuivre : « Le 17 novembre dernier, je vous ai écrit pour vous faire part de mon exaspération de voir, une nouvelle fois, notre commune être la cible et la victime d’une implantation illicite d’un campement de populations “Roms” (…). Aujourd’hui (en gras), je suis heureux de vous annoncer que notre détermination et notre fermeté ont payé. Comme je m’y étais engagé auprès de vous, j’ai obtenu le démantèlement sans conditions de ce campement (…). Vous le savez, j’avais exigé du propriétaire une action prompte et résolue, multiplié les interventions auprès de la préfecture et des autorités judiciaires et surtout, sécurisé, avec des moyens réellement dissuasifs, les principaux points d’entrée du terrain pour prévenir toute arrivée massive. Je l’ai dit, je le rappelle et je l’assume : notre ville n’a pas vocation à accueillir toute la misère du monde, à devenir une zone d’accueil permanente et un dépotoir. »

Le maire écrit à ses administrés.Le maire écrit à ses administrés.

Un « dépotoir », donc, contre lequel le maire a déployé des « moyens réellement dissuasifs ». Effectivement, cette technique, du jamais vu, a fonctionné.

Ce matin de décembre, le givre a recouvert la région parisienne. Cela fait six jours que les résidents précaires ont déserté. Ne restent que des traces de leur présence fugitive, des matelas, des couvertures, des réchauds, des baguettes de pain, des sachets de thé, des peluches. Les murs eux, sont toujours là, ces murs qui auraient pu retenir la chaleur quand les températures commencent à baisser.

Dès qu’il les a vus arriver, le 11 novembre, dans cette ancienne entreprise de retraitement de vieux papiers, située à quelques centaines de mètres de la gare SNCF, le maire n’a pas tardé à réagir. Campagne pour les élections municipales oblige, il a aussitôt informé les 27 000 habitants des dispositions qu’il avait prises. Le terrain étant privé, il indique, dans un premier courrier en date du 17 novembre, avoir « exigé » du propriétaire qu’il agisse « immédiatement » pour déposer plainte. Mais cela ne l’a pas empêché, pour aller plus vite et court-circuiter la procédure judiciaire, de prendre un arrêté municipal de « péril imminent », relevant de ses pouvoirs de police, lui assurant une mise à exécution rapide sans intervention d’un juge. Il vient en personne l’apposer sur les murs. La menace a suffi. Les forces de l’ordre ont à peine été sollicitées. Les « moyens réellement dissuasifs » ont produit d’eux-mêmes leurs effets.

Le site vu depuis les containers.Le site vu depuis les containers.

Le maire s’arroge la responsabilité de la « sécurisation » des « points d’entrée », mais la responsabilité est partagée. Comme l’indiquent les inscriptions peintes sur les parois, les containers appartiennent à l’entreprise TER, dont le patron, Marcel Solarz, est le propriétaire des lieux. Quand le site a été barricadé, des camionnettes étaient garées à l’intérieur. Les occupants étant ferrailleurs, ils ont voulu sortir leurs véhicules, dont ils ont besoin pour récupérer les métaux. Tant bien que mal, ils sont parvenus à se dégager un passage. Le lendemain, la mairie a remis en place son équipement « dissuasif ». Elle l’a même solidifié en remplissant les bennes de sable et en les immobilisant définitivement à l’aide de cylindres et de blocs de béton. Quelques heures plus tard, une camionnette appartenant aux Roms, stationnée à proximité, a pris feu. L’insistance municipale a eu raison des Roms. « Je ne tolérerai pas une implantation “hivernale” de ces populations et j’utiliserai tous les moyens possibles mis à ma disposition de maire pour les faire partir. Il y en a assez de plier devant celles et ceux qui ne respectent pas la loi républicaine, se moquent de nos forces de police et s’amusent de nos faiblesses bien-pensantes », avait prévenu Serge Poinsot.

