Publié sur franceinfo le 25 mai 2022 Propos recueillis par – Louis Boy
Après le drame qui a coûté la vie à 19 enfants mardi, le président américain Joe Biden a promis d’agir et d' »affronter le lobby des armes ». Pourtant, les analystes ne s’attendent pas à un consensus politique.
Dix-neuf enfants de 7 à 10 ans et deux adultes sont morts dans leur école d’Uvalde au Texas (Etats-Unis), abattus par un tireur de 18 ans, mardi 24 mai, dix jours après une tuerie raciste dans un supermarché de l’Etat de New York. Ce nouveau drame remet en lumière la question douloureuse de l’attachement mortifère d’une partie des Etats-Unis et de certains représentants politiques aux armes à feu.
« Quand, pour l’amour de Dieu, allons-nous affronter le lobby des armes ? » a lancé le soir même de la tuerie le président américain Joe Biden, qui a émis le vœu de « transformer la douleur en action ». Mais le président américain n’a mis aucune réforme concrète sur la table. Et les républicains n’ont montré aucun signe d’une ouverture à la moindre restriction.
Pour comprendre les blocages de la société américaine et la probabilité de les surmonter, franceinfo a interrogé Lauric Henneton, spécialiste de la société américaine et maître de conférences en civilisation américaine à l’Université Versailles-Saint-Quentin.
Franceinfo : Après cette tuerie au bilan particulièrement lourd, Joe Biden a promis d’agir et de se confronter au lobby des armes. Quelles pourraient être les mesures mises sur la table ?
Lauric Henneton : Ce sont un peu toujours les mêmes, qui se résument en deux grands points. Premièrement, le fait de réduire l’accès aux armes automatiques. Le droit de porter des armes est protégé par la Constitution, mais il y a une différence entre un petit calibre et un gros fusil automatique. Et deuxièmement, le fait d’instaurer davantage de background checks [les vérifications sur le profil et les antécédents de l’acheteur d’une arme]. Ceux-ci ne sont pas non plus la panacée. Dans le cas du Texas, le tireur venait d’avoir 18 ans, et il n’a a priori aucun antécédent, ni judiciaire ni psychiatrique, qui aurait pu l’empêcher de se procurer une arme. Il y aura toujours des trous dans la raquette. En revanche, une interdiction des fusils d’assaut aurait pu le priver de ceux qu’il a utilisés, qui font autrement plus de dégâts qu’une arme de poing.
Joe Biden a-t-il vraiment la volonté et le pouvoir d’instaurer ces mesures ?
Joe Biden fait partie des politiques qui étaient aux premières loges en 2012 lors de la tuerie de Sandy Hook [26 personnes avaient été tuées dans une école primaire, dont 20 enfants]. Il était vice-président et il a essayé, à l’époque, de faire adopter des lois pour une réglementation plus ambitieuse du port d’armes. Ça n’a pas marché. On peut imaginer que, pour lui, une frustration s’est accumulée sur ce sujet, et que son émotion est réelle. Mais c’est perdu d’avance.
On sait que la Chambre des représentants pourra voter un certain nombre de dispositions. Mais au Sénat, non seulement les républicains ne les voteront pas, mais également certains démocrates. Quand vous êtes l’élu démocrate d’un Etat qui vote majoritairement pour Donald Trump, vos électeurs sont favorables au port d’armes.
Le problème est que les démocrates n’ont pas véritablement de majorité [ils disposent de 50 sièges, comme les républicains, mais en cas d’égalité lors d’un vote, c’est la vice-présidente Kamala Harris qui tranche].
« Sur des sujets aussi clivants que le port d’armes, il faut une majorité de 60 sièges qui permette de passer outre le filibuster, une technique de blocage qui permet aux républicains de faire obstruction au vote des lois. »
Lauric Henneton, spécialiste de la société américaine à franceinfo
Pourquoi les républicains s’opposent-ils à la restriction du port d’armes, et que proposent-ils pour mettre fin aux tueries de masse ?
Il y a aux Etats-Unis une telle polarisation sur les sujets culturels – les armes sont considérées comme en faisant partie, au même titre que l’avortement par exemple –que les républicains sont terrorisés à l’idée qu’on puisse leur retirer leurs armes. Ils sont obsédés par l’intervention de l’Etat dans leur vie. Le fondement historique du deuxième amendement de la Constitution américaine, qui garantit le droit de porter une arme, est de pouvoir être armé contre le risque de tyrannie de l’Etat central. C’est pour cela que, quand les démocrates sont élus, les ventes d’armes explosent. Et le nombre de tueries également, car il est scientifiquement prouvé que le ratio de morts par arme à feu est proportionnel au nombre d’armes en circulation, qu’ils s’agisse des tueries, des homicides ou des suicides.
Les républicains partent du principe que la nature est ainsi faite qu’il y aura toujours un « méchant avec une arme » et ils sont obsédés par l’idée qu’il faut s’y opposer avec un « gentil avec une arme ». Leurs propositions d’avoir des forces de sécurité plus visibles autour des établissements scolaires ou d’armer les enseignants sont vues comme un moyen d’avoir davantage de ces « gentils », dans une sorte de culte de l’héroïsme et de l’autodéfense. C’est une question philosophique, mais aussi pratique dans certaines zones peu denses où la police met un certain temps à intervenir, et dont les habitants réclament des armes pour se défendre eux-mêmes si besoin.
Des sondages montrent pourtant que les électeurs, même républicains, sont favorables au renforcement de certaines mesures, comme l’élargissement des « background checks », approuvé par 70% des républicains contre 90% des démocrates, selon un sondage du Pew Research Center (en anglais) en 2021. Pourquoi les politiques ne les suivent-ils pas ?
Longtemps, la National Rifle Association (NRA), le lobby des entreprises de l’armement, a financé généreusement les candidatures, se posant comme une sorte d’intermédiaire entre l’électeur et le candidat. Elle a cependant beaucoup perdu de sa superbe et de sa puissance financière, au point de tenter de se déclarer en faillite. Des fabricants célèbres comme Remington ont déposé le bilan. Cela a semblé affaiblir le lobby et l’écosystème pro-armes à feu.
Mais malgré cela, on ne remarque pas vraiment d’infléchissement dans les discours politiques. Il faut dire que la répétition des élections très rapprochées fait qu’il n’y a jamais le temps pour que ces idées s’installent.
« On est toujours dans une logique de crise, attisée d’un côté par des démocrates qui hystérisent le débat avec des restrictions drastiques parfois irréalistes et, de l’autre côté, des républicains qui agitent cette menace pour mobiliser les électeurs. »
Lauric Henneton, spécialiste de la société américaine à franceinfo
Cette fois, ce sont 21 personnes, dont 19 enfants, qui ont été tuées. L’émotion provoquée par cette tuerie sera particulièrement forte. Peut-elle être un moment de basculement ?
On a envie de le croire. Mais la tuerie de l’école Sandy Hook, en 2012, a montré que, passé l’émotion des premiers jours, les choses reprennent leur cours. Pour moi, cela suggère que celle d’Uvalde n’aura pas d’impact non plus. Ce qui peut jouer, c’est l’accumulation des tueries, le fait qu’elles soient de plus en plus nombreuses, et que la NRA ne soit plus à même de financer des campagnes électorales. Les semaines à venir vont nous donner une indication sur la possibilité qu’un changement advienne.
Partager la publication "Fusillade dans une école au Texas : le combat pour mieux contrôler les armes à feu aux Etats-Unis est « perdu d’avance », prévient un spécialiste"