Versailles Saint-Quentin: l’incroyable descente aux enfers d’une université
Par Lucie Delaporte
En quasi-banqueroute, l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines paie aujourd’hui les frais de la gestion calamiteuse de ces dernières années. L’établissement est en particulier asphyxié par deux PPP (partenariats public-privé) sur lesquels planent de lourds soupçons de conflits d’intérêts et de favoritisme. Son ancienne présidente est mise en cause.
Drôle de record. Quatre ans après avoir été l’une des premières à accéder à l’autonomie, l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines est aussi la première du quinquennat à passer sous tutelle rectorale. Une sanction sévère, que s’était refusé jusque-là à mettre en œuvre le ministère et qui signifie que cette jeune fac francilienne est incapable de se gérer elle-même. Un signal inquiétant pour une université de quinze mille étudiants qui figurait, il y a peu encore, parmi les meilleurs élèves de l’autonomie : très bon taux de réussite en licence, bonne insertion professionnelle de ses étudiants…
Sauf qu’aujourd’hui, la fac est au bord du gouffre. Le recteur de Versailles doit donc dans les prochains jours, en lieu et place de la présidence, annoncer le budget 2014 pour l’université en proie à une crise financière sans précédent dans un monde universitaire pourtant déjà plus que morose. En dépit de coupes drastiques, le budget proposé par l’équipe dirigeante de l’UVSQ (Université Versailles Saint-Quentin) mi-février affichait encore un déficit de 5,2 millions d’euros, ce qui a conduit le recteur Pierre-Yves Duwoye à le refuser une nouvelle fois. Et à reprendre la main.
Si, aujourd’hui, près d’une vingtaine d’universités sont en déficit, car chroniquement sous-dotées par l’État, la crise que traverse l’UVSQ est néanmoins hors norme. Car elle résulte en grande partie d’une gestion où, selon un rapport de la Cour des comptes qui doit sortir ces jours-ci, plus que de la maladresse, la probité des dirigeants est clairement mise en cause. Selon nos informations, la manière dont ont été passés les deux contrats de partenariat public-privé (PPP), ces contrats qui délèguent au privé le financement ou la gestion d’ouvrage d’un établissement public, et qui étranglent les finances de l’université fait planer de graves soupçons de conflits d’intérêts et de favoritisme.
Il y a quelques jours, l’ancienne présidente Sylvie Faucheux, qui a été nommée l’an dernier rectrice de Dijon, a d’ailleurs été débarquée en conseil des ministres. Officiellement pour mieux pouvoir assurer sa défense. Devant les graves éléments découverts par la rue Cambon, il était malvenu de paraître soutenir celle qui fut, en 2007, candidate PS aux législatives dans les Yvelines. Selon nos informations, de récentes découvertes de la Cour des comptes pourraient valoir à Sylvie Faucheux d’être déférée devant la cour de discipline budgétaire de l’institution.
Alors qu’elle couvait en réalité depuis plus d’un an, la crise de l’université éclate officiellement en novembre, lorsque le nouveau président Jean-Luc Vayssière annonce qu’il ne peut pas payer les salaires de décembre et que, faute d’un soutien exceptionnel de l’État, il risque de devoir tout simplement mettre la clé sous la porte après les partiels de janvier. Pour le ministère de l’enseignement supérieur, qui sort tout juste d’un bras de fer avec la présidente de Montpellier 3, Anne Fraïsse, menaçant quant à elle de fermer son antenne de Béziers si elle n’obtenait pas le soutien nécessaire à son fonctionnement, il est hors de question de régler la facture. Ce serait, estime-t-il, avec près d’une vingtaine d’universités en déficit, la porte ouverte à tous les chantages.
Si l’ambiance sur place est évidemment électrique, avec des personnels et des étudiants inquiets, le ministère refuse de combler le trou et n’accorde qu’une aide minimale à la fac pour passer le cap de la fin de l’année. L’université est alors dans une situation des plus précaires. La menace sur les salaires s’éloigne mais les fournisseurs, eux, ne sont plus payés. « Les étudiants en médecine ont dû se cotiser afin d’acheter des feuilles pour leurs examens », raconte un enseignant atterré qui explique que le chauffage a aussi été coupé dans plusieurs salles. L’activité des laboratoires est stoppée.