Dans ses deux missives, le maire insiste sur un autre élément : le campement semble à ses yeux faire tache dans ce « tout nouveau quartier » voué à se développer. Il ne le précise pas, mais une opération de vente en cours retient son attention : un promoteur immobilier, Antonio de Souza, à la tête de France-Pierre, avec lequel il entretient des relations privilégiées, est en train de racheter le terrain pour y construire plusieurs centaines de logements (à lire les enquêtes de Mediapart ici et ).

Les containers depuis l'intérieur du terrain.Les containers depuis l’intérieur du terrain.

Le maire n’en est pas à son coup d’essai en matière de « chasse aux Roms », selon l’expression de l’un de ses opposants, Patrice Finel, élu au conseil municipal et candidat du Front de gauche en 2014. Ce dernier se souvient d’un précédent débat, qui avait abouti au vote d’une motion, au cours duquel les « squatteurs » désignés comme Roms d’un autre terrain, entre-temps délogés, avaient été accusés de « faire griller les cygnes et les poissons » des plans d’eau à proximité pour se nourrir. Plus encore que de véhiculer des préjugés, il reproche à l’équipe actuelle de refuser l’inscription à l’école des enfants de ces campements, ce qui est contraire à la loi.

« En période électorale, affirme l’élu de gauche, ce n’est pas évident de parler de cette question. Dans certains quartiers, les habitants sont à cran, ils en ont marre de voir les poubelles renversées et de trouver des gens dans leur jardin. Même si ça n’arrive qu’une fois, les rumeurs circulent. Le FN risque de faire un bon score si on laisse faire. » Lui qui a aménagé une roulotte pour son porte-à-porte a rodé son argumentaire: « Aux gens qui m’interrogent, je dis que c’est à l’État et à l’Europe de prendre leurs responsabilités. Nous, maires, nous ne pouvons pas nous retrouver seuls face à toutes ces difficultés. » « Concernant les Roms de l’usine, poursuit-il, il n’y avait pas de péril imminent, c’est faux. Les lieux étaient correctement tenus, c’était la misère, mais c’était propre. On aurait quand même pu les laisser passer l’hiver au chaud. Et après, on leur aurait demandé de partir quand les travaux de démolition auraient commencé. » À propos de la camionnette brûlée, il dénonce un « incendie criminel », qui s’ajoute, selon lui, au « harcèlement quotidien » des policiers municipaux pour les faire partir.

Un bénévole de l’Association de solidarité en Essonne avec les familles roumaines et roms (Asefrr) confirme cette pression policière régulière. Roland Blanchetière connaît les familles depuis trois ans et demi. Maintes fois expulsées, elles ont occupé plusieurs terrains en région parisienne avant de repérer cette friche à Vigneux-sur-Seine. Le militant accuse le maire de les avoir « pris au piège ». « On ne peut pas traiter les gens comme ça. Ils sont partis d’eux-mêmes, parce qu’ils ont eu peur pour leur vie et celle de leurs enfants », lance-t-il, tout en courant d’un campement à l’autre dans le département. Il a des nouvelles des « auto-expulsés ». Il se prépare à bientôt repartir de zéro avec eux dans une nouvelle ville.

Les lieux ont été désertés le 4 décembre.Les lieux ont été désertés le 4 décembre.

 

Europe: radiographie d’une social-démocratie à la dérive

Mediapart.fr

14 décembre 2013 |

 

Samedi 14 décembre à Berlin, des militants du SPD décomptent les bulletins de vote sur la Grande coalition.
Samedi 14 décembre à Berlin, des militants du SPD décomptent les bulletins de vote sur la Grande coalition. © Reuters/Fabrizio Bensch

Dans un ouvrage ambitieux, trois universitaires cartographient le « désarroi » de ces partis de gouvernement à travers l’Europe : chute de l’électorat, effritement du nombre d’adhérents, relation difficile avec la société civile… Ils insistent sur les effets de la crise, mais aussi sur le « pacte » conclu avec Bruxelles.

