Limoges, aux racines de la défaite de François Hollande

Mediapart.fr

20 mai 2014 | Par Antoine Perraud

 

La gare, comme une métaphore du hollandisme.
La gare, comme une métaphore du hollandisme.

Après la défaite d’un socialisme municipal nécrosé, Limoges ressemble au laboratoire d’une décomposition annoncée. Le PS n’est plus suivi par son électorat, qui traîne les pieds lors des scrutins et bat le pavé dans des manifs. Reportage à la rencontre d’un peuple de gauche qui exprime à la fois sa déréliction et la volonté de se battre. Une infirmière affirme : « La pauvreté est en train de gagner. Même chez les gens qui travaillent. On ne peut pas vivre comme ça au XXIe siècle. » À Limoges, même au trente-sixième dessous, la résistance n’a jamais été un vain mot…

Limoges, de notre envoyé spécial.

C’est fou ce que la gare de Limoges ressemble à François Hollande ! Une pâte à chou flanquée d’un beffroi : rondeur pépère ostentatoire et fermeté verticale inopinée…

Il est une heure dans la ville, à la gare de Limoges...
Il est une heure dans la ville, à la gare de Limoges…

Ce bâtiment, inauguré en 1929 et aussitôt moqué (“un bloc de saindoux”), s’avéra bon gros anachronisme : conçu avant la Grande Guerre, il brillait des ultimes feux du style nouille de la Belle Époque, en un temps devenu tragique. Le monument – historique depuis 1975 – estampille les plans touristiques de la ville, nantis d’une présentation idoine : « Limoges, capitale du Limousin. » Quelle formule ! Une autre semblait trotter dans les têtes, depuis le temps : « Limoges, municipalité socialiste et qui entend le rester. » Révolu ! Cela aura duré 102 ans : de 1912 à 2014.

Artère longeant l'hôtel de ville...
Artère longeant l’hôtel de ville…

Le maire PS battu, Alain Rodet, sous peu septuagénaire, ne pouvait pas comprendre : il était en place depuis 24 ans seulement ! Il est arrivé à la suite d’un couple de dinosaures s’étant succédé ici au long du XXe siècle, comme si les règnes interminables d’Édouard Herriot à Lyon (1905-1957) et de Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux (1947-1995) s’étaient empilés à Limoges : Léon Betoulle (maire de 1912 à 1956 – excepté durant la parenthèse de Vichy puis de la Libération –, mort en fonctions), puis Louis Longequeue (maire de 1956 à 1990, mort en fonctions). Du lourd, du long, du limougeaud !

Une droite impréparée, qui n’imaginait pas triompher, vient d’arriver aux affaires. Largement issue de la société civile, elle colmate les brèches, à la bonne franquette : la propriétaire d’une agence de voyage veille désormais sur le tourisme ; la santé est allée à un médecin ; l’épouse d’un restaurateur se retrouve adjointe au commerce et à l’artisanat…

Vincent Jalby, conseiller municipal issu du Modem, enseignant-chercheur en mathématiques à l’université, préfère se gausser de « la mainmise prolongée d’une gauche particulière d’après-guerre, plus conservatrice que “progressiste” et déconnectée de tout ». M. Jalby parle de « François » avec des trémolos dans la voix : il faut comprendre Bayrou. Sinon, il dit « Hollande ». Par exemple : « Hollande a proféré d’énormes mensonges pendant la campagne présidentielle. La confiance est cassée. Pour ma part, je n’y ai jamais cru, même si François a voté pour lui au second tour en 2012. »

Monument à la mémoire des enfants de la Haute-Vienne morts pour la défense de la patrie en 1870-1871.
Monument à la mémoire des enfants de la Haute-Vienne morts pour la défense de la patrie en 1870-1871.