L’absence de soutien de l’État apparaît en interne d’autant plus injuste que la fac a fait beaucoup d’efforts depuis un an.
En mars 2013, lorsque le nouveau président Jean-Luc Vayssière découvre un trou de près de trois millions d’euros pour boucler le budget 2013, il lance un vaste plan de retour à l’équilibre, synonyme de coupes tous azimuts : réduction de l’offre de formation, gel des emplois, économies de fonctionnement. Malgré cette potion amère – qu’ont connue de nombreuses universités ces deux dernières années –, un an plus tard, le compte n’y est pas du tout. L’intersyndicale estime qu’il manque en réalité dix millions d’euros au budget de l’université pour fonctionner normalement.
Comment l’université en est-elle arrivée là ? Le rapport de la Cour des comptes, dont Mediapart a pu consulter la version quasi définitive, dresse un bilan extrêmement sévère de la gestion de ces dernières années.
Une politique clientéliste qui a pourri l’ambiance
Comme à son habitude, la Cour des comptes pointe un dérapage des dépenses par des embauches inconsidérées. À savoir, 200 recrutements sur les trois dernières années pour un effectif total d’un peu plus d’un millier de personnes, avec 148 embauches pour la seule année 2011, au lendemain de l’autonomie. À l’époque, le ministère de l’enseignement supérieur, qui sort du long conflit anti-LRU, encourage les présidents d’université à la dépense pour mieux vendre l’autonomie auprès de leurs personnels et montrer que celle-ci est bien synonyme de développement. Pas question alors de serrer les cordons de la bourse, au contraire.
D’autre part, la logique de concurrence propre à l’autonomie qui s’installe dès lors entre les établissements, particulièrement violente en Ile-de-France, pousse ceux-ci à multiplier leur offre de formation. L’UVSQ créera ainsi plus de 70 spécialités de masters sur cette période-là.
Les enseignants chercheurs font valoir que les effectifs étudiants sur la période ont eux aussi crû dans les mêmes proportions et qu’il fallait bien suivre. « Nous nous sommes donné les moyens d’être une université qui fonctionne bien et qui pour cette raison a obtenu de bons résultats », affirme par exemple Jérôme Pélisse, maître de conférences en sociologie.
Les rémunérations qui se mettent en place au lendemain de l’autonomie font aussi un peu tousser la rue Cambon. « Les sommes consacrées à la politique indemnitaire ont crû de 30 % en trois ans et contribuent pour 8 % à l’augmentation de la masse salariale », souligne la Cour. Entre 2010 et 2011, les primes pour les enseignants sont ainsi passées de 1,7 million à 2,3 millions et ce sans que, note la Cour, les procédures soient toujours respectées.
« L’ancienne présidence avait une politique très clientéliste en la matière, ce qui a complètement pourri l’ambiance de certains labos », rapporte la mathématicienne Brigitte Chauvin, également secrétaire de la section du Snesup de Versailles. Le conjoint de la présidente, l’économiste Martin O’Connor, aurait été particulièrement gratifié tout comme une série de chargés de mission, dont l’intérêt des « missions » pour l’établissement n’était pas toujours évident.
Dans un optimisme financier manifeste, l’université a aussi créé durant cette période des dispositifs d’intéressement pour des motifs flous et surtout non prévus par la réglementation, note sèchement la Cour. L’établissement ne produit d’ailleurs pas de rapport annuel sur le sujet comme elle y est normalement obligée.
Si ces éléments jettent le trouble sur les pratiques de l’ancienne présidente, le rôle de Sylvie Faucheux dans la signature de deux PPP au cours de son dernier mandat soulève encore plus de questions. Car la très grave crise de l’UVSQ est en bonne partie due à ces deux contrats qui étranglent aujourd’hui les finances de la fac et semblent avoir été négociés en dépit du bon sens, en tout cas pour ce qui concerne les intérêts de l’université puisque, du côté des prestataires, l’opération s’avère plus que juteuse.