Ce sont trois visages d’une social-démocratie mise à mal par la crise financière, qui cherche à se réinventer partout en Europe. En Allemagne, plus de 369.000 militants du SPD ont donné leur feu vert à la formation d’une grande coalition avec la CDU-CSU de la conservatrice Angela Merkel, d’après les résultats de la consultation publiés ce samedi: il devrait y avoir six ministres SPD, sur un total de 14 postes ministériels. En Italie, Matteo Renzi, le maire de Florence, est le grand vainqueur des primaires de la gauche italienne organisées en fin de semaine dernière, avec un programme encore flou, mais qui semble miser sur un nouveau rapprochement du parti démocrate (PD) avec le centre.

Quant à l’Espagne, l’ex-patron du PSOE, José Luis Rodriguez Zapatero, vient de publier un livre dans lequel il regrette, à demi-mot, le tournant vers l’austérité qu’il a engagé, à partir de mai 2010 : « Le dilemme a été de faire ce que jamais je ne pensais devoir faire : prendre des décisions, pour le bien du pays, qui allaient à l’encontre de mes convictions idéologiques. » À l’heure des politiques d’austérité anti-keynésiennes, tandis que la « troisième voie » vantée par Tony Blair a pris un sérieux coup de vieux, y a-t-il encore un avenir pour la social-démocratie sur le continent ?

Dans un épais manuel, rédigé en anglais, qu’ils co-dirigent aux éditions Palgrave Macmillan, trois universitaires auscultent les évolutions – et les errances – de la social-démocratie au cours des années 2000, dans 27 des 28 États membres de l’Union. Jean-Michel De Waele, professeur de science politique à l’université libre de Bruxelles (ULB), Fabien Escalona, chercheur en science politique à l’IEP de Grenoble et Mathieu Vieira, chercheur en science politique à l’IEP de Lille et à l’ULB, constatent en particulier le « désarroi idéologique » et le « vide stratégique » de ces partis de gouvernement, en Europe de l’Ouest, que la crise de 2008 a encore approfondi. La social-démocratie n’aurait plus « de modèle, d’originalité idéologique ou (…) d’électorat spécifique aisément identifiable », pour reprendre les termes d’un autre chercheur, Stefan Berger.

Assumant un parti pris comparatif et exhaustif (chaque pays a droit à son chapitre), à l’aide de nombreux tableaux compilant des données souvent inédites, les trois auteurs en arrivent à soutenir, notamment, une thèse stimulante, qui n’est pas sans écho avec l’hypothèse formulée dans le pamphlet dirigé par l’économiste Cédric Durand en début d’année (En finir avec l’Europe, La Fabrique) : la social-démocratie aurait été piégée en acceptant de jouer le jeu de l’Europe « ordo-libérale ». Les sociaux-démocrates paieraient aujourd’hui le prix de leur ralliement trop enthousiaste au projet européen. « Le mot d’ordre formulé par François Mitterrand en 1973, “L’Europe sera socialiste ou ne sera pas”, n’a pas résisté à l’épreuve des faits », écrivent-ils.

Afin de rendre compte d’une partie de ces travaux massifs, Fabien Escalona et Mathieu Vieira ont accepté de publier, dans les pages qui suivent, certains des tableaux qui accompagnent leurs recherches et de les commenter. Retour en cinq temps sur une entreprise qui peut servir de boussole, à l’approche des élections européennes.

 

1 – L’effet dévastateur de la crise

Tableau de l’évolution des résultats électoraux des partis sociaux-démocrates sur les périodes 2000-2006 et 2007-2013 :

Le commentaire de Fabien Escalona et Mathieu Vieira : « En comparant deux périodes équivalentes avant et après l’éclatement de la grande crise économique contemporaine, on observe un recul assez net de la social-démocratie ouest-européenne. Impossible d’incriminer la seule crise, mais au moins on peut constater qu’elle n’a pas créé de sursaut global. On a certes assisté à plusieurs retours dans les exécutifs nationaux, mais dans des conditions souvent médiocres, à la tête de coalitions hétérogènes ou en tant que partenaire minoritaire.