Aimerait-il voir les socialistes terrassés une deuxième fois en deux mois à Limoges, lors des européennes ? « Je ne souhaite pas enterrer le PS. En tant que démocrate, je ne prône pas des partis faibles. Je ne rêve pas pour autant d’un centre hégémonique – nous n’en sommes pas là ! Nous ne lutterons pas contre le populisme en sombrant dans ses méthodes. » Sa retenue toute charitable lui vient-elle de la tradition démocrate-chrétienne de son parti ? « Je préfère, comme François, parler d’humanisme. Et de vérité. Le bilan de la municipalité sortante n’est pas déshonorant – aucun déficit budgétaire –, je le reconnais volontiers. Mais je ne boude pas mon plaisir de voir Limoges retrouver des nuances, des couleurs et de la visibilité. Notre ville n’existait pas avant le 30 mars, ne figurait sur aucune carte de la pollution, du chômage ou des grèves des transports publiées dans la presse. Nous allons enfin pouvoir faire valoir nos attraits stratégiques. »

Fait-il allusion au verbe “limoger”, qui s’apprête à fêter son centenaire ? C’est dans la 12e région militaire, autour de Limoges, que Joffre avait assigné à résidence, dès août 1914, les badernes de l’état-major relevées de leur commandement. Moue de l’homme frais élu : « Nous ne sommes pas sûrs d’avoir envie de véritablement travailler sur ce mot. »

Panneaux électoraux sur la place Jourdan.
Panneaux électoraux sur la place Jourdan.

Limoges devrait « travailler » sur ses trésors camouflés. Deux exemples débusqués au petit bonheur la chance : place Blanqui, un autocar manœuvre pour regagner un entrepôt colossal ; vous pointez le nez pour découvrir ce qui pourrait être l’une des plus belles salles de spectacle d’Europe, dans ce quartier jadis dévolu au 20e régiment de dragons : un manège équestre du XIXe siècle, avec sa charpente époustouflante. Vos pas vous mènent ensuite jusqu’à la BFM (bibliothèque francophone multimédia) : vous tombez alors sur un colloque consacré au fabuleux poète haïtien René Depestre, qui a légué ses archives à cette institution limougeaude.

Jean-Claude Parot, secrétaire général de l'union départementale de Haute-Vienne de la CFDT.
Jean-Claude Parot, secrétaire général de l’union départementale de Haute-Vienne de la CFDT.

Limoges aimerait surtout « travailler ». Tout court. « Vous n’imaginez pas ce que vivent ici les salariés, cadres comme employés, souligne Jean-Claude Parot, de la CFDT. Les restructurations obligatoires et les chantages à l’emploi se multiplient. Je rencontre des gens au bord des larmes, pour s’être entendu dire : “Si ça ne vous va pas de partir travailler à Bordeaux, passons à la rupture conventionnelle, il y a plein de candidats prêts à prendre votre place en Aquitaine”… »

Ce syndicaliste ne se veut pas contestataire à outrance. Il estime qu’il est impossible d’être populaire pour un gouvernement à la tête d’un pays « dans une mauvaise spirale qui pourrait virer à la descente aux enfers si on n’arrive pas à faire comprendre qu’il faut mettre toutes nos énergies pour évoluer, afin que la France développe ses industries et retrouve de l’emploi ». Il se dit très inquiet quant à la progression du FN dans les mentalités : « Les partis tentent d’étouffer le feu mais il prend sous la paille et va incendier la grange. »

Jean-Claude Parot refuse de mettre la défaite des municipales sur le compte d’une déception hexagonale : « À Guéret, les socialistes sont bien repassés. Le national joue, mais il ne doit pas servir d’excuse quand on perd. À Limoges, Rodet tenait tout et n’avait en rien préparé l’après-Rodet. Le soir du premier tour, au lieu de prendre son bâton de pèlerin et de faire amende honorable auprès de son électorat, il a cédé au maximalisme du Front de gauche qui voulait sa perte. Ce monsieur pensait tout savoir et croyait pouvoir se passer de conseillers… »

« Des roitelets indétrônables jouissant d’une rente à vie »

« Notre vieil empereur qui refusait de voir venir son déclin, Alain Rodet, a souffert de ne pas avoir, sur son char, du temps de son triomphe, un conseiller lui rappelant à l’oreille, comme dans la Rome antique : “Souviens-toi que tu es un homme.” À Limoges aussi, il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne… », sourit un dandy en veste matelassée Barbour : « Extérieur de droite, intérieur de gauche ! » C’est Jean-François Biardeaud, agrégé de lettres, cofondateur, en 1980, d’une station pirate, RTF (“Radio trouble fête”), la plus ancienne station associative du Limousin. Pour qui vient de la capitale, anonyme, tentaculaire, broyeuse, il est réjouissant de voir surgir du décor – un rien morne et conformiste – un tel personnage loufoque mais engagé, comme distrait du cinéma de Carné-Prévert…