Le premier PPP, signé en 2009, concerne la construction d’un bâtiment pour l’UFR de médecine. Les termes du contrat passé avec la société Origo, filiale à 94 % de Bouygues, sont les suivants : de 2010 à 2012, l’entreprise construit le bâtiment puis la fac s’engage à payer un loyer pour la maintenance et l’entretien. Première mauvaise surprise, le coût final de l’opération dépasse de 40 % le montant initialement prévu, pour atteindre les 113 millions d’euros. La dotation de l’État ne suffit pas à payer des loyers. Ce qui plombe chaque année le budget de l’université de 700 000 euros.
L’intérêt des pouvoirs publics, qui investissent quand même – en plus des loyers à venir – 22 millions d’euros, est tout sauf évident. Mais la MAPP, l’organisme d’État chargé curieusement à la fois de promouvoir les PPP et de se prononcer sur leur validité, n’a jamais rien trouvé à y redire. Pour la filiale de Bouygues, le taux de retour sur investissement des actionnaires est confortablement fixé à 7,8 %, après impôt.
Lobbyiste des PPP
C’est néanmoins le second PPP, dit de « performance énergétique », qui pose le plus de problèmes. Porté par Sylvie Faucheux, qui est aussi économiste du développement, il part de l’idée séduisante de rendre les bâtiments moins énergivores tout en produisant sur place des énergies renouvelables : panneaux photovoltaïques, chaufferie biomasse, éolienne. Le contrat signé avec une filiale de GDF Suez, Cofely, promet au départ 12 millions d’euros d’économies en 20 ans pour un investissement de 4,93 millions, eux-mêmes financés par des économies d’énergie… Le projet d’établissement de 2008 affirme même que l’université pourrait grâce à sa maîtrise d’ouvrage devenir « un centre de référence en la matière ».
Première bizarrerie, l’augmentation du coût du gaz et de l’électricité n’a pas été anticipée et reste uniquement à la charge de l’université, ce qui est un peu étrange – relève là encore la Cour des comptes –, étant donné que le prestataire est lui-même producteur. « GDF Suez vend du volume, vous croyez réellement qu’ils ont intérêt à faire faire de grosses économies d’énergie à l’université ? » s’amuse un expert qui a suivi de près le dossier et s’étonne du peu de contrôle desdites économies dans ce PPP. « On peut même se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’un contrat de vente d’énergie sur un énorme périmètre avec un abus de position dominante », ajoute-t-il. Curieusement, le contrat intègre le nettoyage et la maintenance, qui n’ont pourtant aucun rapport avec le développement durable mais sur lesquels l’entreprise compte bien faire aussi sa marge.
Là encore, les coûts dérapent sérieusement. Alors que l’université frôle le gouffre en ce mois de décembre, et est incapable de boucler son budget 2014, des représentants de la filiale de GDF Suez sont reçus au ministère pour évoquer les termes de ce contrat qui plombe un peu plus les comptes de la fac. « Ils ont été très coopératifs, ils avaient bien compris le risque pour eux d’apparaître comme les responsables de la ruine d’une université », rapporte un participant.
Au terme de cette réunion, le contrat de PPP est – fait exceptionnel – renégocié sans aucune pénalité et GDF Suez accepte que soient sortis la maintenance et le nettoyage, soit 50 % du coût total. À croire que le ministère avait bien quelques arguments.
Les premiers éléments d’observation de la Cour des comptes faisaient état de plusieurs dysfonctionnements : « l’équipe mise en place par le prestataire », pour l’amélioration des performances énergétiques, « est insuffisante en nombre et en compétence », assure la Cour qui souligne par ailleurs que les « prestations de certains lots techniques sont inexécutées ». L’entreprise préconise aussi « systématiquement le changement de l’ensemble des équipements plutôt que des réparations parfois moins onéreuses ». En clair, l’université se fait manger allègrement la laine sur le dos.
