Nelson Mandela ou le triomphe des principes

Mediapart.fr

05 décembre 2013 | Par Thomas Cantaloube
Nelson Mandela.
Nelson Mandela. © (Reuters)

Le président sud-africain Jacob Zuma a annoncé, jeudi 5 décembre, la mort de Nelson Mandela, âgé de 95 ans. Le grand homme sud-africain a eu plusieurs vies, mais c’est lors de sa transition de prisonnier à président qu’il a montré ce qui faisait de lui une personnalité exceptionnelle: son intégrité non dénuée de réalisme politique.

La mort de Nelson Mandela, annoncée jeudi 5 décembre, n’est rien moins que la mort d’un des plus grands hommes du XXème siècle, sinon le plus grand dans la sphère politique. Pas seulement parce que ses combats ont épousé les luttes majeures de son époque (égalité des droits, anticolonialisme, antiracisme), mais parce qu’à chacune des étapes de sa vie il a fait triompher ses principes, même quand il les a trempés dans le réalisme politique. Il a eu des pairs dans ses luttes – combat révolutionnaire, leader syndical et politique, emprisonnement, pouvoir, retraite –, des personnalités qui ont marqué leur temps sur les cinq continents, mais aucun n’est parvenu à franchir toutes ces phases avec autant de réussite et surtout d’intégrité.

Gandhi et Martin Luther King sont les deux noms que l’on associe le plus souvent à celui de Nelson Mandela – le premier l’a inspiré, le second a porté le combat pour l’égalité dans la nation majeure du XXème siècle – mais aucun des deux n’a gouverné. Leurs parcours restent donc « pur » et leur assassinat a grandi leur légende. Quant aux grands révolutionnaires ou « libérateurs » de cette ère, la plupart ont grossi les rangs des dictateurs (Lénine, Staline, Castro, Mao…) ou fini précipitamment au cimetière (Guevara, Lumumba…). Du côté de ceux qui ont gouverné dignement (Nehru, Havel, Walesa), aucun n’avait un passé de résistant aussi marquant que celui de Mandela et, de toute manière, aucun n’est parvenu à s’affranchir des basses querelles internes, ni à organiser de succession réussie. Et puis il y a tout ceux qui ont brillé à un moment charnière du siècle, mais n’ont guère été des inspirateurs au-delà de leurs frontières (Churchill, De Gaulle, Roosevelt

Le musée de l'Apartheid à Johannesburg
Le musée de l’Apartheid à Johannesburg © TC

La grandeur de Mandela passe évidemment par son activisme de jeunesse et ses 27 années d’emprisonnement durant lesquelles il n’a rien cédé. Mais elle se niche surtout dans sa transition réussie de résistant héroïque à chef d’Etat. Dès le début des années 1980, le pouvoir sud-africain lui avait fait des offres de libération assorties de différentes conditions (ayant généralement trait au comportement de l’ANC, le parti qu’il avait dirigé). Mais il les a toutes refusées, préférant sortir de prison selon ses propres termes. Ce qui ne l’a pas empêché de commencer à négocier avec des représentants du gouvernement d’apartheid pendant plusieurs années depuis sa cellule. Au nom du pragmatisme, mais aussi parce qu’il savait qu’une fois libre, le régime de ségrégation s’effondrerait et qu’il lui faudrait alors gouverner. Mandela ne voulait pas être pris en défaut ni se retrouver à la tête d’un pays sans avoir rien préparé.

Ces négociations se sont poursuivies pendant trois ans après son affranchissement. Trois années durant lesquelles Mandela a pu prendre la mesure du monde qu’il rejoignait pleinement – un monde où le communisme, auquel l’ANC était associé, s’effondrait – , éviter les erreurs, et préparer la réconciliation nationale.