Intérieur de gauche mais extérieur itou (paire de jeans et ce qui s’ensuit), voici Jacques Deléage. Il est abonné à Mediapart. On l’apprend en lui téléphonant pour solliciter un rendez-vous. Il occupe un poste clef pour l’observation de la cité : il travaille au CDI (centre de documentation et d’information) du lycée Gay-Lussac de Limoges.

Cet établissement scolaire est sis rue Georges-Périn, du nom d’un sacré parlementaire du cru, dans le sillage de Gambetta, complice du Clemenceau des débuts. À la Chambre, le 18 décembre 1883, ce député de Limoges osa lancer un cri blasphématoire aux oreilles de Ferry et de tous les Jules opportunistes des débuts de la IIIe République : « Le Tonkin aux Tonkinois ! »

À 58 ans, prêt à invoquer semblable radicalité, Jacques Deléage s’affirme déçu et même trahi : « Il n’y a plus de socialisme en France. » Face à cette douleur politique, il sent une pudeur autour de lui : « Comme si personne ne voulait s’avouer, ou confier aux autres, s’être trompé, avoir placé trop d’espoirs. »

Notre citoyen se définit comme révolté : « Tout petit, j’avais déjà l’impression que le monde ne tournait pas rond. Quand est venue la vingtaine, entre 1974 et 1981, j’étais naïf, plein d’espoir, optimiste ; je croyais au progrès, à la marche de l’humanité. Et puis j’ai fini par comprendre comment fonctionne la politique, en sous-main, dans l’ombre. Aujourd’hui, je constate les régressions, je vois les nationalismes et les fascismes à l’œuvre, les bruits de bottes à l’Est. Nous avons beau dire, manifester, hurler, je ressens une impression d’impuissance. Nous n’arrivons pas à faire contrepoids face à l’argent, aux banques, à la finance, aux grands groupes industriels. »

Jacques Deléage ajoute : « Mon salaire diminue d’année en année du fait du gel des barèmes. Ma mère de 83 ans, avec sa petite retraite, ne payait plus d’impôts depuis vingt ans, la voilà remise à contribution. Nous assistons à un transfert massif de richesse des plus pauvres vers les plus riches. C’est aberrant et explosif. Ce qui me choque le plus, de la part d’un gouvernement socialiste, c’est le laisser-faire, qui aboutit à une boucherie sociale. La colère qui monte devra trouver les bonnes cibles et ne pas se laisser détourner par les médias, les politiques et les communicants. Les gens de bonne volonté devront se soulever de façon constructive plutôt que de se jeter dans la guerre civile. Je guette les tentatives souvent isolées de ceux qui réfléchissent, signent des pétitions, agissent. Je regrette qu’il n’y ait pas de collectif Roosevelt à Limoges. Je sais qu’à gauche, nous avons tendance à nous effacer devant le groupe, au contraire de la droite, avec son culte du chef qui en impose : ça aide à diffuser “la pensée”, surtout quand elle est “unique”… »

La une du quotidien d'obédience communiste “L'Écho du Centre” (15 mai 2014) : penser global, agir local ?...
La une du quotidien d’obédience communiste “L’Écho du Centre” (15 mai 2014) : penser global, agir local ?…

Jacques Deléage conclut : « Depuis bientôt quarante ans, j’ai toujours voté socialiste ou écologiste. Lors des municipales, pour la première fois j’ai fait le choix de Lutte ouvrière au premier tour. Je voulais exprimer un suffrage clairement de gauche. Bien que local, ce scrutin avait fini par prendre une dimension nationale, notamment dans les médias : il ne devait donc pas donner au gouvernement l’impression que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Je ne suis pas allé voter au second tour, c’était la première fois également. Je ne voulais plus de ce socialisme-là, incarné par des roitelets indétrônables jouissant d’une rente à vie. Pour autant, il n’était pas question de glisser dans l’urne un bulletin UMP et encore moins FN. Si je me déplace pour les européennes, ce sera pour voter blanc. L’absence d’exécutif à la tête de l’Europe nous donne toujours un train de retard sur les événements, sur les marchés, sur les spéculateurs. Je ne supporte plus ce simulacre de démocratie, qui consiste à confier du pouvoir à des gens qui n’en ont pas tant que cela et qui ne nous représentent pas du tout. »

Si la désespérance politique était soluble dans la chlorophylle, Limoges serait riante à souhait. De tant de positions de la ville, s’impose une campagne aux verts coteaux bien moins mitée qu’en de multiples autres régions. Quelle curieuse impression d’étouffement dans un tel bol d’air !

