De quoi, Madame Taubira est-elle la noblesse ?

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Les derniers attentats racistes contre Christiane Taubira n’ont pas seulement agi un discours d’exclusion et de dégradation, expression d’une « pensée mortifère et meurtrière » , il sont aussi le signe d’un état des choses encore plus grave.

Christine Taubira le sait, elle qui s’est gardée de se présenter comme la cible individuelle des lignes immondes de Minute, en ne portant pas plainte elle même ; elle sait que ce n’est pas elle qui est visée (en dépit  des apparences), mais qu’à travers elle, bien plus largement, ce sont « tous ceux qui lui [me] ressemblent« , « la famille humaine » qui sont violentés.

Elle a déclaré dans Libération de mercredi :  » Ces attaques racistes sont une attaque au cœur de la République. C’est la cohésion sociale qui est mise à bas, l’histoire d’une nation qui est mise en cause. […]  Des millions de personnes sont mises en cause quand on me traite de guenon. Des millions de gamines savent qu’on peut les traiter de guenons dans les cours de récréation! »

Comment expliquer qu’il ait fallu tout ce temps, depuis les premières attaques contre Chritiane Taubira, pour voir se réveiller une profonde protestation ? que comprendre derrière cette mollesse ? comment rendre compte de ce qui ressemble à une forme d’usure de la pensée et de la politique ?

Beaucoup de « crans » ont sauté depuis des années : on pense bien sûr aux agitations identitaires du gouvernement Sarkozy – rappelons ici que son conseiller P. Buisson a été journaliste à Minute et au Crapouillot – pensons à la médiatisation de plus en plus forte d’un discours xénophobe et essentialiste, porté au sein même du gouvernement de notre pays (N. Sarkozy, B. Hortefeux, puis M. Valls) puis relayé par divers « intellectuels ».

Si ces « crans » ont pu sauter si facilement dans notre pays, c’est que le terrain était propice, suffisamment défait, destructuré, et c’est là que j’en viens à ce qui me semble miner le terrain depuis des années et des années : je signifie ici l’usure inquiétante du niveau symbolique dans notre pays.

Qu’est-ce que j’entends par là ? Est symbolique un signe qui ne se désigne pas lui même, mais ne vaut que par sa polysémie : le symbole prend en charge toute une épaisseur de sens, il est aux antipodes du sens unique, du mot réduit et aplati  à sa plus simple expression. Voici pour éclairer mon propos les caractéristiques de tout symbole d’après Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, dans leur Dictionnaire des symboles (je surligne les éléments qui sont en lien direct avec mon développement) :

  1. Obscurité : le symbole dépasse l’entendement intellectuel et l’intérêt esthétique. Il est « un terme apparemment saisissable dont l’insaisissable est l’autre terme » (Pierre Emmanuel).
  2. Stimulation : le symbole suscite une certaine vie. Il fait vibrer.
  3. Verticalité : le symbole établit des rapports extra-rationnels, imaginatifs, entre faits, objets, signes.
  4. Hauteur : le symbole relève de l’infini, il révèle l’homme.
  5. Pluridimensionnalité : chaque symbole condense plusieurs faces, formes, sens, interprétations. Un personnage de Amadou Hampaté Bâ s’écrie : « Ô mon frère, apprends que chaque symbole a un, deux, plusieurs sens ». À la différence du code, univoque, le symbole est polysémique, intelligible selon le système de représentations dans lequel il s’inscrit.
  6. Constance. Le rapport entre le symbolisant et le symbolisé demeure. Par exemple une coupe renversée symbolise toujours le ciel, quelque forme qu’elle prenne, coupole, tente.
  7. Relativité. Malgré cette constance, les symboles varient, ils modifient leurs relations avec les autres termes, ils revêtent une grande diversité iconographique ou littéraire, ils sont perçus différemment selon qu’on est éveillé ou endormi, créateur ou interprète.

Or, le siège fondamental (mais pas unique) de la production symbolique est le langage ; que constate-t-on depuis longtemps ?  La langue politique s’affaisse, en écho avec un certain usage contemporain de la langue. Par quel processus ?

