David Guéranger: « La gauche a échoué à démocratiser la décentralisation »
Mediapart.fr
Et si la défaite des municipales était aussi due à la déception des électeurs de gauche vis-à-vis de leurs élus locaux ? C’est ce que suggère le politiste David Guéranger. Spécialiste des réformes de décentralisation, il reste sceptique sur la réforme annoncée, alors que le chef de l’État entreprend ce mercredi des consultations.
Le chef de l’État lance ce mercredi 14 mai des consultations avec les partis poliitiques pour lancer la réforme territoriale. Mais David Guéranger, sociologue et politiste, chercheur et maître de conférences à l’école des Ponts et Chaussées, doute de son avenir. « Au début de son quinquennat, François Hollande disait exactement le contraire. » Coauteur de La Politique confisquée, un ouvrage très critique sur l’organisation des intercommunalités (références sous l’onglet Prolonger), Guéranger plaide pour une « critique de gauche » de la décentralisation, pour l’instant quasi inexistante.
Alors que la débâcle socialiste aux municipales a été lue comme une sanction nationale à l’égard de François Hollande, il suggère d’ailleurs une autre hypothèse : la responsabilité des élus locaux eux-mêmes, dont la gestion très présidentialiste au niveau local et l’« apolitisme » revendiqué de l’action publique locale nourrissent aussi « désenchantement et défiance » à l’égard des politiques. Surtout ceux de gauche qui, en adoptant des recettes standard de gestion publique dans les « territoires », se sont « éloignés de leur électorat (…) et de leur philosophie politique d’origine ». Explications.
La défaite du PS aux municipales a été lourde. Au-delà de la contestation du pouvoir, faut-il y voir une protestation contre la décentralisation ? De nombreuses baronnies socialistes ont basculé en une soirée…
Il y a sans aucun doute un effet de sanction des politiques gouvernementales, un rejet de la politique de François Hollande. On peut aussi dire que l’abstention ou la montée du Front national sont le fruit de la défiance à l’égard de la politique, d’une crise de régime. Le problème de ces explications générales, nationales, c’est qu’elles ne désignent finalement aucun responsable, ou seulement un unique responsable. En particulier, elles évitent aux élus locaux une autocritique douloureuse, alors qu’ils sont aussi responsables du désintérêt, de la défiance, de la sanction.
La façon dont la politique est exercée localement est un facteur explicatif important. Par exemple, les élus locaux aiment afficher le soi-disant apolitisme de leur action ; cela leur permet évidemment d’élargir leurs réserves de voix et, pour ceux de la majorité gouvernementale, de ne pas écoper de l’impopularité présidentielle. Ce faisant, ils accréditent l’idée que gauche et droite font la même chose, qu’il n’y a pas vraiment d’alternative ; ce qu’ils font contribue à produire désenchantement, défiance. On a longtemps préservé les maires de la crise démocratique, alors que l’abstention aux municipales est en progression constante depuis 1977. Avec son nouveau record aux dernières élections, difficile de continuer à se voiler la face… Il y a de toute évidence un épuisement de la démocratie locale, au fondement des lois de décentralisation de 1982. Il est temps de mettre les élus locaux face à leurs responsabilités.
En quoi les élus locaux sont-ils à blâmer ?