Christelle respire avant de se lâcher. Elle ne veut pas voir son identité révélée parce qu’elle travaille avec la mairie dans le secteur du tourisme. Elle aime sa cité, qu’elle prend plaisir à faire visiter, en dépit des clichés : « Vous ne savez pas ce que je me prends régulièrement dans les dents : “Ah ! t’habites Limoges ? Sincères condoléances !” L’enterrement de première classe. La province à l’état  pur. Il faut dire que l’ancienne équipe municipale avait une vision de la com qui se résumait à la morale de la fable : “Pour vivre heureux, vivons cachés !” Le maire sortant s’est mis sur les réseaux sociaux, juste avant les municipales. Son équipe de bras cassés tweetait toujours le même message : “Alain Rodet en meeting : on pousse les chaises” ! »

Christelle enrage, tant elle prisait l’authentique politique culturelle de gauche menée par une municipalité socialiste ayant transformé le grand théâtre en opéra, avec une authentique vie locale grâce à l’implantation d’une troupe, avec ses choristes et ses costumiers. Les centres culturels municipaux, appelés “les cinq Jean” (Jean Gagnant, Jean Macé, Jean Le Bail, Jean Moulin et… John Lennon), invitent au partage à des prix défiant toute concurrence. Qu’en sera-t-il dans quelques mois ?

Christelle craint surtout que ne soit remise en cause une tradition d’accueil qui remonte, selon elle, aux “boat people” : « Alain Rodet, avec discrétion mais fermeté, n’a rien cédé sur les structures sociales – comme “La bonne assiette”, le restaurant à 1 €. Il n’a pas reculé face aux opposants à la construction de la mosquée. La nouvelle municipalité, au contraire, s’en est prise aux minorités à peine élue, décrétant intolérable la présence des “gitans” à la périphérie et celle des SDF au centre-ville. »

« Le FN a montré sa dimension bicéphale »

La ville n’a jamais dévié de son axe, le cardo maximus (la voie principale orientée nord-sud) d’Augustoritum, citée fondée en 10 avant l’ère chrétienne pour servir de capitale au peuple gaulois des Lémovices – d’où Limoges. La mairie s’élève sur l’ancien forum. Et le merveilleux pont Saint-Martial (XIIIe siècle) fut bâti sur des piles romaines. Ce fut, durant 1200 ans, le seul ouvrage sur la Vienne. Il mène à l’allée Gabriel-Ventéjol (1918-1987), du nom de l’ancien président du Conseil économique et social, ponte du syndicat FO, pièce maîtresse, à la maire de Limoges, du système socialiste cadenassé qui tenait la ville.

Affiche électorale dédicacée de François Hollande : siège du PS, 9, boulevard de la Cité, 87000 Limoges...
Affiche électorale dédicacée de François Hollande : siège du PS, 9, boulevard de la Cité, 87000 Limoges…

Le premier secrétaire départemental du PS, Laurent Lafaye, 37 ans, professeur certifié d’histoire à mi-temps, ne perd pas de temps pour rappeler que Limoges fut, jusqu’aux funestes ides de mars 2014, « La Rome du socialisme ». Il cite l’expression consacrée « Malheur aux vaincus ! » Et quand on lui dit que tout cela sentait le formol, il répond curieusement : « Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. » Ajoutant : « Nous sommes certes sur une fin de cycle, mais dans une logique de reconstruction. »