Dans les pays où les sociaux-démocrates étaient au gouvernement au moment de l’éclatement de la crise financière et des dettes souveraines, comme en Grande-Bretagne et en Europe du Sud, les reculs ont été massifs. Cela n’est pas étonnant : dans les années 1930, les rares sociaux-démocrates qui « profitèrent » de la crise et furent innovants eurent en fait du temps pour s’adapter. Ce qui est préoccupant, c’est que six ans après la crise, on ne distingue guère de réponses originales produites et circulant dans les milieux sociaux-démocrates. Les propositions d’eurobonds (mise en commun d’une partie des dettes publiques à l’échelle de la zone euro – ndlr) et de taxe sur les transactions financières ne font pas un nouveau modèle, si tant est que la social-démocratie les défende encore en 2014.

Seuls les socialistes français et les travaillistes irlandais ont su progresser significativement, mais cela risque de n’être que provisoire. Dans les pays dits « du Nord » où la crise a été moins brutale, les sociaux-démocrates sont aussi en recul. Dans ces cas, d’autres facteurs que la crise ont sûrement joué, qui sont à l’œuvre depuis une trentaine d’années, autrement dit depuis le moment où la taille du continent social-démocrate a commencé à s’éroder, à l’instar de celle des grands partis de pouvoir en général.

Cette évolution pose la question de la stratégie d’alliance de la social-démocratie. Si jamais celle-ci veut vraiment s’opposer aux blocs conservateurs qui dominent en Europe, il lui faudra mieux connaître et dialoguer avec ses partenaires à gauche, y compris la famille de gauche radicale, qui a légèrement progressé depuis la crise. »

2 – Les adhérents : moins nombreux, plus vieux

Les adhérents sociaux-démocrates en Europe de l'Ouest. ©JMDW, FE, MV.
Les adhérents sociaux-démocrates en Europe de l’Ouest. ©JMDW, FE, MV.

Le commentaire de Fabien Escalona et Mathieu Vieira : « Un examen des effectifs des partis sociaux-démocrates ouest-européens confirme un constat établi depuis plusieurs années : ils ne sont plus des partis de masse. Seuls les partis allemand, espagnol et italien ont des effectifs supérieurs à 400 000 membres. Les adhérents des principaux partis de la famille sociale-démocrate (à savoir le SPD allemand, le PS français et le Labour britannique) ne représentent même pas 1 % de leurs électorats.

L’un des autres enseignements majeurs de notre ouvrage est que les partis sociaux-démocrates ont dû faire face à une véritable hémorragie militante depuis le début des années 2000. Hormis les partis ayant opté pour l’ouverture aux sympathisants via des primaires (France, Italie, Grèce), la grande majorité des autres formations a perdu près d’un tiers de ses effectifs : -34 % en Suède, -32 % au Portugal, -28 % en Allemagne, -26 % en Autriche…

Outre ce déclin du militantisme, la plupart des études de cas répertoriés dans notre livre indique que la pyramide des âges est déséquilibrée, dans la mesure où le corps militant est majoritairement âgé de plus de 50 ans. À titre d’exemple, 61 % des militants du PS wallon et 47 % des militants du  SPD allemand ont plus de 60 ans. Seul le PS portugais peut s’enorgueillir de compter parmi ses membres près de 24 % de moins de 30 ans.

Tous ces phénomènes s’accompagnent de l’approfondissement d’une autre tendance engagée dans la décennie 1990, à savoir la professionnalisation des appareils partisans. »

3 – Vers une rupture avec les classes populaires ?

Fabien Escalona et Mathieu Vieira : « La “rupture” dont il est souvent question entre classes populaires et sociaux-démocrates doit être nuancée. Dans plusieurs cas à l’Est, leur électorat est largement composé de secteurs désavantagés de la société. À l’Ouest, des fractions encore importantes des couches populaires votent tout de même encore pour eux. Elles sont parfois nouvelles et en ascension démographique, comme les milieux populaires issus de l’immigration : on le remarque en France, mais aussi en Grande-Bretagne.

