Une société qui déraille est une société qui perd la capacité d’anticiper ses propres soubresauts et la possibilité d’imaginer ses scénarios d’avenir. C’est une société qui, à l’image des précaires qu’elle a engendrés, ne peut plus se projeter.
Ce démaillage social, qui prend des allures mondiales, se met en place à partir de trois étapes observables et qu’on peut repérer et analyser chacune pour elle même. Il s’agit des effets sociaux des politiques économiques et sociales, dont les effets sont comme là, devant nous.
Déliaisons
Ce que nous vivons sur l’échelle locale comme globale, c’est d’abord l’effet des mille déliaisons qui façonnent dorénavant la vie des gens. Ruptures précoces, ballotages, déracinements de toutes sortes. Privation de l’environnement familial , comme local. Impossibilité de s’installer nulle part , de prendre ses aises, de poser ses bagages, d’entreprendre et de suivre ce que l’on a commencé.
Serge Paugam étudie depuis des années les liens qu’il y a entre les ruptures individuelles, personnelles et les phénomènes sociaux de déliaison, de sécession et d’absence de relation de loyauté ou d’identité collective avec les institutions et la collectivité.
Ce phénomène n’est donc pas si récent. Il trouve ses origines à l’aube des années 80 au moment de la faillite du monde ouvrier. Ce qui est plus récent, aujourd’hui, c’est que ce phénomène de déiliaison ne s’exprime quasiment plus dans la vie publique. Il est devenu souterrain, invisible, et constant.
Désynchronisation
Ce qui fait que nous en sommes plus « en phase » avec ce qui se jour dans de nombreux milieux, avec le vécu des enfants, des adolescents et même des familles précaires, c’est que nous avions connu une véritable désynchronisation sociale. Les institutions, les collectivités locales , comme nationales se sont tout simplement mises à l’écart de ce qui agite la société. D’un coup, ce n’était plus leur affaire.Des filtres ont été installés, comme autant de modalités d’éloignement du peuple précaire. Blocage des publics par des procédures internet, téléphoniques administratives et techniques impossibles ; rendez vous obligatoires, procédures qui norment les rares occasions de rencontre ; éloignement des structures de décisions par rapport au terrain. Tout été fait pour découpler , et rendre quasiment indépendants deux mondes qui dorénavant ne sont plus en contact : celui pour lequel tout ne va pas si mal et où il y a des choses et des structure « qui fonctionnent encore ». Et celui qui a fait faillite depuis longtemps et qui ne pourra pas s’en remettre.
Désolidarisation
La troisième étape s’inscrit inévitablement dans la logique des deux précédentes.Suite aux déliaisons et à la désynchronisation, c’est la notion d’intérêt commun, la notion de bien commun, comme de vie en commun qui paraît dorénavant fictive.
Les institutions, les collectivités , les pouvoirs politiques n’ont plus en face d’eux de véritable opposition construite car ce qui se perd c’est justement la capacité de construire quoi que ce soit en commun, fût ce une simple opposition.
par contre le sentiment de loyauté , d’appartenance , ou de fidélité vis à vis des institutions, l’adhésion à la nécessité d’accepter des règles du jeu social, tout cela bien entendu disparaît.
Ce phénomène est particulièrement visible en ce qui concerne la notion de travail. Le travail dénaturé, précarisé a perdu tellement de sens pour les travailleurs pauvres et précaires que ceux ci en retour ont développé en retour une relation de désamour , de mise à distance et d’utilitarisme vis à vis de tout travail . C’est la relation à tout travail qui s retrouve abîmée , détruite et qui perd petit à petit tout son sens.
La désolidarisation est faite d’enfermement dans son individualité et dans sa précarité. La capacité de se mobiliser pour du bien commun se perd das tous les domaines en interne des groupes sociaux, comme en externe vis à vis des institutions.
Cette désolidarisation passe bien entendu par l’indifférence progressive au sort des autres, c’est à dire aussi à soi même. C’est un peu comme si nous assistions peu à peu à la perte progressive d’un sens social, de la même manière qu’on peut perdre la vue ou l’audition.
Les conséquences à l’échelle d’une société ne se limitent pas à l’immobilité et à l’indifférence ; cela va forcément plus loin encore comme le développement progressif de l’intérêt de mettre en échec le fonctionnement de la société elle même , dès lors qu’il me paraît évident qu’elle ne put jouer que contre moi.
C’est une »société négative », une « société noire » (au sens de « l’individu noir » de R. Castel) qui s’insinue progressivement dans tous les rouages et à tous les étages de la vie publique.
Ce que nous tentons de faire à travers nos actions éducatives et sociales, par la mise en place d’une pédagogie sociale, par la relocalisation des innovations sociales, par le développement d’une démarche communautaire, c’est justement ceci: redonner une nouvelle chance au « Commun » ; retrouver du sens au vivre ensemble ; construire une société vivable et possible en éduquant des individus capables d’en comprendre les enjeux.
Ce sont des initiatives d’un intérêt commun et public qu’il faudrait soutenir de manière urgente, plutôt que de les décourager encore et encore