M. Lafaye a la prudence d’un Gorbatchev en 1985 : « Les électeurs ont estimé qu’il devait y avoir de l’usure avec le candidat que nous présentions. » Et les militants ? « Quand la famille va mal, elle sait se regrouper. Nous avons organisé, le 17 avril, une grande assemblée générale, avec 800 personnes présentes – c’était plus que pour nos meetings électoraux du mois précédent. J’ai parlé une minute trente, puis j’ai donné, aux militants, la parole qui devait leur revenir. Ils nous ont fait comprendre leur souhait de rajeunissement et de ressourcement. Alain Rodet est intervenu, assumant courageusement sa défaite et renonçant à présider l’agglomération de Limoges que nous avons conservée – alors que les perdants de Bergerac ou d’Angoulême se sont accrochés à un tel poste… »

Le PS, après une claque aux européennes, pourra-t-il éviter l’éclatement et une recomposition (le fameux “big bang”) ? Agacement, maîtrisé mais palpable de Laurent Lafaye : « Nous recueillons pas mal d’adhésions – un classique après une défaite – et je ne crois pas à la tentative de notre eurodéputé Liêm Hoang-Ngoc et des prétendus “socialistes affligés”. Je ne crois pas non plus au Front de gauche, qui se pose en conscience intellectuelle tout en refusant, dans une sorte de logique de purification, de mettre les mains dans le cambouis.

« Le PS est déclaré mourant, à la va-vite, après chaque élection européenne depuis l’échec de la liste Rocard en 1994. La dernière fois, le bon score des écologistes avait déjà relancé la machine à recomposer, avant que tout cela ne retombe. Nous sommes en mesure de conjuguer notre héritage, c’est-à-dire un état d’esprit lié à l’histoire ouvrière, avec une demande de changement et de modernité. »

Au bout d’une heure de discussion à bâtons rompus, Laurent Lafaye consent à moins camper sur la défensive. On croit comprendre que les caciques du PS local ne lui pardonnèrent pas facilement d’avoir la moitié de leur âge ! Sur le cumul des mandats, qu’illustrait Alain Rodet, ancien premier magistrat et toujours député, le premier secrétaire fédéral finit par lâcher : « Il était dans sa logique – un maire, pour porter un projet, doit être aussi un parlementaire. C’est une question d’époque et de logiciel… »

Le chiens hurlent, livrés à eux-mêmes ; leurs maîtres dépenaillés leur répondent. Nous sommes place de la République et les sans-abri, désordonnés, hirsutes voire menaçants, en plein centre de Limoges, choquent le bourgeois mais pas seulement. Il ne s’agit pas de n’importe quel lieu : c’est la crypte de saint Martial, l’apôtre des Gaules, le premier évêque de Limoges au IIIe siècle. Or ça vocifère et ça s’arsouille à même les grilles de l’emplacement sacré ! De quoi nourrir un sentiment fantasmagorique d’insécurité, en dépit des statistiques flatteuses. Voilà qui fut pain bénit pour la droite, dans une cité où ont lieu, depuis le Xe siècle, des “Ostensions” septennales (on y balade des reliques, dont la châsse de saint Martial) inscrites l’an dernier sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco…

Ouvrage cosigné par Philippe Grandcoing, avec Hélène Lafaye et David Glomot (Ed. Loubatières)
Ouvrage cosigné par Philippe Grandcoing, avec Hélène Lafaye et David Glomot (Ed. Loubatières)

Philippe Grandcoing, professeur d’histoire en khâgne au lycée Gay-Lussac, de la terrasse d’un café de cette place où les aboiements canins couvrent les paroles humaines, analyse le scrutin municipal : « Le FN, au second tour où il s’était maintenu, dans cette triangulaire qui a permis la victoire de l’UMP, a montré sa dimension bicéphale. Les quartiers bourgeois ont vu l’électorat frontiste rejoindre la famille de droite, tandis que les quartiers populaires ont maintenu le “ni droite ni gauche” et ont reconduit leur suffrage du premier tour. »

La dernière fois que la droite avait occupé l’hôtel de ville, rappelle Philippe Grandcoing, c’était sous Vichy. Le maire socialiste, Léon Betoulle, avait voté les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, mais l’année suivante, il voulut “tomber à gauche”, démissionnant lorsque le régime entendit débaptiser la rue Jean-Jaurès.