Cela dit, il est clair que les grands partis sociaux-démocrates ont perdu beaucoup d’électeurs ouvriers ou employés. En France, le désalignement des ouvriers est achevé. Cela fait plusieurs scrutins présidentiels qu’ils ne votent pas plus pour le candidat PS que le reste des votants. En Allemagne, le soutien des employés et ouvriers pour le SPD a décliné parallèlement à son niveau général, et les pertes se calculent en centaines de milliers de voix. En Angleterre, pour chaque électeur de type CSP+ perdu par le Labour entre 1997 et 2010, il en perdait trois parmi les catégories les plus déshéritées.

Il est donc logique d’attendre de ces partis qu’ils performent davantage auprès des milieux populaires. En même temps, il n’est pas anormal que leur électorat se renouvelle. Le capitalisme change, la structure sociale avec, et les forces politiques doivent s’y adapter. Historiquement, le dynamisme des gauches a d’ailleurs reposé sur leur association avec les couches ascendantes de la société. Il aurait été absurde après les années 1970 de camper sur un discours ouvriériste.

Le vrai enjeu consiste en fait à intégrer une large part des classes populaires dans un bloc sociologique majoritaire, partageant un “sens commun” alternatif à celui des droites. C’est tout le sens de la “bataille culturelle” à laquelle appellent des chercheurs comme Gaël Brustier, et qui n’a rien à voir avec les tentations tactiques de “gauchir” les discours, ou au contraire de les conformer à un air du temps jugé conservateur. Ce combat serait vain s’il ne s’accompagnait pas de la refonte d’un projet social-démocrate capable de restaurer la primauté du politique, et d’offrir un progrès humain non dépendant de forts taux de croissance. Une autre condition cruciale serait de renouveler les réseaux partisans au sein de la société, car ils se sont atrophiés et n’incluent pas de nouvelles formes de solidarités et de modes de vie qui se développent à la base. Il s’agit dans ce cas de redessiner une “géographie militante”. »

4 – Le pacte faustien de l’intégration européenne

Fabien Escalona et Mathieu Vieira : « Pour renouveler sa doctrine et mobiliser davantage les milieux populaires, la social-démocratie doit aussi régler le dilemme que lui pose l’UE, à savoir comment mener une politique sociale-démocrate dans un système conservateur. La métaphore que nous utilisons, celle du “pacte faustien”, ne vise pas à condamner mais à comprendre pourquoi les sociaux-démocrates ont embrassé et promu une intégration européenne dont ils s’étaient historiquement plutôt méfiés. Nous suggérons qu’il s’agissait selon eux du prix à payer pour recréer les conditions favorables à un “compromis de classe positif” pour le salariat.

Après l’échec de la dernière expérience de keynésianisme national et le “tournant de la rigueur” français de 1982-83, les sociaux-démocrates jugent que le réformisme passe désormais par le niveau européen. Toutefois, un véritable “euro-keynésianisme” aurait impliqué une véritable stratégie, avec un objectif global et de long terme, en l’occurrence une Europe sociale-démocrate. Or, sans une réflexion a priori sur la faisabilité d’une politique sociale-démocrate dans un cadre institutionnellement conservateur et économiquement néo-libéral, les socialistes ont eux-mêmes participé à légitimer puis à encourager l’approfondissement de ce cadre.

D’une part, ce “pacte faustien” avec l’intégration européenne s’est décliné sur le terrain institutionnel. « Les forces d’opposition à un nouveau régime commencent par refuser mais finissent par l’accepter avec l’espoir de l’utiliser » : ces trois étapes théorisées par Olivier Duhamel pour qualifier le rapport de la gauche française à la Cinquième République s’appliquent parfaitement au ralliement des sociaux-démocrates à l’esprit et aux pratiques des institutions européennes. Si les sociaux-démocrates ont espéré utiliser le niveau européen pour défendre leur projet, le système institutionnel conservateur de l’UE, peu propice à une logique partisane, les en a empêchés. De plus, les sociaux-démocrates n’ont jamais véritablement remis en cause une logique consensuelle taillée sur mesure par les libéraux et les démocrates-chrétiens, et qui ne permet pas une réelle politisation des enjeux européens.

