Jean Baubérot, semeur de vérité

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  |  Par Edwy Plenel

  Jean Baubérot publie aux Editions de l’Atelier ses mémoires, Une si vive révolte. L’éminent historien de la laïcité et des religions y questionne, non sans ironie, son itinéraire en s’efforçant de répondre à cette question vitale : sa révolte de jeune homme est-elle restée intacte ? Blogueur sur Mediapart, Jean Baubérot m’a demandé une préface que je republie ici pour vous inviter à lire ce livre rafraîchissant d’un semeur de vérité.

Finissant d’arpenter ce chemin de liberté que Jean Baubérot nous invite à parcourir en sa compagnie, j’ai pensé à la célèbre phrase qui clôt Les Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » L’essai autobiographique de Jean-Paul Sartre se proposait de relever la même gageure qui est ici défiée : affronter Je comme un Autre. Tenter de se faire historien de soi-même dans le souci non pas de l’exceptionnel, mais du commun : ce qui se partage, ce qui s’échange, ce qui rapproche.

Commentant, le 18 avril 1964, dans un entretien au Monde, le malentendu qui fit le succès des Mots, où l’éloge de la belle littérature étouffait la vérité dissidente de leur auteur, Sartre ajoutait cette mise au point : « On a besoin de se confronter à qui vous conteste. “J’ai souvent pensé contre moi-même”, ai-je écrit dans Les Mots. Cette phrase-là non plus n’a pas été comprise. On y a vu un aveu de masochisme. Mais c’est ainsi qu’il faut penser : se soulever contre tout ce qu’on peut avoir d’“inculqué” en soi. » Pourtant, lui demandait alors la journaliste Jacqueline Piatier, « malaise, mise en cause, contestation, révolte, authenticité, libération…, vous n’avez pas tellement changé ». Réponse : « J’ai changé comme tout le monde : à l’intérieur d’une permanence. »

La permanence de Jean Baubérot, qui me pardonnera ce parrainage sartrien malgré la distance à laquelle il finit par tenir le philosophe de l’existentialisme, c’est ce « contre ». Penser contre. Contre les héritages imposés, contre les automatismes intellectuels, contre les préjugés inculqués, contre les conformismes majoritaires, contre les suivismes confortables. Un contre fort lointain, et toujours neuf, où l’on retrouve ce Contr’Un que les tenants du protestantisme balbutiant, persécutés par le catholicisme avec lequel ils étaient en dissidence, revendiquaient en sous-titre du livre sans doute le plus éternellement jeune et le plus radicalement démocrate : le traité De la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie.

Voici donc une vie qui sut dire « non ». Un « non » d’ouverture au contraire des refus qui signifient repli sur soi et fermeture aux autres. Autrement dit, un « non » pour mieux inventer des « oui » qui ne seraient pas d’autorité ou d’obéissance, mais de liberté et d’adhésion. Une vie hétérodoxe, d’hérétique revendiqué, ni dedans, ni dehors, toujours sur la frontière, échappant aux classements et aux assignations, en déplacement permanent, dans la curiosité des hommes et la découverte du monde. Une vie où se donne à voir, avec la générosité désordonnée de leur bouillonnement créateur, ces trois décennies des années 1950, 1960 et 1970 que les nouveaux conservatismes des trois décennies suivantes ont tant insulté et caricaturé, dans une passion destructrice qui fut à la mesure de la grande peur des possédants et des dominants.

Tout chemin se fait en marchant, et son origine ne garantit jamais le point d’arrivée. Aussi la grandeur de Jean Baubérot est-elle d’avoir préservé, après s’être débarrassé comme toute jeunesse de ses scories adolescentes, les fidélités essentielles. D’être resté sur la même trace, celle ouverte par cette auto-institution d’un gamin limougeaud, vif et curieux, qui, de Jean-Ernest, décide de devenir Jean en même temps qu’il découvre que sa liberté peut agir, et, qui sait, transformer le monde. On le découvre donc, durant une deuxième vie apparemment officielle, vivant toujours dans cet écart où l’ironie tient à distance les pièges de la reconnaissance et du pouvoir. Responsabilités universitaires, directions d’équipes de recherche, cabinets ministériels, distinctions républicaines… Rien n’y fait, même quand, habile ventriloque, il prête sa plume d’historien des religions et de la laïcité à deux présidents de la République, François Mitterrand, puis Jacques Chirac, Jean Baubérot est toujours ce jeune homme qui, bravache, confiait à son Journal : « Je ne sais pas me taire ».

Il ne s’est donc pas tu quand, membre de la Commission Stasi de 2003 « sur l’application du principe de laïcité dans la République », il fut au final le seul à porter un avis dissident, assumant, comme il l’écrira juste après dans Laïcité 1905-2005, entre passion et raison (Seuil, 2004), « le courage laïque d’être seul parfois, face au conformisme néo-clérical de l’esprit commun ». Pour toutes celles et tous ceux, dont je suis, qui refusent cette trahison de la laïcité originelle en laïcisme sectaire dont nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmanes sont les premières victimes, Jean Baubérot reste, et restera, comme l’intellectuel qui a sauvé l’honneur. L’honneur ? Une autre idée de la France, à l’opposé de cette passion de l’inégalité qui, sous couvert d’uniformité républicaine, nie diversités et pluralités, au profit d’une norme majoritaire dont la logique d’exclusion ruine l’égalité véritable, celle des droits, celle des possibles, celle des chemins que l’on fraye tous ensemble dans le respect de nos origines et de nos croyances, de nos apparences et de nos appartenances, de nos genres aussi.

En lisant cet itinéraire hérétique d’un protestant laïque, comment ne pas penser à Ferdinand Buisson, cet inventif républicain, lui-même protestant, et sacrément hérétique au point d’abriter, en artisan de son fameux Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, un dangereux révolutionnaire, James Guillaume, figure de la branche anarchiste de la Première Internationale ? Buisson, qui fut lauréat du prix Nobel de la Paix en 1927, avait été, de 1903 à 1905, le président de la commission parlementaire où s’inventa la loi de séparation des Églises et de l’État. Toute l’œuvre-vie de Jean Baubérot est tissée de fidélité à ce passé plein d’à présent : une laïcité qui n’étouffe pas le particulier sous l’universel, une laïcité qui ait le souci de la liberté des cultes minoritaires, une laïcité qui s’imbrique totalement aux droits de l’homme, à la défense et à la promotion des droits fondamentaux.

Une démocratie qui ne serait que règle majoritaire, et conformité à celle-ci, s’épuise inévitablement en crispation autoritaire et identitaire. En revanche, une démocratie authentiquement vivante sera celle qui tisse ses majorités de minorités respectées, attentive à leurs audaces nouvelles et à leurs fulgurances inédites. Qui ne sera pas obsédée par ce que chacun croit séparément, fût-ce dans une dissidence ou une irrévérence revendiquées, mais qui recherchera patiemment ce que nous faisons ensemble et ce que nous pouvons réussir à construire collectivement, sans laisser sur le bas-côté les plus faibles, les plus fragiles, les moins protégés, les plus dissemblables.

Tel est l’enseignement, non seulement transmis en savant mais vécu en citoyen, de Jean Baubérot où, justement, se donne à voir notre dette vis-à-vis d’une minorité : le protestantisme français, dans la fidélité à sa révolte initiale contre le pouvoir d’un seul – d’une seule norme, d’une seule religion, d’un seul pouvoir.

Retrouver ici Une si vive révolte sur le site des Editions de l’Atelier.