Le racisme a changé de visage, les militants antiracistes aussi
Mediapart.fr
Les divers événements organisés ces jours-ci pour dénoncer le racisme et commémorer la Marche pour l’égalité sèment le doute sur le combat antiraciste. Est-il moribond ou déjà mort ? N’a-t-il pas oublié de se réactualiser ? Grosses structures et partis politiques patinent, mais sur le terrain des milliers de militants, anonymes, s’activent.
Les occasions de mobiliser n’ont pas manqué ces derniers jours. Entre les injures racistes dont a été la cible Christiane Taubira et le trentenaire de la Marche de 1983, au cours de laquelle une poignée de jeunes des Minguettes a rallié Paris sous les acclamations de 100 000 personnes, elles se sont même bousculées, au point que les associations engagées dans la lutte contre le racisme ont semblé paralysées : elles ont tardé à réagir, en écho au retard à l’allumage des responsables politiques, ont déployé pas mal d’efforts pour surmonter leurs divergences et ont fini par se mettre en ordre de bataille pour se retrouver à quelques milliers à peine à battre le pavé.
Entre les organisations syndicales en service minimum et les petites mains jaunes frénétiques, la manifestation du samedi 30 novembre – initiée par le collectifDOM et le comité Marche du 23 mai 1998 (CM98) avec le soutien de la Ligue des droits de l’homme, de SOS-Racisme, de la Licra et du Mrap – n’a ni fait le plein ni suscité d’élan. Tout juste a-t-elle permis aux dirigeants d’associations de se remettre autour d’une table et d’organiser une action commune. Ce n’est pas rien mais c’est insuffisant. D’autres événements sont prévus, privilégiant d’autres alliances. Ce mardi 3 décembre, un rassemblement « pour transmettre le message des marcheurs d’il y a trente ans et continuer le combat qui fut le leur » doit se tenir devant la gare Montparnasse, lieu d’arrivée de la Marche dans la capitale, avec, outre la LDH, le Collectif ACLefeu et Au nom de la mémoire. Samedi 7 décembre, à Paris, les membres du collectif Égalité des droits, justice pour tous, qui réunit principalement des associations de quartiers, se sont donné rendez-vous à Paris devant l’église Saint-Bernard.
Au-delà de la question tactique (est-il judicieux de démultiplier les initiatives), se pose celle du rôle des structures antiracistes. Les festivités organisées ces jours-ci sèment le doute sur le combat mené. Ce dernier est-il moribond ou déjà mort ? N’a-t-il pas oublié de se réactualiser ? Sans tambour ni trompette, le relais est pris par ces milliers de militants qui chaque jour apportent leur aide aux populations stigmatisées et font avancer la lutte pour l’égalité des droits réels. Souvent isolés dans leurs actions, ils désespèrent parfois d’obtenir le moindre soutien, y compris des associations référentes.
Serrés sur un podium devant une place de la Bastille clairsemée, les organisateurs de la manifestation du 30 novembre ont reconnu à mi-mots leur difficulté à réunir les foules et à transmettre leur message. « La lutte antiraciste est un peu en panne », a admis Serge Romana du CM98. « Nous avons émis un cri. Nous sommes au début d’un travail de rassemblement », a-t-il ajouté. Se présentant comme « un Français descendant d’esclave », il a estimé indispensable de « ne pas convaincre que les convaincus ». Le président de la LDH, Pierre Tartakowsky, au lendemain du week-end, a eu raison de souligner sur France Inter qu’« on peut toujours se dire que les pompiers se sont emmêlé les pieds dans leurs tuyaux, mais il ne faudrait quand même pas oublier les responsabilités des pyromanes, de ceux qui tous les jours mettent le feu à la maison. Les pompiers font ce qu’ils peuvent, je crois qu’on peut les saluer tout en regrettant qu’ils ne soient pas assez nombreux ».
La déroute en termes de mobilisation n’est pas nouvelle. Sans retracer la chronologie de la lutte antiraciste, le déclin ne date pas d’aujourd’hui. Les communiqués sont fréquents, mais les appels à manifester se font rares. Au cours de la dernière décennie, seules deux marches ont attiré au-delà des traditionnels militants et sympathisants : celle de l’entre-deux-tours de la présidentielle de mai 2002 lancée par l’ensemble des partis politiques hors extrême droite, des syndicats et des associations concernées pour dire non au Front national et celle de septembre 2010 pour dénoncer la politique xénophobe de Nicolas Sarkozy qui a visé, l’été précédent, aussi bien les Roms que les « Français d’origine étrangère » dans son sinistre discours de Grenoble. L’indignation, comme l’a par la suite montré le succès fulgurant du livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, vendu à des centaines de milliers d’exemplaires, a trouvé là son déclencheur.