Quelques exemples pris dans la langue politique, mais largement relayés ailleurs :

Le discours mensonger : Il est établi que le propos énoncé (discours électoral, par exemple) est désormais totalement délié des actes (programme) qui seront posés ensuite ; songeons aussi aux déclarations d’un certain Cahuzac (les yeux dans les yeux) —> non seulement il y a mensonge, mais mensonge comme fonctionnement ordinaire.

Le discours vide, manquant : La politique a perdu la main sur l’économique – ce n’est jamais dit dans les paroles de ceux qui sont aux responsabilités – La situation économique est très difficile, pleine de risques ; pour tenter de faire face à cette guerre, chacun sent bien que ce sera très difficile – demain on ne rasera pas gratis, il faudra se retrousser les manches : pour tenter de gagner, il faut risquer de perdre – Ces paroles manquent, où que ce soit. Il en est de même au sujet de la contradiction entre les réalités écologiques et les « impératifs » économiques : abondance de discours, rareté de paroles politiques appelant à la réflexion collective.

Le discours répétitif : dans l’univers médiatique dominant, certains termes font florès, ils tournent seuls, sans que jamais l’on ne s’arrête pour s’étonner de leur sens, l’interroger – compétitivité, réforme structurelle, remboursement de la dette, croissance, PIB, etc …- Ces mots fonctionnent comme des allant-de-soi.

Le discours pauvre et grossier : songeons au « casse-toi … », mais aussi plus largement, à la grande vacuité de ce qui est dit, ajoutée au manque de « tenue » de ceux qui parlent en tribune. Ce n’est pas une affaire de courtoisie mais de respect qu’on porte au langage même, et à travers lui, aux hommes à qui l’on parle, à l’idée même que l’on se fait de l’être humain (repensons au point 4 cité plus haut !). Un exemple hors de la politique mais très ravageur : si un professeur se met à utiliser le même langage que ses élèves, un cran saute, et l’enseignant mine ainsi le terrain de son exercice (je songe à mon effroi lorsque j’ai vu le film Entre les murs, de L. Cantet, dont je rappelle qu’il a eu La Palme d’Or en 2008, signe fort !). On pourrait à ceci rajouter la pauvreté culturelle de nos hommes politiques… (ou bien : la culture comme affichage – c’était la fonction d’H. Guaino aurpès de N. Sarkozy -). La culture n’est plus vécue que comme « entertainment », produit de consommation qui signe une « disctinction ». La culture est aux antipodes de cette version consumériste : elle est ce qui infuse un pays, sa langue, son peuple, de nombreuses dimensions symboliques, elle est tout à la fois signe de reconnaissance, et puissance de projection créative.

Enfin, pensons aux effets de la forte tendance  « micro-trottoir » : surabondance de l’opinion diffusée partout, à tout instant…

Les discours agressifs : l’agressivité est très utile lorsqu’elle est signe de la vie qui se défend ; mais si elle s’attelle à la négativité, l’attaque, l’injure, dans une forme de jouissance, elle défait le langage, et dégrade tout à la fois l’émetteur, le langage et son destinataire. Cette agressivité abonde, y compris dans la bouche d’hommes politiques de tout bord. Faisons aussi le lien avec les débordements via le net : chacun s’autorise, les crans sautent un à un.

 

Tous ces éléments accompagnent le devenir néo-libéral du monde, son déchaînement financier, sa nécessaire hyper-consommation conjuguée avec la demande permanente du toujours plus vite, du toujours plus pratique : un des effets de ce processis est l’écrasement de la part symbolique de nous-mêmes. Mais gardons-nous de croire que le processus ne corrompt que « les autres » ; si nous ne sommes pas vigilants, ce processus envahit tout l’espace d’échange, défait la pensée.

Aujourd’hui Christiane Taubira nous pousse à ressaisir une part de notre noblesse massacrée : parce qu’elle est femme de conviction, de culture, femme qui porte haut la fonction du langage, la dimension symbolique de sa parole et de sa place, Christiane Taubira nous aide à nommer, à distinguer, à penser.

Se battre contre tout racisme aide à se relever.