Le droit peut-il humaniser la mondialisation ?
Marianne
Mireille Delmas-Marty, juriste et ancienne professeur au collège de France réhabilite l’humanisme dans son dernier livre, Résister, responsabiliser, anticiper. Un débat qu’ouvre Marianne.
Son dernier livre, époustouflant de clarté, apporte une nouvelle preuve de sa détermination. Son titre, à lui seul – Résister, responsabiliser, anticiper, ou comment humaniser la mondialisation -, est un véritable programme de pensée ; il se présente comme une lettre d’intention, une sorte de précis humaniste, où le mot est pesé, la phrase, chevillée, et l’esprit, tendu comme un arc.
Qui dira que l’humanisme est mort, après l’avoir lu, se trompera. Car ce n’est pas parce que le droit fut souvent malmené, les droits de l’homme, vilipendés, par Marx, Péguy, Deleuze et bien d’autres, que la quête d’un droit commun de l’humanité s’est épuisée. Bien au contraire !
La mondialisation du droit, actuellement en cours, place l’humanité entière devant des problèmes et des solutions universels. Or c’est précisément à ces situations que se confronte Mireille Delmas-Marty.
Pédagogie de la complexité
Celle qui fut, à la fin des années 80, présidente de la commission justice pénale et droits de l’homme, et conseilla de nombreuses organisations internationales, plaide aujourd’hui pour une «pédagogie de la complexité» et prétend «lutter contre la démagogie de la simplicité», dans un style toujours limpide.
Son livre est le fruit de cette longue expérience. «Elle a le goût des réalités les plus lointaines et les moins explorées, dit d’elle Stefano Manacorda, professeur de droit à Naples. Elle est devenue une des voix les plus écoutées dans l’univers juridique chinois et a forgé des instruments d’avenir comme le procureur européen.»
Mireille Delmas-Marty ne se borne pas à poser des diagnostics, elle propose des remèdes susceptibles de conjurer le chaos.
Que ce soit sur les droits sociaux, le droit des étrangers, le droit de l’environnement, la justice pénale, les risques biotechnologiques, la juriste lance des alertes, sans jamais se complaire dans la dénonciation. Dans son livre, les pages qu’elle consacre à la responsabilité sociale des entreprises et de l’Etat ne sont pas lettre morte.
Elles indiquent le chemin de ce que pourrait être une responsabilité partagée, et le moyen d’éviter l’instrumentalisation du droit au profit du plus fort, celui des entreprises transnationales, notamment.
«Si Mireille Delmas-Marty était une devise, ce pourrait être : force, humanité, créativité», résume son collègue Laurent Neyret, professeur en droit privé. Il n’a pas tort. Son idée fixe n’est pas de savoir ce qu’est le droit, mais de savoir «ce qu’il peut».
Et ce n’est pas pour rien que cette femme férue des tableaux de Van Rogger et de Klee s’efforce de résoudre les ambivalences du droit à tous les niveaux : du simple citoyen aux organisations internationales. Quand les droits de l’homme redeviennent un dogme, elle recompose le tableau de nos espérances. «Je cherche à rendre perceptibles et visibles les données juridiques», nous disait-elle récemment.
Deux adjectifs qui s’appliquent à la peinture ! Ce n’est pas un hasard. Mireille Delmas-Marty nous aide à voir le droit tel un paysage en mouvement.
Résister, responsabiliser, anticiper, ou comment humaniser la mondialisation, de Mireille Delmas-Marty,
Seuil, 196 p. ,17,50 €.
Laurent Neyret
Si Mireille Delmas-Marty était une devise, ce pourrait être : force, humanité, créativité.
La force d’abord, parce qu’il en faut pour construire une véritable œuvre qui rayonne aujourd’hui chez les juristes, quelle que soit leur spécialité et quelle que soit leur nationalité, et même bien au-delà du droit comme le montrait la diversité du public remplissant l’amphithéâtre pour ses cours au Collège de France.
La force déjà très tôt pour avoir eu l’audace dès le concours d’agrégation de proposer au jury un plan en trois parties alors que le droit est bien connu pour son raisonnement binaire.
L’humanité ensuite, dont elle est la gardienne chez les juristes tant Mireille Delmas-Marty n’a de cesse d’œuvrer pour un droit toujours plus humain dans notre société mondialisée. Dernièrement, n’a-t-elle pas dénoncé l’inhumanité de la rétention de sûreté et l’entrée dans la société de la peur qui s’en infère.
L’humanité, la personne n’en manque pas qui sait toujours écouter de manière généreuse les jeunes chercheurs qu’elle accompagne dans leur travail.
Lequel d’entre eux ne se souvient pas d’échanges dont il est sorti illuminé par la hauteur d’esprit de ce grand penseur et riche de nouvelles idées pour l’avenir. À titre personnel, on lui doit d’avoir trouvé le fondement de la proposition du crime d’écocide au travers de la préservation de la sûreté de la planète.