Au fil des décennies, certaines de ces associations, aux âges, aux histoires et aux missions divers, sont devenues des coquilles vides, d’autres ont laissé leur personnel permanent vieillir sans prévoir de relève, d’autres encore ont vu fondre leurs subventions. Alors qu’elles sont pour la plupart ancrées idéologiquement à gauche, le retour de ministres socialistes aux affaires à partir de 2012 n’a pas facilité l’exercice de la contestation. La parole critique, surtout dans un premier temps, s’est effacée, notamment dans les structures où le PS, après des années dans l’opposition, a fini par être accueilli.
Le racisme, pourtant, n’a pas disparu. Mais il prend de nouvelles formes, moins faciles à appréhender. Plus insidieux, moins frontal (l’insulte contre la garde des Sceaux est l’exception qui confirme la règle), il s’introduit dans les discours des élites et les politiques des gouvernants pour justifier des pratiques d’exclusion. Il est devenu mouvant, ciblant une population, puis une autre, stigmatisant les uns, avant de s’en prendre aux autres, jouant les uns contre les autres, le plus souvent les pauvres contre les pauvres, dans un contexte de crise économique et sociale. Plus difficile à démasquer, moins détectable, il prend des contours culturalistes, des modes de vies étant décrétés incompatibles.
Ces dernières années, deux figures ont plus que les autres, et chacune à leur manière, cristallisé la haine et les préjugés, comme si elles devaient à elles seules résumer l’ensemble des maux des Français. Les Roms, d’une part, sont devenus des repoussoirs à plusieurs titres. En tant qu’Européens, ils paraissent symboliser cette contrainte que l’Hexagone ne pourrait supporter. En tant que pauvres, ils attiseraient la peur du déclassement grandissante dans le pays. Plus encore, désignés comme inintégrables par le ministre de l’intérieur lui-même, ils sont perçus comme culturellement différents, avec des manières de vivre jugées étrangères aux « nôtres ». À l’approche des élections municipales, ils sont déshumanisés et racialisés. Des tracts et des pétitions, parfois encouragés par des maires, les comparent à des « rats », leur reprochent de « dépecer des animaux » et les accusent sans preuve de vols. Des élus les parquent sur des terrains, les empêchant d’entrer ou de sortir, leur coupent l’accès à l’eau, quand ils ne cherchent pas à les expulser hors des frontières de la ville par tous les moyens. Les Roms sont traités comme des êtres à part dont il faudrait se débarrasser. De temps en temps, les pratiques de harcèlement mises en place provoquent l’émoi. Le plus souvent, elles se déploient dans l’indifférence.
Divisions
Les femmes portant le voile, d’autre part, sont de plus en plus fréquemment victimes d’agressions dans les rues. Récemment encore, à Thionville en Moselle, une mère de famille a été insultée et violentée. Le Républicain lorrain rapporte l’histoire de cette femme : « Jeudi dernier (le 28 novembre 2013), le mari de Leila part de bon matin, comme à son habitude, et descend le sac-poubelle pour le poser avec les autres déchets des habitants de l’immeuble. Un peu plus tard, un voisin demande à Leila de descendre. À cette heure-ci, elle est seule avec ses enfants dans le logement, à vaquer à ses tâches ménagères. “Il m’a appelée à l’interphone pour dire que ma poubelle était étalée devant la porte et que je devais ramasser.” Surprise, mais pas inquiète, elle descend donc les étages. Le voisin l’agresse verbalement, puis physiquement. Elle se retrouve coincée contre un arbre, le cou serré par la poigne de l’homme qui lui envoie au visage : “Sale race”, “rentre chez toi”. Une plainte a été déposée au commissariat de police de Thionville. Sept jours d’ITT (interruption temporaire de travail) ont été prescrits à la jeune femme. Le médecin note œdèmes, contusions, ecchymoses “compatibles avec une ou plusieurs tentatives de strangulation”. » « Plus que les traces sur le corps, note l’article, cette agression a blessé profondément Leila (…). Le caractère raciste ne fait aucun doute à ses yeux. “Mais c’est une policière qui me l’a fait réaliser, explique-t-elle. Et puis, on nous avait déjà mis des tranches de jambon et des peaux de banane dans la boîte à lettres. Mon mari avait essayé de le cacher mais je l’ai entendu en parler au bailleur.”»
