Grande-Bretagne : les contrats “zéro heure” rendent le travail toujours plus flexible
Mediapart
Depuis le début de la crise financière, en dépit de son économie stagnante, la Grande-Bretagne se targue d’avoir maintenu un taux de chômage relativement bas (8 %) au regard de ses homologues européens. Mais, comme le montrent une série de révélations dans la presse britannique depuis une dizaine de jours, ce succès est en partie imputable à l’utilisation croissante de contrats de travail dits « zéro heure » (« zero-hours contracts »). Dans un pays qui possède déjà un marché du travail extrêmement flexible (lire ce billet de l’économiste Jacques Freyssinet), les contrats « zéro heure » représentent une nouvelle étape dans la dérégulation des rapports entre employeurs et employés, au détriment de ces derniers.
Les contrats « zéro heure » existent depuis longtemps en Grande-Bretagne. Leur mouture actuelle découle des lois sur l’emploi et les salaires de 1996 et 1998. Ils stipulent qu’un salarié est lié par un contrat à son employeur, mais que ce dernier ne lui fournit aucun horaire fixe ni aucune garantie quant au nombre d’heures travaillées. Dans le meilleur des cas, les entreprises fournissent à leurs employés une prévision de planning avec une ou deux semaines d’anticipation. Pour autant, ils ne sont pas à l’abri d’une modification de dernière minute ou d’être renvoyés chez eux – sans salaire – s’il n’y a pas assez de travail ce jour-là.
L’idée originelle de ces contrats était de permettre à des entreprises qui ont parfois des pics d’activité ou une demande ponctuelle d’y répondre sans avoir à embaucher des salariés permanents. D’ailleurs, l’exemple fourni sur le site officiel du gouvernement britannique est éclairant : il s’agit du recours à des traducteurs-interprètes. Mais, aujourd’hui, ces contrats sont utilisés par de nombreuses grandes entreprises – généralement des commerces – pour avoir sous la main une main-d’œuvre disponible et docile. Les chaînes de magasins de sport Sports Direct, de cinémas Cineworld, de pharmacies Boots, de restauration rapide McDonald’s, Burger King ou Subway, sont parmi les plus gros employeurs de contrats « zéro heure ».
Nombre de ces entreprises fonctionnent « on call » : l’employé fournit ses plages de disponibilité lors de la signature de son contrat. Il est alors sous astreinte permanente, susceptible d’être réquisitionné pour quelques heures de travail. Difficile dans ces conditions de compléter ses revenus avec un second job. Certaines entreprises interdisent d’ailleurs à leurs employés d’avoir une seconde activité, ou imposent des restrictions dissuasives. La chaîne Boots se réserve même la possibilité d’envoyer ses salariés « on call » dans n’importe quel magasin du pays. Quant aux employés de Subway, leurs contrats de travail stipulent un renoncement à la limitation légale du temps de travail (48 heures par semaine).
Les « zero hour contracts » « créent une situation de stress et de précarité pour les familles, vous n’avez pas de congés payés, pas de repos professionnel, vous devez souvent vous tenir prêt pour travailler et attendre », explique une responsable du syndicat majoritaire Unison, citée par la Deutsche Welle. « L’armée de réserve de la main-d’œuvre », résume le Guardian. Les sociétés qui utilisent ces contrats justifient cette flexibilité en disant qu’elles font appel à des étudiants ou à des semi-retraités qui ont besoin de ces arrangements et qui ne s’en plaignent pas. Mais il est clair qu’il y a aussi de nombreux salariés qui subissent ces contrats : ils sont dans l’impossibilité d’organiser leur vie de famille ou d’avoir un rythme de vie régulier. De plus, les employés qui travaillent sous ce régime hésitent à prendre des congés ou à se déclarer malades, car l’employeur est en position de force pour distribuer les heures comme bon lui semble – ou les restreindre par mesure de rétorsion…
La vraie nouveauté de ces contrats est l’usage massif qui en est fait depuis quelques années. Le bureau national des statistiques – qui dépend du gouvernement – a d’abord évalué à 250 000 le nombre de travailleurs concernés en 2012, avec une hausse de 25 % en un an, avant de déclarer que ce chiffre était probablement sous-estimé. De son côté, le Chartered Institute of Personnel Development a avancé le chiffre d’un million de personnes à l’échelle nationale, soit 3 % de la population active.