La toponymie de Limoges s’apparente à un extraordinaire Panthéon républicain. On y trouve une avenue Baudin, député de l’Ain mort en décembre 1851 sur une barricade du faubourg Saint-Antoine dans la capitale, pour protester contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte (sa statue parisienne fut fondue sous l’occupation nazie). On y trouve également une place Denis-Dussoubs, député de la Haute-Vienne, mort en décembre 1851 sur une barricade du quartier Montorgueil dans la capitale, pour protester contre le même coup d’État (sa statue limougeaude fut aussi fondue sous l’occupation nazie).

« On ne peut pas vivre comme ça au XXIe siècle »

Avec son pont et son avenue de la Révolution, avec sa rue Aristide-Briand et son avenue de Locarno, Limoges lance des signaux progressistes républicains (il existe une impasse… Thiers), mais pas forcément socialistes à tout crin (il existe une impasse… Proudhon). Le tout mâtiné de pacifisme, selon l’historien Philippe Grandcoing. En témoigne le monument aux morts de 1914-1918. Un marbre blanc, qui proclame : « Aux enfants de Limoges morts pour la France et la paix du monde. »

Philippe Grandcoing porte un regard acide sur les socialistes municipaux limougeauds, hégémoniques et nécrosés, bref, brejneviens : « Leur seule ambition se résumait à “comment me maintenir ?” Considérant que le principal adversaire était dans leur camp, ils ont passé plus de temps à combattre les personnalités dangereuses en interne que la droite ! Ayant fait face à toutes les crises cataclysmiques du XXe siècle, ces socialistes ont fini par ne plus chercher à révolutionner quoi que ce fût, mais à gérer l’existant au moins mal. »

Ouvrier porcelainier du monument aux morts de 1914-1918, place Jourdan, à Limoges.
Ouvrier porcelainier du monument aux morts de 1914-1918, place Jourdan, à Limoges.

L’historien tire un bilan aux allures de De profundis : « Ils ont fini par accompagner la désindustrialisation de Limoges. L’ouvrier de la porcelaine et celui de la chaussure, qui veillent sur le monument aux morts de 14-18, ont laissé place au secteur tertiaire : le chemin de fer, les chèques postaux, l’armée. Les services administratifs ont connu un nouveau souffle sous Louis Longequeue, quand la ville est devenue capitale régionale, avec le CHU, le rectorat, l’université après 1968. Tout cela collait avec la sociologie du PS. Le communisme, rural dans la région, n’a jamais été une menace. Et lors de la vague de décentralisation industrielle, dans les années 1960-1970, on dit que Michelin fut dissuadé d’installer une usine à Limoges, du fait des pressions sur la mairie des patrons porcelainiers, qui payaient leurs ouvriers au lance-pierre et craignaient une hausse des salaires… »

Mais Limoges bouge encore ! Pour preuve : la journée nationale d’action du 15 mai, à l’appel de sept syndicats de fonctionnaires dénonçant « l’absence de négociations salariales dans la fonction publique et la dégradation de la qualité de l’emploi public ». Beaucoup d’enseignants, comme Jeanne, déclarée gréviste et qui va donc perdre un trentième de ses émoluments, mais qui assurera cependant les examens blancs « pour éviter aux élèves un nouveau jeudi pour rien ».

Issue d’un milieu proche de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), elle a voté centriste au premier tour. C’était sa deuxième infidélité au PS. La première, « à cause d’Allègre que je n’ai toujours pas digéré », c’était en abandonnant Jospin au profit de Taubira en 2002. « En mars dernier, Rodet a trinqué pour Hollande, dont la soumission au grand capital tient de la trahison, surtout depuis son discours de janvier. Mais l’ancien maire a creusé sa tombe politique, avec sa liste bourrée de gens sans conviction, dont le proviseur du lycée Gay-Lussac, présenté comme un “Sarko boy” à son arrivée en poste ! Parmi la déception et l’atonie du milieu enseignant, je ne crois plus dans les partis mais j’espère encore dans les syndicats. Il faut s’exprimer, rester offensif ! »

 

Limoges, 15 mai 2014.
Limoges, 15 mai 2014.