D’abord parce qu’ils ont concentré le pouvoir autour de leur personne. Je ne parle pas ici de tous les élus, évidemment, mais surtout des principaux membres des exécutifs locaux. Le présidentialisme de la Cinquième République est souvent critiqué, mais ce n’est rien comparé au présidentialisme de nos gouvernements locaux ! Qui contestera que les maires sont les seuls patrons dans leur commune ? La multiplication des structures satellites des collectivités n’a fait que renforcer cet exercice du pouvoir par quelques-uns. Je pense aux sociétés d’économie mixte (d’aménagement urbain par exemple), aux sociétés publiques locales, aux syndicats mixtes de transports, aux structures intercommunales… Ces satellites fonctionnent avec des règles de gestion confortables pour leurs membres, puisqu’ils n’ont aucun compte à rendre, ni aux électeurs, ni aux conseils qui les ont élus. Elles offrent à quelques-uns des ressources (jetons de présence, indemnités, etc.) pour se professionnaliser. Le cumul des mandats tel qu’il est envisagé aujourd’hui, notamment dans la loi anticumul, n’est que la face émergée de l’iceberg. La loi fait l’impasse sur le cumul des mandats locaux, auquel la majorité n’a pas voulu mettre un terme, et le cumul dans le temps. Son report à 2017 a des airs d’enterrement, ce que semblent d’ailleurs anticiper les nombreux parlementaires qui se sont représentés aux dernières municipales…
On peut vous rétorquer que cette concentration du pouvoir ne leur laisse justement pas les coudées franches pour, précisément, faire de la politique.
C’est l’argument des pro-cumuls, mais ce n’est pas le cas. C’est un des paradoxes – un apparent paradoxe – de cette décentralisation : d’un côté, elle concentre le pouvoir, mais de l’autre elle dépolitise son exercice. Il suffit de constater l’uniformisation très forte des programmes d’action, au-delà de l’arrimage partisan. Dans toutes les grandes villes, c’est la même fascination des élites pour les métropoles, la même volonté d’attirer les classes moyennes supérieures, la même volonté d’avoir son écoquartier, son tramway, son grand stade, la même frénésie des « smart grids » (les “villes intelligentes”, ndlr).
Quelles sont les conséquences politiques de ces choix ? Par exemple, à qui doivent profiter les grands investissements ? Comment la « ville intelligente » installe-t-elle un système de surveillance généralisé ? Ces questions de fond, politiques, sont rarement débattues. Quant à la vidéosurveillance, elle est une recette prisée aussi bien par des élus de gauche que de droite… Il n’y a donc plus de lien entre les politiques menées et certaines des valeurs attachées aux appareils partisans. On est même parfois dans la contradiction la plus complète, comme à Lille où le projet de Grand Stade construit sous partenariat public-privé avec une grande entreprise du BTP est porté par une sénatrice communiste. En faisant circuler ainsi les recettes d’une prétendue bonne gestion, les élus locaux alimentent l’idée selon laquelle il n’y a, au bout du compte, pas de différence notable entre gauche et droite. Cette similitude, difficile à justifier au niveau national, ne semble pourtant pas leur poser problème localement.
Cela concerne donc tous les élus ?
Le phénomène de notabilisation des partis touche autant la gauche que la droite, mais pas toutes les formations politiques. À gauche par exemple, le parti socialiste est depuis fort longtemps un parti d’élus locaux, du fait de son lien historique avec le socialisme municipal ; au contraire, le parti communiste a toujours été méfiant à l’égard des élus et de leur autonomisation, et il devient un parti d’élus dans le sillage des lois de décentralisation de la décennie 1980. Aujourd’hui, c’est au tour des écologistes de “subir” les conséquences des accords électoraux avec le PS, amorcés avec les municipales de 2001. Cela crée des tensions fortes au sein des appareils avec les bases militantes.
Mais il y a une responsabilité singulière de la gauche. Ces “bonnes recettes” du local font le lit d’une action publique gestionnaire, consensuelle, mais elles s’accommodent beaucoup moins bien des enjeux plus clivants, des objectifs de lutte contre la pauvreté, contre les discriminations, contre l’exclusion, par exemple. Les politiques locales redistributives (logement social, aménagement), les mesures qui visent les populations les plus pauvres (aires d’accueil des gens du voyage, gratuité des transports pour certaines catégories) sont celles qui souffrent le plus de cette dépolitisation.