La créativité enfin, en ce que Mireille Delmas-Marty, à la façon d’un architecte, a su imaginer quel pourrait être le monde de demain. Que n’a-t-elle pas œuvré très tôt à la définition du crime contre l’humanité ? Que n’a-t-elle pas aussi perçu très tôt les problèmes juridiques soulevés par la révolution biomédicale, justifiant sa présence pendant plusieurs années au sein du Comité consultatif national d’éthique.
La vitalité de cet esprit créatif doit beaucoup à l’ouverture disciplinaire de Mireille Delmas-Marty qui, pour construire les contours d’un droit humain, n’a eu de cesse de puiser à la source d’auteurs comme Ricœur, Habermas ou Arendt.
Si Mireille Delmas-Marty était une œuvre d’art, ce pourrait être un tableau de Vieira da Silva reproduit sur le mur de son bureau et sur la couverture des Forces imaginantes du droit : La voie de la sagesse.
Bruno Cotte
Cour pénale internationale, La Haye.
Souvenirs :
«J’ai rencontré Mireille dans la seconde partie des années 1970 alors que, professeur à Sceaux, elle se passionnait pour le droit pénal des affaires. Etant moi même, à cette époque, chef du bureau qui, à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice, traitait des affaires de délinquance économique et financière, je lui ai ouvert un certain nombre de nos dossiers, en en préservant l’anonymat, afin de lui permettre de rendre ses recherches plus concrètes et, peut-être, de les illustrer.
Nous avons poursuivi notre route d’abord au sein de l’un des sous groupes de la commission de révision du code pénal traitant de ces mêmes questions, puis, quelques années plus tard, au sein de la commission «Delmas-Marty» dont Pierre Arpaillange, alors Garde des Sceaux, lui avait confié la présidence. J’étais alors moi même directeur des affaires criminelles et des grâces.
Mireille a ensuite réorienté ses activités vers le droit international et européen. Très absorbé par mes fonctions de Procureur de la République de Paris puis de président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, nos relations se sont espacées.
J’ai toutefois assisté, et j’en étais très fier, à sa leçon inaugurale au Collège de France. Nous nous sommes retrouvés lorsque j’ai été élu juge à la Cour Pénale internationale et nous avons alors participé à quelques rencontres iu colloques portant sur la justice pénale internationale. Et je l’ai à présent rejointe au sein de l’académie des sciences morales et politiques où elle siège dans la section « Sociologie » et moi dans la section « Droit, législation et jurisprudence ».»
Impressions :
« En juin 2009, m’exprimant au cours d’un colloque se déroulant à la Sorbonne et qu’avec d’autres, elle venait d’ouvrir, j’ai, aussitôt et prudemment,indiqué que, pour moi, juge de terrain, confronté aux réalités quotidiennes d’une affaire de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, il était singulièrement difficile de prendre la parole après elle… elle venait en effet, comme seule elle est capable de le faire, de placer d’emblée le débat à un niveau particulièrement élévé… et j’ai ajouté que, pour moi qui avait si peu le temps de manier des concepts, c’était un bonheur de croiser régulièrement sa route car, chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, elle me « tirait vers le haut »…
Et il est vrai qu’à ma connaissance, peu d’universitaires, spécialistes des questions juridiques, ont su, au cours de ces trente dernières années, renouveler au point où elle l’a portée, la réflexion sur le droit, observer et disséquer ses évolutions, lui faire quitter son cadre hexagonal pour l’ouvrir à l’universel.
Il suffit de se reporter à ce que furent ses leçons au Collège de France et de lire les livres qu’elle a récemment publiés pour en être vite convaincu.
Mireille au surplus, c’est évident, aime transmettre et sait transmettre or tel est précisément le rôle qui est dévolu aux universitaires. Et elle s’adresse aux jeunes comme aux moins jeunes, son souci étant, en la renouvelant, de favoriser la réflexion sur le droit, sous toutes ses formes, dans toutes ses « forces » et d’inciter à la poursuivre toujours plus loin.
Et elle le fait à sa façon : comme le roseau qui ploie mais ne rompt point, sa frêle silhouette traverse les océans et, sous tous les cieux, bravant la fatigue, c’est d’une voix douce et persuasive, qu’elle enseigne, qu’elle passionne et, j’y reviens, qu’elle transmet… et le message passe car la fragilité n’est qu’apparente, le magnétisme est réel et l’autorité certaine !
Au delà même de la communauté des juristes, nous avons tous de la chance de pouvoir bénéficier de l’intelligence, de la pensée et de l’inlassable travail de Mireille. »
Stefano Manacorda
Mireille Delmas-Marty, juriste d’ailleurs.
L’œuvre et la figure de Mireille Delmas-Marty échappent à toute possibilité de classement dans les catégories traditionnelles auxquelles les juristes ont d’habitude recours et se nourrissent d’une série de paradoxes apparents, la figure rhétorique la plus récurrente dans ses écrits.
Mireille Delmas-Marty est tout d’abord une « juriste hors-norme » pour le caractère exceptionnel de sa réflexion, la constance de son dévouement à la recherche, la pérennité des résultats auxquels elle est parvenue comme en témoigne la liste impressionnante de ses publications et des titres qui jalonnent sa carrière.