Qu’elles soient qualifiées de racisme ou d’islamophobie, les attaques de ce type prennent un tour particulier avec l’intensification et la radicalisation des débats sur la laïcité et la place de l’islam en France. Au nom de l’égalité entre les hommes et les femmes, les musulmanes revêtant un foulard sont stigmatisées. Dans son dernier rapport annuel sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiète d’une « flambée de violence » dont elle observe qu’elle vise en priorité les musulmans. Alors que sur le long terme, la tolérance de la société semble s’affirmer, cette population voit les comportements à son égard se dégrader, selon cette institution indépendante, qui souligne par ailleurs que le climat est pire encore, si c’est possible, à l’encontre des Roms.
Dans un cas comme dans l’autre, il serait injuste de dire que les associations antiracistes se taisent. Elles poussent un « cri » une fois de temps en temps. Elles organisent un colloque. Mais qui a marché pour soutenir les femmes voilées agressées, qui a marché pour que les Roms ne soient plus maltraités ? Diverses raisons empêchent un tel mouvement de solidarité : peu organisés, jamais écoutés, les migrants roumains et bulgares issus d’une minorité discriminée dans leur pays d’origine manquent de porte-parole. Le voile, quant à lui, divise profondément la gauche au nom du féminisme et des « valeurs de la République ». Elles aussi scindées, les structures associatives peinent à prendre en charge la souffrance de ces victimes pas assez consensuelles, à modifier leur logiciel en fonction de ces changements de curseur et à inventer de nouvelles réponses.
Conséquence : sur le terrain, les militants se retrouvent esseulés. Le désarroi et la solitude sont particulièrement sensibles concernant les Roms. Dans les départements, aux côtés des campements, la mobilisation ne fléchit pas. Au contraire, elle n’a jamais été aussi prenante en énergie et en dévouement individuels. Elle suppose un investissement quotidien. Aucune caméra n’est là pour en témoigner, mais des résistances se transmettent ici et là. Ces soutiens atomisés sont tout ce qu’il y a de plus concrets et solides, mais ils sont invisibles. Les militants sont des anonymes, des Léo, des Claude, des Robi, des Serge et autres Mourad qui, au jour le jour, entrent dans les bidonvilles, apportent des vivres et des vêtements, ouvrent des Doodle pour s’occuper du ramassage scolaire des enfants, poussent la porte des différents pouvoirs publics pour les contraindre à appliquer le droit : par exemple scolariser les enfants et assurer le ramassage des ordures. Cela prend du temps, exige de la ténacité. Ces personnes se rassemblent autour d’une cause, par-delà les appartenances politiques, militantes et syndicales classiques. S’y croisent des catholiques, des Verts, des communistes, des centristes et pourquoi pas des juppéistes, des parents d’élèves, des retraités. Leurs identités sont multiples, irréductibles à la LDH ou au Mrap. Ces militants agissent, mais se sentent seuls, manquent de repères et d’appuis organiques. Face à eux : les maires, les conseils généraux, les préfets, avec lesquels il faut négocier pour obtenir un point d’eau ou une domiciliation, mais aussi les juges, qu’il faut convaincre de retarder les expulsions le temps de trouver des solutions de relogement.
Leur engagement en rappelle un autre qui a fait de cette autonomie et de cette souplesse une force. Celui des membres du réseau Éducation sans frontières (RESF), qui, à partir du milieu des années 2000, ont su repenser la lutte en faveur des sans-papiers en centrant la mobilisation sur les parents d’enfants scolarisés. Il s’agissait de susciter l’émotion des autres parents, de jouer sur les relations de voisinage et de proximité. À leur manière, les travailleurs en situation irrégulière ont aussi réussi à faire entendre leurs voix en lançant le slogan « On bosse ici, on vit ici, on reste ici ! ». En sortant leurs feuilles d’impôts, ils ont montré qu’ils étaient comme n’importe quel contribuable français. À la différence des Roms, ils ont bénéficié d’une aide logistique – de taille puisqu’il s’agit de celle de la CGT – même si seuls quelques responsables de la confédération sont réellement impliqués.
Ces quelques exemples rappellent que non seulement la lutte contre le racisme est indissociable de celle pour l’égalité mais surtout qu’elle n’est rien sans la quête de droits économiques, sociaux et politiques. Le succès relatif d’une association comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), centré sur l’aide juridique aux personnes victimes d’injures ou d’agressions en raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam, en apporte la démonstration. Le combat de la LDH n’est quant à lui jamais aussi convaincant que quand il déplie ses argumentaires en faveur du droit de vote pour les étrangers. Pour être audible, l’appel à combattre le racisme ne peut rester théorique, tout aussi lyrique soit-il. En ne se démarquant pas de la bonne conscience d’une gauche moralisatrice, il risque d’être contre-productif et de desservir les convictions qui l’animent.
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