C’est pour cela que la gauche est doublement responsable. D’une part, les élus de gauche (comme ceux de droite) se sont éloignés de leur électorat. D’autre part, leurs pratiques sont en contradiction complète avec ce qui fait le cœur de leur philosophie politique d’origine. On a coutume de dire que la décentralisation a bénéficié à la gauche, en raisonnant en termes de postes ; c’est sûrement beaucoup moins vrai si l’on examine cette question à l’aune des liens entre les catégories populaires et d’autres dimensions de la politique : la représentation par les élus, les objectifs des politiques publiques, le sens de l’action politique.
Le culte du « territoire »
Cela dit, les élus communautaires sont désormais élus au suffrage universel. Et ce sera aussi le cas de certains représentants des futures métropoles. N’y a-t-il pas quand même une certaine démocratisation ?
Attention, le fléchage des élus communautaires, ce n’est pas le suffrage universel : il n’y a pas de circonscription électorale intercommunale, pas de bulletin propre… Et puis la dépolitisation n’est pas qu’une simple affaire d’élection : on la retrouve aussi dans des structures démocratiquement élues comme les conseils généraux et régionaux. Il faut donc lui trouver d’autres explications.
L’une d’entre elles, parmi bien d’autres, c’est l’évolution du recrutement social des présidents d’exécutifs. Les travaux de sociologie politique montrent bien la sélectivité encore plus forte des critères d’âge, de genre, de profession : les maires sont plutôt des hommes, quinquagénaires, (anciens) cadres ou issus de professions intellectuelles supérieures.
La décentralisation a eu pour effet de renforcer cette figure de l’expert, celui qui maîtrise techniquement les dossiers, qui valorise son savoir professionnel. C’est une première manière de dépolitiser. Aujourd’hui, cela prend des formes nouvelles : aux dernières municipales, des maires sortants de grandes villes socialistes (à Rennes, à Grenoble, à Nantes, etc.) ont placé pour leur succéder d’anciens collaborateurs ou directeurs de cabinet, formés dans les IEP, biberonnés au management public, aux finances publiques. Pour ces gestionnaires, les ressources partisanes sont moins structurantes que pour leurs aînés. Ils sont ainsi plus enclins à épouser une gestion publique en apparence indifférente à l’idéologie ou aux valeurs politiques.
Votre discours ne donne-t-il pas des arguments au Front national qui critique l’« UMPS » ? Ne renforce-t-il pas l’idée selon laquelle la gauche et la droite, c’est pareil ?
C’est une difficulté en effet, et c’est aussi tout l’enjeu à mes yeux : outiller à gauche la critique de la décentralisation. Je ne prétends évidemment pas que droite et gauche, c’est pareil : je pense au contraire que ces différences existent, mais que la gestion locale les occulte. Je ne prétends pas non plus que les dérives de la décentralisation sont affaire de vertu, de moralité ou de convictions personnelles, et qu’il suffirait de dégager les notables actuels pour régler le problème : je pense au contraire qu’il faut changer les institutions. Ce sont les institutions vertueuses qui font les comportements vertueux, et pas le contraire… Et puis le Front national, qui a peu d’élus locaux, a beau jeu de critiquer la décentralisation. Laissons passer les coups de sang de la période électorale et voyons comment il va gérer les onze villes qu’il gouverne désormais, et ses relations avec les élus UMP ou PS au sein des exécutifs intercommunaux…
Quelles pourraient être les bases d’une critique de gauche de la décentralisation ?
Une voie parmi d’autres consisterait à réintroduire la référence aux questions et catégories sociales politiquement prioritaires : les précaires, les chômeurs, les classes populaires, d’autres peut-être. La décentralisation leur a au contraire substitué le « territoire ». Le « territoire », sous toutes ses formes, est devenu l’alpha et l’oméga de l’action publique locale : la défense de « l’identité communale », la concurrence entre « régions », le rayonnement des « métropoles », le développement des « quartiers ». La lutte contre les inégalités ou la mise en œuvre des solidarités, elles-mêmes, sont « territoriales »… Les populations fragiles se retrouvent noyées, diluées. Et que dire de ceux qui n’ont pas leur « territoire » ? J’ajoute que ce phénomène aggrave la personnalisation du pouvoir : qui d’autre que le président de l’exécutif est à même de représenter son « territoire » ?