Mais elle est aussi la juriste du « pluralisme ordonné », celle qui a su combiner l’analyse du droit – discipline rigide et hiérarchisée par excellence – avec la variété de ses déclinaisons, parvenant ainsi à décrire le monde des normes avec une efficacité et une plasticité rares.
« Juriste de l’imagination », elle a très tôt dépassé la simple approche positiviste au profit d’une reconstruction théorique extrêmement raffinée, où cohabitent la rigueur de son engagement avec la poésie de son esprit : dans le pays des nuages ordonnés, le point d’observation privilégié, c’est la complexité du droit.
Mais MDM, comme ses amis l’appellent, est surtout une « juriste d’ailleurs ». Pour le regard qu’elle a su poser, dès ses premiers pas, sur les réalités les plus lointaines et les moins explorées, elle est devenue une des voix les plus écoutées dans l’univers juridique chinois et a forgé des instruments d’avenir comme le procureur européen. Par le rayonnement mondial et l’accueil enthousiaste de son œuvre, elle a influencé la formation de juristes aux quatre coins du monde.
Alain Supiot
Dans un livre tout récent, Lauréline Fontaine se pose et nous pose la question suivante : Qu’est-ce qu’un grand juriste ?, (Lextenso, 2012). Le paradoxe de cette question est qu’il est aussi malaisé d’y répondre de façon théorique, que facile de s’accorder sur les noms de ceux qui méritent ce qualificatif. Il en va des juristes comme des joueurs de jazz, qui savent bien entre eux quels sont les « grands », indépendamment du box office et des parts du marché du disque.
Mireille Delmas-Marty fait sans nul doute partie de ces « grands juristes », dont tout le monde s’accorde à considérer qu’ils ont puissamment contribué à faire progresser notre compréhension du droit et des institutions. Elle a été l’une des premières à percevoir l’effritement des cadres nationaux où s’était enfermé la pensée juridique depuis le XIXème siècle et la nécessité d’élargir notre horizon intellectuel au-delà de ces deux enfants du droit romano-canonique, que sont la Common Law et le droit dit continental.
Cet élargissement, elle ne l’a pas seulement pratiqué dans ses recherches, mais aussi en inventant du neuf au plan pédagogique (c’est à elle que l’on doit que toute une génération de jeunes juristes chinois se soit initié à la culture juridique française et européenne). Son ancrage dans le droit pénal l’a placé aux avant-postes des tentatives d’organiser autour du juge international ce qu’elle appelle un « pluralisme ordonné ».
Comme le grand médecin, le grand juriste ne se borne pas en effet à poser des diagnostics. Il songe aussi aux remèdes susceptibles de conjurer le chaos juridique où le monde paraît condamné à s’enfoncer.
Pejman Pourzand
Mireille Delmas-Marty me fait penser à ce vers de René Char :
« A chaque effondrement de preuves,
Le poète répond par une salve d’avenir. »
Il y a la preuve et l’avenir : l’une renvoie à la rigueur, l’autre à l’intuition.
En effet, en parlant de Mireille Delmas-Marty, le mot qui me vient, d’emblée, à l’esprit est « la rigueur ». Une rigueur omniprésente dans le fond de sa pensée et dans la méthodologie qu’elle adopte pour mener ses recherches. En tant que professeur, elle exigeait cette même rigueur de ses étudiants. Il me souvient avoir été marqué par cette rigueur lors de mes travaux de doctorat. Alors que je lui demandais à la fin d’une séance de travail sur la première partie de ma thèse, quels étaient les points à être rectifiés, elle répondait simplement : « ne rectifiez pas Pejman ! Refaites cette première partie avec plus de rigueur ! » Il nous était difficile, en tant que ces élèves, de nous insurger contre cette exigence car nous constations qu’elle était deux fois plus sévère vis-à-vis d’elle-même. Cela, j’ai pu le vérifier de près, notamment pendant sa dernière année de cours au Collège de France, où j’ai eu l’occasion de travailler comme attaché d’enseignement et de recherche au sein de la Chaire d’études juridiques qu’elle a animée.
Mais ce qui me paraît plus inhabituel, c’est qu’elle arrive, je ne sais par quelle alchimie, à associer, sans difficulté, cette rigueur implacable à un élan intuitif. Par intuition, j’entends celle qu’on trouve d’habitude chez les artistes où l’esprit se laisse guider, sans explication aucune, par un son, un geste, un mot, une image… Cette intuition a toujours été très présente chez elle, dans ces travaux. Par exemple, dans l’un de ses premiers ouvrages, Modèles et mouvements de politique criminelle, elle commence chaque partie par une citation où l’on voit bien comment et dans quelle mesure elle intègre la force de l’imaginaire sans que la rigueur de ses arguments n’en soit pour autant altérée.
Mireille fait partie de ces rares juristes qui ont saisi que les raisonnements juridiques ont leurs limites et qu’ils peuvent s’effondrer, comme disait René Char et ce, malgré leur rigueur. D’où sa quête d’une force imaginante qui construira le droit de l’avenir en ce qu’elle annonce déjà l’avenir du droit.
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