Culture ou communication, il faut choisir

MEDIAPART

 

Chère Aurélie Filippetti,
Ce qui agite aujourd’hui le cénacle des professionnels de cette profession que l’on nomme (avec ironie ?) spectacle vivant, c’est la grave question des nominations à la tête des théâtres publics.

Or, disons-le, l’essentiel n’est pas là ! Nous ne nous joindrons pas à la meute qui hurle pour défendre telle ou telle chapelle, tel ou tel segment de la corporation, tel ou tel copinage en faveur de patrons rivés à leur pouvoir loin des grands idéaux de la Décentralisation théâtrale, telle ou telle rancœur au détour d’une carrière qui a peu à voir avec les vrais enjeux de l’art et de la culture. Non, nous ne nous joindrons pas à cette meute qui vous attaque sur de mauvaises bases, ce n’est pas, à nos yeux, le combat à mener. Mais si la parité est un sujet important, il doit alors s’appliquer à l’ensemble des corps de métier et faire l’objet d’une politique globale de ce gouvernement. Et il ne faudrait pas l’utiliser, en ce qui concerne la culture, pour masquer les enjeux fondamentaux.
Ce qu’il faut absolument éviter, c’est de confondre l’échange artistique avec une quelconque gestion. Nous avons subi pendant cinq ans un gouvernement ultralibéral sous la pire influence nord-américaine, qui s’est acharné à détruire tous les outils de la pensée et de la transmission dans tous les domaines, de l’éducation à la psychiatrie en passant par le service public de l’art, et nous avons clairement voté contre cette politique. Nous attendons maintenant un geste symbolique fort. Nous attendons d’un gouvernement de gauche qu’il remette les valeurs à leur place, qu’il installe au cœur de son action une vraie réflexion sur le sens de ce qu’on appelle la culture dans notre société.

Il y a urgence !
Or, rien de significatif ne se passe de ce côté-là et, parallèlement, le budget de cet historique ministère (dont la philosophe Marie-José Mondzain fait à juste titre remarquer qu’il est scandaleux d’y accoler le mot «communication») est en baisse, alors que les moyens nécessaires pour soutenir les outils de la connaissance et de la transmission sont dérisoires au regard des dépenses faites dans d’autres domaines, et, surtout, qu’il s’agit d’un investissement ridicule par rapport aux bénéfices réels qu’il apporte, en termes de résistance à la déshumanisation néolibérale.
Ce qui importe avant tout en la matière, c’est bien sûr la manière de faire, de répartir les énergies, beaucoup plus que la somme d’argent injectée. Reste que c’est un signe désastreux de diminuer aujourd’hui le budget de la culture en France sous prétexte de crise, alors que, précisément, ce qu’on appelle culture (l’esprit critique, la transmission des savoirs, la rencontre de l’autre, le débat), est évidemment ce dont nous avons le plus besoin dans un moment où les forces du chiffre et de la quantité sont en passe de déshumaniser le monde. Venant d’un gouvernement de gauche, ce geste symbolique qui ne change rien aux finances du pays, est extrêmement négatif. On peut aisément l’interpréter comme un acte de soumission aux forces ultralibérales qui visent la destruction dans le monde de tous les systèmes de solidarité et autres outils de la transmission de l’art et des connaissances.
Et si, au même moment, on encourage les investissements du privé (qui en attend bien sûr des retours), on peut se dire que la dynamique en marche est bel et bien d’inspiration néolibérale. Or il s’agit d’un combat entre deux conceptions de l’humain et du monde. Et pour me résumer en revenant sur l’intitulé du ministère, je dirais : «culture ou communication, il faut choisir».
Pour donner du courage à ceux qui œuvrent dans l’ombre avec peu de moyens (et devraient absolument être soutenus par un gouvernement qui se dit de gauche), il eût été judicieux au moins de ne pas toucher à ce budget, quitte à le répartir autrement. Et il est crucial par ailleurs de développer depuis ce ministère une parole publique, politique, sur l’importance fondamentale des outils symboliques dans le processus de construction des êtres humains.
Si un gouvernement de gauche ne le fait pas, qui le fera, chère Aurélie ? Catherine Trautmann a agi en son temps, en inventant une Charte des missions de services publics, qu’elle tenta de faire appliquer pour rappeler à leurs devoirs les utilisateurs de fonds publics. Elle l’a payé, cher. Oui, c’est un combat, toujours risqué face aux pesanteurs et autres égoïsmes, mais c’est cette ligne qu’il faut reprendre, et amplifier. Si nous voulons servir à quelque chose, dans la guerre qui fait rage entre le monde du chiffre et celui du symbole, il n’y a pas d’autre voie. Nous attendons de votre part, chère Aurélie, un geste fort. Un signe courageux qui rendra à ce ministère le sens qu’il doit avoir.
Dans cet espoir, très cordialement à vous.
Nicolas Roméas

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