NSA : nous sommes tous des terrorristes…
Ce qui effraie, c’est la vision d’un capitalisme où tout le monde est l’ennemi de tout le monde. Si ce n’est pas une dictature, c’est au moins un totalitarisme.
Lorsqu’en 1949 George Orwell publie son fameux roman de politique-fiction 1984, le totalitarisme qu’il dénonce a son quartier général au Kremlin. Le fameux « Big Brother is watching you », devenu une figure familière de nos conversations, est d’abord une allégorie du stalinisme. Partisan d’un socialisme démocratique, l’écrivain anglais, qui avait rejoint les rangs du POUM pendant la guerre d’Espagne, et que l’on situerait aujourd’hui « à gauche de la gauche », n’envisageait pas que cette espionnite tentaculaire et oppressante puisse un jour transférer son siège à la Maison Blanche. Impossible à l’époque d’anticiper la croissance monstrueuse de cette National Security Agency (NSA), l’agence américaine de renseignements, dont on découvre les turpitudes et les délires. À la rigueur, un esprit fertile comme celui d’Orwell aurait pu concevoir les extraordinaires avancées des technologies de la communication ; il lui aurait été plus difficile de prévoir la disparition de l’Union soviétique, la mondialisation libérale, et l’âpreté des nouvelles guerres commerciales.
Le monde s’est inventé depuis une trentaine d’années de nouveaux Léviathans. Car ce n’est évidemment pas pour conforter son pouvoir personnel que Barack Obama fait écouter Angela Merkel, mais pour servir des intérêts économiques et financiers. Les grandes oreilles de la NSA s’inscrivent dans la logique d’un commerce déréglementé et mondialisé. Et puisque la technologie permet d’espionner tout le monde, partout et tout le temps, pourquoi s’en priver ? Il n’est même pas sûr que cette industrie crée beaucoup d’emplois. Des algorithmes font le boulot. Des ordinateurs font le tri parmi des centaines de millions de suspects, dont vous et moi (du moins, je l’espère – il serait vexant que Politis ne soit pas écouté…). La NSA fonctionne comme un immense chalut qui remonterait à la surface tout et n’importe quoi, petits et gros poissons, et quantité d’immondices qu’on fouillera à tout hasard dans l’espoir de récupérer quelques pièces d’or échappées d’un bateau corsaire. Si dans cette pêche trop foisonnante pour être miraculeuse on repère les bavards qui prononcent des mots-clés présélectionnés par les limiers du renseignement américain, du genre « Pakistan », « Israël », « charia », « Nosra », « Iran », « 11-Septembre », « Tchétchénie », « Hamas », « marathon »…, alors on pourra justifier les milliards investis. Car tel est l’alibi : la lutte contre le terrorisme. Tel est l’alibi du Patriot Act, cette loi liberticide promulguée par George W. Bush en 2001, confirmée par Obama en 2011, et qui donne à peu près tout pouvoir au FBI et à la CIA. Dans ce système, nous sommes tous des terroristes présumés. Mais chacun a bien compris que ce n’est pas la seule raison d’être de ce Big Brother. À moins de soupçonner Mme Merkel d’être un agent d’al-Qaïda…
Des experts, ricanant, ont bien tenté de minimiser l’événement : « Comment ? Vous découvrez la lune ! L’espionnage a toujours existé ! Et tous les pays agissent ainsi ! » Ceux qui nous disent cela font mine d’oublier que c’est évidemment l’ampleur du système qui effraie, le gigantisme des moyens, et leur concentration entre les mains des dirigeants d’un seul pays, et au service exclusif d’intérêts économiques clairement identifiés. Ce qui effraie, c’est la vision que cette affaire révèle. Celle d’un capitalisme libéral où tout le monde est l’ennemi de tout le monde. Si ce n’est pas une dictature, c’est au moins un totalitarisme, au sens propre du mot. Un système militaro-économique total qui ne fait plus la différence entre le commerce et la guerre, et qui peut aussi bien pratiquer un intense espionnage industriel que donner la mort au Pakistan par drones interposés. Tel est le constat. Mais quelle est la solution ? C’est la deuxième mauvaise nouvelle de cette histoire, la pire peut-être : il n’y a pas de solution. Pas de solution en tout cas qui ne vienne des États-Unis eux-mêmes. L’Union européenne propose un dérisoire « code de bonne conduite » ; le Parlement européen dépêche à Washington une délégation qui va sûrement « terroriser » le Pentagone.
Certains, en représailles, ont avancé l’idée d’une suspension des négociations commerciales transatlantiques. Mais cela supposerait que l’Union européenne ne tiendrait pas elle-même à cette négociation comme à la prunelle des yeux de M. Barroso. Ou qu’elle pourrait prendre prétexte de cette affaire d’espionnage pour changer radicalement de politique économique. Absurde. La vérité, c’est que l’action de la NSA, comme celle des drones qui tuent au Pakistan, relève de la loi du plus fort. Le ridicule de l’Europe, c’est son adhésion à cette loi alors même qu’elle est la plus faible… De cette faiblesse soumise, les pays européens ont d’ailleurs apporté la plus scandaleuse des preuves en traitant comme un paria celui qui a révélé les pratiques de la NSA. Comment pourrait-on croire que la France, qui a refusé le droit d’asile à Edward Snowden, puis tenté de l’intercepter jusque dans l’avion du président équatorien – et cela à la demande du pays qui nous espionne –, puisse être prise au sérieux quand elle proteste contre les intrusions de la NSA ? Il y a dans tout cela quelque chose de pathétique.
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