Les honnêtes gens et le sale boulot

Mediapart

Pour l’universitaire Didier Fassin, l’analyse sociologique de l’affaire du lynchage d’un jeune Rom en banlieue parisienne, en juin, permet d’aller au-delà de l’événement et de sa dénonciation émotionnelle pour engager une réflexion plus large et penser la responsabilité collective plutôt que la seule culpabilité des auteurs ou même la complicité des responsables politiques.


Dans un article célèbre de 1962 intitulé Good People and Dirty Work, le sociologue Everett Hughes s’interrogeait, à propos de l’Allemagne des années 1940, non pas sur les raisons expliquant que « la haine raciale y ait pu atteindre un tel niveau », mais plutôt sur le fait que « ces millions de gens ordinaires aient pu vivre au milieu d’une telle cruauté et de tant de crimes sans qu’il y ait un soulèvement général contre ceux qui en étaient les auteurs ». Il relate une conversation à ce sujet avec un architecte allemand en 1948. « J’ai honte pour mon peuple chaque fois que j’y pense. Mais nous n’en savions rien », s’excuse son interlocuteur, qui ajoute : « Les Juifs étaient un problème. Ils venaient de l’est. Vous auriez dû les voir, en Pologne. Des gens de la condition la plus basse, pleins de poux, sales et pauvres, circulant dans leurs ghettos dans leurs tenues immondes. Et puis, ils sont venus ici et se sont enrichis avec des procédés incroyables. » Et de conclure : « Bien sûr, ce n’était pas la bonne façon de régler le problème, mais il y avait bien un problème et il fallait qu’il soit réglé d’une manière ou d’une autre. »

Commentant ces propos, l’auteur en élargit la signification à divers contextes, y compris dans les États-Unis de son époque, dans lesquels la majorité se dissocie à la fois d’une certaine catégorie de population, décrite comme radicalement autre au point qu’elle rend la cohabitation impossible, et de ceux, souvent des déclassés eux-mêmes, qui seront les exécuteurs des basses œuvres à leur encontre. Ainsi les « honnêtes gens » peuvent ignorer le « sale boulot » qu’accomplissent par procuration les seconds au détriment des premiers. Le problème n’est donc pas simplement : on ne savait pas. C’est plutôt, pour paraphraser l’expression du déni selon Octave Mannoni : on ne savait pas, mais quand même.

Cette forme de délégation des tâches les moins honorables, voire les plus indignes, opérée par la majorité en toute bonne conscience et avec une série de justifications est devenue un paradigme important des sciences sociales contemporaines : plus que l’extrême et terrible singularité de l’Allemagne nazie, c’est la signification générale de la division, tant sociale que morale, du travail à l’égard des indésirables que l’on retient.

L’histoire de Gheorghe C. (pourquoi ne pas, au moins, lui restituer sa véritable identité ?), l’adolescent rom soupçonné de cambriolage et lynché par des voisins, gagnerait assurément à être pensée à la lumière de cette analyse sociologique. En exprimant – tardivement – son « indignation » devant « ces actes innommables et injustifiables qui heurtent tous les principes sur lesquels notre République est fondée », le chef de l’État a trouvé les mots de convenance nécessaires. Mais il a fait plus que condamner « les auteurs de cette agression », il a dit aux Français qu’ils n’avaient rien à voir avec ces derniers. Nous voici donc rassurés et, comme le Premier ministre l’a affirmé, « les responsables de cet acte inacceptable », probablement des résidents de la cité voisine du taudis où habitait la victime, devront en rendre compte devant la justice.

Ainsi seront punis les coupables, des jeunes de milieu populaire si différents de la majorité de nos concitoyens, tandis que nos responsables jusqu’au sommet de l’État pourront continuer à stigmatiser les Roms, que nos édiles pourront se faire l’écho de l’exaspération de leurs administrés pour légitimer leur hostilité à l’encontre de ces corps étrangers, que nos préfets pourront ignorer la moitié des collectivités locales qui ne respectent pas l’obligation légale d’aménager des aires d’accueil pour les gens du voyage, que nos forces de l’ordre pourront poursuivre les évictions des occupants de camps improvisés au nom d’une loi qui n’est invoquée que pour réprimer ces derniers et que notre appareil judiciaire pourra encore fermer les yeux sur les incendies et les agressions qui les ciblent, et ce d’autant plus facilement qu’ils ne portent bien sûr pas plainte devant des institutions qui ne savent que les punir. Comme l’indique la procureure de la République, la « barbarie » du lynchage relève de la « vengeance privée ». Ni les pouvoirs publics ni le public français ne sont donc impliqués en aucune manière.

Les choses peuvent-elles changer ? Il arrive que l’exemple vienne d’en bas. Dans la maison d’arrêt où j’ai conduit une enquête au cours des cinq dernières années, les Roms roumains et bulgares étaient largement surreprésentés parmi les détenus, souvent condamnés pour des délits mineurs, y compris des vols de poules. Les surveillants manifestaient à leur égard une certaine considération car, disaient-ils, ils ne posaient jamais de problème et se montraient les plus durs au travail, les maigres revenus qu’ils tiraient de leur activité étant destinés à nourrir leur famille à l’extérieur. Le poste le plus sensible de la prison assurait l’entrée et la sortie des marchandises entre la cour de livraison et les ateliers : il était tenu par un Rom, à qui l’administration manifestait ainsi sa confiance.

C’est dire que le personnel pénitentiaire, le plus mal aimé de la République, paraissait plus enclin à en respecter les principes que ceux qui gouvernent en son nom. Au lieu de réitérer des préjugés séculaires sur ces populations, il les jugeait sur pièce. Il faut dire qu’il était à leur contact quotidiennement et avait appris à les connaître pour ce qu’ils étaient : des travailleurs honnêtes dès lors qu’on leur donnait du travail et qu’on leur autorisait l’honnêteté. Sûrement y a-t-il là une leçon pour nos décideurs et nos élus, l’ironie étant qu’elle leur est fournie par une catégorie professionnelle que l’on considère comme accomplissant justement la part ingrate du travail de l’État.

Au fond, ce qu’Everett Hughes peut nous apprendre, ce n’est ni que la société française est comparable à la société allemande d’il y a soixante-dix ans, ni que la description que l’on donne des Roms d’aujourd’hui ressemble étrangement à la description que l’on donnait alors des Juifs, eux aussi venus « de l’est ». C’est plutôt que les mêmes disqualifications, les mêmes justifications, le même silence, la même cécité permettent aux « honnêtes gens » de déléguer le « sale boulot », ici aux policiers et aux gendarmes que les évacuations de familles misérables ne valorisent guère, là aux citoyens dont on tolère qu’ils se fassent justice eux-mêmes, tout en conservant les mains propres et l’esprit serein. Espérons que l’insupportable traitement fait à Gheorghe C., déjà en train de tomber dans l’oubli médiatique, ne soit pas simplement réglé par la sanction de ses auteurs, mais soit l’occasion de penser la responsabilité collective dans ce qui l’a rendu possible.

Didier Fassin est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Il a notamment dirigé Les nouvelles frontières de la société française (La Découverte).