Pour médiatique qu’elle soit, l’affaire Dieudonné pose l’une des questions les plus anciennes à laquelle la jurisprudence administrative ait eu à répondre. Une question de proportionnalité. A quel moment doit-on restreindre des libertés essentielles à la démocratie – celle de se réunir (l’article 1 de la loi du 30 juin 1881 stipule : «Les réunions publiques sont libres») et celle de s’exprimer publiquement – pour garantir la sécurité et la paix publique (le code de sécurité intérieur fait des maires et des préfets les garants de «l’ordre public») ? Quand les mots deviennent-ils un «trouble sérieux à l’ordre public» ?

«Vous l’avez compris, c’est le mot « sérieux » qui est important dans cette phrase», prévient Anne Baux, présidente de l’Union syndicale des magistrats administratifs. Car c’est à la justice administrative, et non à la justice pénale dont on parle plus souvent dans la presse, qu’il revient de trancher cette question. La justice pénale est chargée de juger les infractions commises (c’est elle qui dira par exemple si les propos antisémites de Dieudonné à l’encontre de Patrick Cohen constituent un délit d’incitation à la haine raciale). La justice administrative, elle, tranche les différends entre des particuliers et l’Etat. Elle est notamment chargée de contrôler les actes de police administrative, c’est-à-dire les pouvoirs de police qui permettent aux maires et aux préfets de garantir l’ordre public. C’est là une police de prévention : les autorités peuvent interdire un spectacle avant même qu’il ne se produise, a priori. C’est d’ailleurs tout le problème : comment prouver que le chanteur ou l’humoriste prononcera bien les paroles incriminées dans son prochain spectacle ?

Une jurisprudence qui remonte à 1933

La définition du «trouble sérieux» est laissée à la totale appréciation du juge : des manifestations se préparent-elles en masse ? Les élus ont-ils reçu plusieurs lettres d’associations et de citoyens outrés ? La présence d’une école juive près de la salle de spectacle d’un humoriste jugé antisémite rend-elle la situation trop critique ? «Depuis près d’un siècle, depuis 1933, la jurisprudence administrative est relativement stable sur la question», estime Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’Université d’Evry et membre du Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux (Credof). Le juge est (heureusement) très prudent quand il s’agit de limiter a priori la liberté de réunion.

C’est l’arrêt Benjamin, en 1933, qui est le fondement de la jurisprudence. Le maire de Nevers avait interdit une réunion publique de l’écrivain d’extrême droite René Benjamin. Le Conseil d’Etat lui a donné tort : «L’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présente pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre.» Les juges concluent à «l’excès de pouvoir». Un préfet ou un maire ne peut donc interdire un spectacle que s’il a mis en œuvre tous les moyens à sa disposition pour garantir la liberté d’expression et de réunion. C’est ainsi que, de nos jours, le juge administratif a invalidé l’interdiction d’un spectacle de Dieudonné par la mairie de Perpignan, alors qu’il a validé celle décidée par une petite ville : elle n’avait que deux policiers à sa disposition pour assurer l’ordre.

«Il existe une jurisprudence semblable à la Cour européenne des droits de l’homme, rappelle Serge Slama. Dans un arrêt concernant la Russie (Alekseyev c. Russie), qui interdit les « gay pride » en raison des graves troubles à l’ordre public qu’elles entraînent (parfois de réels déchaînements de violences), la Cour rappelle que même si le risque de troubles est réel, c’est à l’Etat de mettre les moyens de police nécessaires pour préserver la liberté de défiler.»

Le contre-exemple de la «soupe au cochon»

Il arrive pourtant que le juge administratif estime que le trouble à l’ordre public est suffisamment sérieux pour justifier l’interdiction d’un rassemblement. En 2006, la question s’est posée avec la «Soupe au cochon», une soupe populaire organisée par une association d’extrême droite : en servant du porc, elles excluaient clairement de leur «solidarité» les SDF musulmans et juifs. Le préfet l’avait interdit. Le Conseil d’Etat l’a cette fois suivi : «Eu égard au fondement et au but de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du public par le site internet de l’association, le préfet de police n’a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation.»