S’il a toujours su composer avec la réalité politique, il n’a jamais trahi ses principes ni ses amis

En 1990, lorsqu’il sort de prison, Mandela n’est pas la figure révérée et consensuelle qu’il est devenu par la suite. Mais ses premiers gestes et ses premières paroles sont à mille lieues de tout esprit de revanche. Il va même jusqu’à qualifier Frederik de Klerk, le président afrikaner qui l’a fait sortir de prison, d’« homme intègre » (il le regrettera plus tard), et à pousser un soupir de soulagement lorsque l’ANC, aux élection de 1994, n’obtient pas la majorité des deux tiers qu’elle espérait et qui lui aurait permis de rédiger seule la nouvelle Constitution.

« Je voulais une constitution sud-africaine, pas une constitution de l’ANC. Je voulais un gouvernement d’union nationale », écrira-t-il dans ses superbes mémoires, « Un long chemin vers la liberté ». Dans les dernière pages de cet ouvrage, il ajoute : « Quand j’ai franchi les portes de la prison, telle était ma mission : libérer à la fois l’opprimé et l’oppresseur. »

Une fois élu président en 1994, Mandela mettra en place la Commission Vérité et réconciliation, qui sera considérée comme LE modèle du genre. Beaucoup de noirs sud-africains reprocheront à cette instance l’absence de sanctions et le sentiment qu’ils ont parfois eu que les bourreaux s’en sortaient avec une légère réprimande. Mais dans le tête de Mandela et du président de la Commission, l’archevêque Desmond Tutu, l’accent a toujours été mis sur le deuxième terme de l’intitulé : la réconciliation. Et même si, vingt ans après la fin de l’apartheid, l’Afrique du sud demeure un pays complexe, torturé et occasionnellement violent, la nation arc-en-ciel n’est pas qu’un vain mot. C’est le pays le plus riche du continent, mais aussi un des plus démocratiques et des mieux intégrés.

En tant que président, Mandela fera ce que peu de ses pairs ont su faire : il abandonnera le pouvoir après un unique mandat. Il aurait aisément pu devenir « président à vie », mais très peu pour lui. Là encore, il sera exemplaire. Il ne se battra même pas pour imposer son héritier préféré, Cyril Ramaphosa, laissant Thabo Mbeki, le favori de l’ANC, prendre sa place. Enfin, une fois la vieillesse devenue trop débilitante, il saura s’éloigner de la vie publique avec ces mots élégants : « Je me retire de ma retraite. Ne m’appelez pas, je vous contacterai. ». Les dernières années de sa vie se dérouleront à l’abri des regards – sauf ceux de ses proches – laissant son image intacte et intouchable.

Nelson Mandela a commis des faux pas durant sa longue vie politique : de son acceptation de la violence comme outil politique, à son soutien persistant à des dirigeants peu recommandables mais qui l’avaient aidé dans son combat contre l’Apartheid (Kadhafi ou Mugabé). Il n’a jamais été irréprochable, comme il était le premier à l’admettre avec sincérité, ce qui rend ses réussites encore plus remarquables. S’il a toujours su composer avec la réalité politique du moment, il n’a jamais trahi ses principes ni ses amis, et il n’a jamais perdu de vue le cap qu’il s’était fixé.

« J’ai parcouru ce long chemin vers la liberté », écrit-il au dernier paragraphe de ses mémoires. « J’ai essayé de ne pas hésiter ; j’ai fait beaucoup de faux pas. Mais j’ai découvert ce secret : après avoir gravi une haute colline, tout ce qu’on découvre, c’est qu’il reste beaucoup d’autres collines à gravir. Je me suis arrêté un instant pour me reposer, pour contempler l’admirable paysage qui m’entoure, pour regarder derrière moi la longue route que j’ai parcourue. Mais je ne peux me reposer qu’un instant ; avec la liberté viennent les responsabilités, et je n’ose m’attarder car je ne suis pas arrivé au terme de mon long chemin. »

Les dernières mois de sa vie ont été étonnants : tout la nation sud-africaine est restée suspendue, jours après jour, à ses bulletins de santé. Non pas pour attendre une improbable rémission, mais plutôt comme s’il s’agissait de profiter des derniers instants de vie du grand homme, de partager encore un bout d’existence avec lui sur cette Terre. Car rares sont les personnalités politiques qui ont eu autant de vies en une seule et qui les ont toutes menées avec succès, élégance et dignité.

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