D’autre part, le “pacte faustien” s’est décliné sur le terrain de la politique économique. Loin d’avoir été les spectateurs de l’édification du projet ordo-libéral qui guide aujourd’hui la politique économique de l’UE (avec comme piliers la libre circulation des capitaux, l’indépendance de la BCE et la stabilité des prix), les sociaux-démocrates ont joué le rôle de co-bâtisseurs. Or, la compatibilité d’un programme social-démocrate axé sur la demande avec l’édifice ordo-libéral européen est douteuse. L’adoption d’un “traité social”, promis depuis le milieu des années 1980, n’arrangerait les choses qu’à la marge s’il venait à s’ajouter et à dépendre de des règles existantes qui le contredisent. Ce ne sont pas les dispositifs du TSCG qui risquent de démentir ce diagnostic!

En bref, on se retrouve dans une situation où cette famille politique n’a pas les moyens de changer le système existant, mais n’a pas non plus l’intention de le subvertir. On est donc dans un vide stratégique. »

5 – Une famille social-démocrate fracturée

Les partis sociaux-démocrates en Europe de l'Est. ©JMDW, FE, MV.
Les partis sociaux-démocrates en Europe de l’Est. ©JMDW, FE, MV.

Le commentaire de Fabien Escalona et Mathieu Vieira : « Notre manuel offre un panorama exhaustif du paysage social-démocrate dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO). Il nous confirme qu’à l’échelle de l’UE, on a plutôt affaire à une famille recomposée, voire artificielle. Certains chercheurs et responsables politiques attendaient beaucoup de transferts d’idées et de pratiques de l’Ouest à l’Est, mais il s’agissait d’une vision naïve et peut-être un peu paternaliste. Le poids de l’histoire ne s’efface pas si vite, et les scènes politiques des PECO sont très différentes de celles des vieilles démocraties consolidées. On peut même se demander si ce n’est pas la destructuration amorcée des systèmes partisans occidentaux qui risque de les rapprocher !

Contrairement au processus d’homogénéisation qui se poursuit à l’Ouest, la branche orientale est caractérisée par sa grande hétérogénéité. Les partis ont des tailles électorales très diverses, allant de plus des 2/5e de l’électorat à la quasi-inexistence. Ces disparités dans l’espace se doublent de disparités dans le temps : en une décennie, les formations polonaise et slovaque sont respectivement passées de plus de 40 à moins de 10 %, et de 13 à 44 % des suffrages. On observe une même hétérogénéité en ce qui concerne la sociologie de ces partis.

En termes programmatiques, les nouveaux enjeux démocratiques dits « post-matérialistes » (libération des femmes, autonomie des styles de vie, écologie politique…) sont largement ignorés par les sociaux-démocrates des PECO, qui sont aussi très orthodoxes sur le plan socio-économique, et doivent gérer d’autres problèmes, comme le rapport aux minorités ethniques ou linguistiques (Roms, russophones…).

Au final, la perspective d’une stratégie européenne commune à tous les sociaux-démocrates, qui irait plus loin qu’une ode aux droits de l’homme et à la justice sociale, apparaît encore lointaine. »

La boîte noire :J’ai rencontré les auteurs de l’ouvrage lors d’une conférence à Bruxelles – nous avons ensuite échangé par mails pour réaliser cet article. L’article a été modifié samedi dans le courant de la journée, avec les résultats de la consultation des militants SPD. Nous avons également supprimé une colonne du tableau de la deuxième page (voir réponse à l’un des lecteurs, sur le fil des commentaires).