Le rôle de Sylvie Faucheux dans la signature de ces deux PPP controversés a été prédominant. Elle les a ardemment défendus en tant que présidente de Fondaterra, une association loi de 1901 devenue fondation de l’université en 2009, qui milite pour des projets de développement durable à l’échelle des territoires. Une association dont les membres fondateurs sont GDF Suez, EDF, Vinci, et dont Bouygues est également partenaire.
Or Fondaterra est intervenue à plusieurs reprises comme experte pour défendre le PPP énergétique, comme lors de ce CA du 23 janvier 2007 où la directrice générale de Fondaterra, Marie-Françoise Guyonaud, prend la parole pour promouvoir le PPP sans que personne ne sache à quel titre elle assiste à ce conseil d’administration, ne figurant même pas parmi les personnalités invitées. Selon nos informations, toute entreprise souhaitant concourir à l’appel d’offres devait adhérer à Fondaterra moyennant un droit d’entrée à acquitter en espèces.
« Le rôle de Fondaterra dans le processus d’élaboration a-t-il conduit à ce que l’un ou l’autre de ses membres fondateurs ait pu bénéficier d’informations particulières sur la nature, le périmètre ou le calendrier du marché ? » s’interroge la Cour des comptes. « Ce qui est sûr, c’est que GDF Suez a su très tôt que le marché était pour eux. Ils s’en vantaient publiquement avant que la décision ne soit officiellement prise », rapporte un industriel.
Lors d’un petit déjeuner organisé par la chaire PPP de la Sorbonne, le 18 janvier 2011, la présidente de l’université et Pierre Guyard, directeur marché collectivités et habitat chez Cofely (GDF Suez) sont invités à exposer l’intérêt des contrats de performance énergétique. Selon un participant qui préfère rester anonyme, le second présente son projet et semble tenir pour acquis que sa société va remporter le marché (voir l’invitation ci-dessous). On est pourtant six mois avant que le conseil d’administration de l’université ne se prononce en faveur de l’entreprise…
Interrogé par Mediapart, Pierre Guyard a expliqué qu’il n’avait néanmoins parlé que des contrats de performance en général ainsi que d’un autre projet de PPP en Alsace. À six mois de la signature d’un contrat de plusieurs millions d’euros, ce rendez-vous de la présidente de l’université avec l’un des concurrents a, quoi qu’il en soit, quelque chose de surprenant.
Alors que le marché des PPP universitaires attise les appétits des industriels du BTP, en ce début de quinquennat Sarkozy où l’autonomisation des établissements laisse miroiter de séduisantes perspectives, Sylvie Faucheux joue, selon nos informations, un rôle déterminant au sein du « Club PPP », un lobby pro-PPP qui regroupe les grands noms du BTP et de l’énergie. « Parmi les nouveautés, vous verrez également que le Club a créé un nouveau think tank autour de l’Université et des services et que Sylvie Faucheux, présidente de l’UVSQ, a orchestré », explique en 2011 dans une brochure interne Marc Teyssier d’Orfeuil, délégué général du club et ami intime de Nicolas Sarkozy.
La même année, Sylvie Faucheux reçoit de son club le prix de la « présidente engagée » (voir ci-contre).
Contactée par Mediapart, Sylvie Faucheux se dit « bouc émissaire et victime d’un règlement de comptes politique » (lire aussi la lettre ouverte qu’elle a adressée à la presse), et assure qu’elle n’a pas été rémunérée pour ces activités de lobbying. Marc Teyssier d’Orfeuil n’a, quant à lui, pas donné suite à nos appels.
Si les dérives de la présidence de Sylvie Faucheux sont très lourdes, comment expliquer que personne n’ait tiré plus tôt la sonnette d’alarme ? L’actuel président Jean-Luc Vayssière, qui était alors vice-président à ses côtés, et a donc tout voté en conseil d’administration, pourrait se retrouver à son tour dans une situation délicate.
La boîte noire :Pour cette enquête Mediapart a interrogé une dizaine de personnes, certains ont préféré resté anonyme. L’ancienne présidente Sylvie Faucheux que nous avions interrogé a souhaité à la suite de sa publication exprimer un droit de réponse qui est à lire dans l’onglet « Prolonger ».
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