Le recours massif à ces contrats précaires fleure le XIXe siècle
D’après le Guardian, qui recense les mauvais payeurs depuis une dizaine de jours, pratiquement toutes les grandes chaînes de restauration rapide ont recours à ce type de contrats pour leurs employés non-cadres. Mais des institutions font aussi leur affaire de la précarité de leurs employés. Buckingham Palace emploie ainsi 350 personnes pour des postes saisonniers, les musées Tate proposent ce statut à l’ensemble de ses temps partiel et même… le gouvernement, qui embauche ainsi 144 personnes.
Et, depuis que le gouvernement de David Cameron a décidé de couper dans les budgets des collectivités locales, ces dernières ont désormais de plus en plus recours à des prestataires privés qui utilisent ces contrats « zéro heure ». Les services municipaux d’assistance aux personnes âgées ou les services d’accueil au public sont fréquemment remplis par des employés soumis à ces contrats. Le recours à ce système aboutit à des entreprises (ou des services publics) à deux niveaux. À Sports Direct, par exemple, 90 % des 23 000 employés ont des contrats « zéro heure » payés au salaire minimum, alors que les 10 % restants sont des salariés à plein temps pouvant gagner des primes allant jusqu’à 120 000 euros annuels. Une employée a d’ailleurs porté plainte. Selon le Guardian, le cas pourrait faire jurisprudence.
Face aux révélations sur l’ampleur du recours aux contrats zéro heure, la classe politique s’est faite relativement discrète. Les syndicats sont bien entendu montés au créneau pour dénoncer cette pratique, mais le parti travailliste est demeuré en retrait. Seul le shadow minister en charge de l’éducation, Andy Burnham, s’est prononcé pour une interdiction de ces contrats, alors que le leader de son parti, Ed Milliband, s’est contenté d’annoncer que, s’il parvient au pouvoir, il encouragera les entreprises qui paient leurs employés au-delà du salaire minimum. Les députés de base du parti travailliste ont, de leur côté, organisé un débat sur le sujet au Parlement. Débat auquel aucun député conservateur n’a pris part. Comme l’a fait remarquer l’hebdomadaire de droite The Spectator, « si les députés Tories sont favorables à ces contrats, pourquoi ne le disent-ils pas ? ».
Quant aux Liberal-democrats, le parti centriste qui gouverne aux côtés des conservateurs dans la coalition de David Cameron, leur leader Nick Clegg a condamné le recours à ces contrats qui, selon lui, « sont une source d’insécurité pour les salariés ». Et c’est justement un ministre lib-dem, le Business secretary Vince Cable, qui est désormais en charge de mener une vaste enquête sur l’utilisation de ce régime.
Face aux sociétés qui ont justifié ces pratiques, le British Retail Consortium, l’organisation qui regroupe des commerces un peu plus haut de gamme, a dénoncé le recours massif à ces contrats. Un certain nombre de patrons se sont exprimés en estimant que, dans une société de service, la stabilité et la satisfaction des salariés étaient des éléments de croissance sur le long terme.
Comme l’a résumé Larry Elliot, l’éditorialiste du Guardian, le recours massif à ces contrats précaires fleure le XIXe siècle : « De la pure exploitation – le genre de conditions de travail qui ont donné naissance aux syndicats (…) C’est comme si la Grande-Bretagne avait remonté le temps, retournant à un âge où l’employeur avait le fouet en main et où les droits dont jouissaient les travailleurs sous le système féodal avaient été supprimés. »
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