Le cortège s’est formé, place de la République, non loin de la crypte de saint Martial et des SDF avec leurs chiens. Un petit groupe est constitué d’Ensemble, composante du Front de gauche alimentée de militants venus du NPA, comme Stéphane Lajaumont – encore un prof d’histoire ! –, qui défend avec fougue la mémoire du maquisard communiste Georges Guingouin, élu maire de Limoges en 1945 avant que le dinosaure Léon Betoulle ne reprenne son fauteuil en 1947.

Guingouin, compagnon de la Libération devenu dissident et poursuivi par un PCF haineux et scélérat dans les années 1950, avec l’aide de la SFIO locale : « Jean Le Bail, alors directeur du Populaire du Centre, tenait une chronique intitulée “Limousin terre d’épouvante”, qui calomniait Guingouin, s’indigne Stéphane Lajaumont. Le Bail a laissé son nom à l’un des centres culturels municipaux. Guingouin, rien. L’ancien maire PS Alain Rodet a tout fait pour qu’un nouveau pont, toujours pas baptisé, n’honore jamais la mémoire de cet homme exceptionnel. »

Et le militant de la gauche de la gauche d’affirmer : « Il faut reconnaître que l’honneur a été sauvée par Roland Dumas, lui-même fils d’un résistant fusillé par les nazis. Lors d’une cérémonie pour saluer la mémoire de Guingouin tout juste décédé en 2005 à 92 ans, Roland Dumas a crié sa honte, à propos de l’attitude de la SFIO, dans un discours magnifique et juste.

« Mais les socialistes ne peuvent pas attendre deux générations avant de reconnaître leurs erreurs. Elles sont aujourd’hui foisonnantes et de taille. Je suis conseiller régional. Plus on bosse dans les institutions, plus on découvre le libéralisme des socialistes français. Ils couvrent les multinationales et leurs filiales de subventions (Borg Warner, en Corrèze, en est le dernier exemple), qui ne sont que des effets d’aubaine : ces grosses boîtes préparent des plans de développement incluant les dossiers d’aide économique qu’elles savent devoir obtenir de notables couards du PS, cédant au chantage à l’emploi, sans véritables contreparties de la part des entreprises qui les roulent dans la farine. »

Tous les manifestants, profondément de gauche et profondément désespérés par le PS, hésitent entre le dégoût rageur et la soif de « repolitiser ». Un professeur des écoles, dont la femme est médecin du travail, insiste sur les ravages souterrains à l’œuvre dans la société française. Il se veut socialiste et déclare désormais toujours employer le sigle “PS” pour ne jamais prononcer l’adjectif gâché par ce parti…

Francine, 55 ans, est infirmière psychiatrique à l’hôpital Esquirol de Limoges – 1 500 agents. Elle manifeste derrière la banderole de la CGT : « Nous souffrons de la politique nationale et de ses conséquences locales : salaires bas, populations vieillissante, plus d’industries, attaques contre les services publics. Nos enfants n’ont pas de boulot et quittent la ville et la région. Le système Rodet ne tenait jamais compte de nos revendications et fonctionnait sur les passe-droits, parachutant des chargés de mission sur des postes négociés pour caser des militants PS. La droite ne pourra pas faire pire en terme de démocratie. D’ailleurs mon chef de pôle hospitalier, Émile-Roger Lombertie, est le nouveau maire (UMP) de Limoges ! »

Francine n’en peut plus : « Je pense que le PS va exploser. Ce n’est pas possible de continuer une politique à ce point anti-sociale. La pauvreté est en train de gagner. Même chez les gens qui travaillent. On ne peut pas vivre comme ça au XXIe siècle. Je gagne aujourd’hui, en fin de carrière et ayant passé tous les échelons, 2 600 euros par mois. Je travaille depuis 32 ans, dans un secteur pénible. J’aurais pu partir à la retraite cette année, s’il n’y avait pas eu toute cette politique de merde. Aujourd’hui, si je décroche, avec la décote, je toucherai 1 200 euros. Les aides-soignants culminent à 1 700 euros et ne peuvent espérer qu’une pension de 800 euros. On est loin du CAC 40, hein ! C’est vraiment usant. Si je continue à bosser pour améliorer ma retraite, je vais me tuer au travail. Je ne vois plus que des gens dépressifs. Bientôt, ce ne seront plus que des malades qui soigneront les malades. »