Non seulement la soupe au cochon constituait en elle-même un mode d’exclusion des musulmans, mais en plus cette discrimination était le but affiché, politique, de ce rassemblement. En comparaison, en droit, il est plus difficile de faire interdire a priori un spectacle qui ne s’annonce pas comme antisémite et qui n’annonce pas, à l’avance, chaque soir, qu’il va proférer de tels propos.

Un arrêt interdisant le lancer de nain

L’affaire Dieudonné infléchira-t-elle à son tour la jurisprudence ? Lundi, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls a envoyé une circulaire à tous les préfets les encourageant à interdire ses spectacles. Ce texte n’a pas force de loi. Mais il fait une lecture originale de la jurisprudence. Il s’appuie en effet sur un arrêt du Conseil d’Etat de 1995, l’arrêt «Morsang-sur-Orge», fameux auprès des étudiants en droit et polémique parmi les juristes. Le maire de cette commune de l’Essonne avait interdit un spectacle de lancer de nain, dont l’organisateur était le nain lui-même. «Le Conseil d’Etat a donné raison au maire considérant que la protection de la personne humaine pouvait être constitutive de l’ordre public», analyse Serge Slama.

Plus besoin qu’un spectacle entraîne de multiples manifestations d’opposants pour troubler l’ordre public, il suffit qu’il soit considéré comme attentatoire à la dignité humaine pour constituer, en tant que tel, un trouble sérieux. Par la répétition constatée des attaques antisémites de Dieudonné, par ses affiches plaçant son spectacle sous le signe de la quenelle, le show de Dieudonné serait bien, selon le ministère, en lui-même, une atteinte à la dignité : «On ne peut plus parler de dérapages», martèle le ministère. «Je ne suis pas sûre que ça tienne devant le juge», estime la juge Anne Baux.

Un autre tournant de jurisprudence serait alors envisageable. La justice administrative finira-t-elle un jour par estimer que la multiplication d’infractions pénales (pour diffamation et incitation à la haine raciale) est un trouble sérieux à l’ordre public ? «Le cumul de sanctions pénales jamais exécutées par Dieudonné est une piste sérieuse pour justifier l’interdiction, soupèse Serge Slama (1). Au terme de ce cumul d’abus à la liberté d’expression, le trouble à l’ordre public serait constitué : on a la quasi-certitude qu’il va récidiver car c’est son fonds de commerce. Mais une telle jurisprudence justifierait alors aussi l’interdiction de toutes les réunions publiques de Jean-Marie Le Pen, condamné à plusieurs reprises pour les mêmes motifs.» Dans les années 90, les demandes d’interdiction s’étaient en effet multipliées à l’encontre des meetings de Jean-Marie Le Pen, qui suscitait régulièrement de grandes contre-manifestations de militants antifascistes. Le Conseil d’Etat a la plupart du temps permis les meetings et universités d’été de se dérouler.

Risque de légitimer des restrictions de liberté

«Avec la circulaire de Valls, de facto, tous les maires ou tous les préfets interdisent le spectacle alors même qu’il n’existe pas forcément de circonstances locales le justifiant, s’inquiète Serge Slama. Cela revient donc à une interdiction générale et absolue des spectacles sur l’ensemble du territoire, impulsée par le ministre de l’Intérieur. Et si le juge administratif valide ces différentes interdictions cela signifiera que Dieudonné sera désormais interdit de s’exprimer publiquement et ce pour une période indéfinie. C’est problématique même si c’est sûrement un moindre mal pour casser la spirale délirante dans laquelle il est entré. Interdire sur l’ensemble du territoire un spectacle contient le risque de légitimer à terme des restrictions plus générales des libertés.»

Il ajoute : «Regardez dans le football : en voulant légitimement faire cesser les comportements violents de supporters ultra, on en est arrivé à accepter la dissolution de plusieurs groupes de supporters et l’interdiction faite à tous les supporters d’une équipe de se déplacer dans les matchs sensibles, Parisiens à Marseille, Lyonnais à St Etienne, etc.»

 

(1) Serge Slama a passé un temps infini à nous documenter pour cette chronique. Nous l’en remercions vivement. Retrouvez son blog, Combats pour les droits de l’homme.

Sonya FAURE