Vainqueurs à Grenoble, les écologistes et le parti de gauche associés à des collectifs citoyens promettent une nouvelle gestion locale, plus soucieuse des citoyens, loin des schémas gestionnaires classiques que pouvait incarner la municipalité PS sortante. Faut-il y voir une alternative ?
C’est un laboratoire intéressant. Pendant la campagne, les écologistes et le parti de gauche (PG) grenoblois ont tenté d’élaborer un contre-modèle en liant les sujets locaux à des questions politiques. Par exemple, lorsqu’ils prônent le retour en régie d’un certain nombre de services publics municipaux. Dans d’autres villes, comme à Bordeaux ou Paris, le retour en régie de l’eau avait été justifié par des considérations largement financières, des arguments plutôt gestionnaires et dépolitisés. À Grenoble, ce discours est assez secondaire par rapport à la critique de la mondialisation, de la prédation des actionnaires privés, etc. Sur le papier, c’est une manière intéressante de politiser des enjeux locaux, c’est-à-dire de les connecter à des débats plus généraux et plus évidemment politiques. En pratique, il va falloir suivre de près ce qui se passe : cette municipalité a une responsabilité politique forte.
Le nouveau premier ministre, Manuel Valls, a annoncé après les municipales un véritable big-bang territorial : fusion des régions, disparition des départements, tout cela mené en quelques années, avec un report possible des régionales et des cantonales qui étaient prévues en 2015. Faire disparaître des doublons, réduire le millefeuille territorial, n’est-ce pas justement une opportunité de démocratiser la décentralisation ?
La belle affaire… Au risque de passer pour un incorrigible pessimiste, je voudrais juste faire un peu d’histoire. Nicolas Sarkozy prononçait à Toulon en 2008 un discours va-t-en-guerre sur le « big bang » territorial, le coût du « millefeuille territorial », le trop grand nombre de collectivités et d’élus. Ce discours débouche sur l’installation du comité Balladur qui préconise (outre le renforcement de l’intercommunalité) la réduction du nombre de régions et de départements, sur le mode du volontariat.
À l’issue du débat parlementaire, il n’est resté qu’une seule mesure de ce projet : le conseiller territorial, que les socialistes arrivés au pouvoir en 2002 se sont empressés d’abroger. Alors comment comprendre aujourd’hui les déclarations présidentielles sur cet objectif, qui ne figurait même pas dans son programme de campagne ? Au début de son quinquennat, François Hollande disait d’ailleurs exactement le contraire pour ne pas froisser les élus. J’y vois pour l’essentiel une déclaration symbolique, une manière de mettre en scène le volontarisme et le changement, à un moment où l’impopularité présidentielle est au plus haut.
Quant aux chances de succès de cette énième réforme, elles me semblent bien minces si l’on en juge par l’échec des précédentes tentatives, ou par le profil politique de celui qui est chargé de l’écrire : André Vallini, secrétaire d’État chargé de la réforme territoriale, est par ailleurs un pur notable local, archétype du cumulard, entre autres président du conseil général de l’Isère depuis 2001, ancien membre du comité Balladur ! Alors certes, il aime être présenté comme un régionaliste convaincu, mais il va devoir défendre au Parlement un texte qu’il n’a pas écrit, dans un contexte compliqué : les relations avec les parlementaires ne sont pas très simples et les élections régionales, même repoussées d’un an, pas très loin.
Pour aller plus loin, des références et des liens sous l’onglet “Prolonger”.
La boîte noire :L’entretien, dont l’idée a germé à l’approche des municipales, est le fruit de plusieurs entretiens téléphoniques et de plusieurs échanges avec David Guéranger.
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