Nantes: un deuxième manifestant grièvement blessé à l’œil témoigne
Par Louise Fessard
La liste des manifestants blessés le 22 février lors de la manifestation contre Notre-Dame-des-Landes s’allonge. Après Quentin Torselli éborgné par des tirs policiers, un autre jeune homme, Damien, a également été grièvement blessé à l’œil. Il a déposé plainte.
Damien, 29 ans, est coffreur maçon à Rezé, au sud de Nantes (Loire-Atlantique). Il travaille pour des agences d’intérim. Mais depuis le samedi 22 février 2014, le jeune homme, originaire de Normandie et qui ne souhaite pas voir son nom de famille apparaître, ne sait pas s’il pourra reprendre son métier. Ce soir-là, alors qu’il participait avec sa sœur et son colocataire à la manifestation contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes à Nantes, Damien a reçu un projectile dans l’œil qui a provoqué une « contusion sévère du globe oculaire ». « C’était la première fois que j’allais à une manif, je ne suis pas activiste ou quoi, mais je trouve ça un peu bête de détruire autant de nature alors que l’aéroport de Nantes n’est pas utilisé à 100 % », dit-il.
Damien poursuit : « J’ai écouté tous les débats, ce qui m’intéressait, c’était les pour et les contre. Puis, vers 18 heures, je me suis déplacé là où il y avait de l’ambiance, par curiosité. Au niveau du bar « Le Chat noir », rue du Guesclin (près de la place de la Petite Hollande), ça a commencé à péter. J’étais entouré de gaz lacrymogènes et de grenades assourdissantes, face aux policiers. C’est là que je me suis pris un truc dans l’œil, je ne sais pas si c’était un tir de Flashball ou une grenade. Mon œil était en sang, deux personnes m’ont emmené pour me faire traverser le barrage de CRS. » Conduit en ambulance aux urgences du CHU de Nantes, ses paupières ont été recousues le soir même (quatre points de suture en haut, deux en bas), avant une exploration de l’œil le lendemain matin au bloc opératoire. « Je n’ai même pas un dixième de vision à l’œil gauche, explique Damien. Quand je me concentre, je vois juste des ombres. » Il a le moral à zéro depuis que les médecins lui ont dit lundi 10 mars « que ce n’était pas opérable et que (s)on état ne pourrait pas s’améliorer ».
« Au début, les CRS tiraient en l’air, puis ils ont commencé à tirer à hauteur d’homme, Flashball et même lacrymos, décrit Alexandre son colocataire de 27 ans, qui était à quelques mètres. Les policiers rejetaient même les pierres que les gens leur jetaient. Dix minutes avant que Damien soit blessé, il y a un mec à côté de moi qui a reçu une balle en pleine face sur le nez. Ça a fait un bruit d’impact bizarre, le mec est tombé direct, avec le nez qui pissait le sang. » Quelques instants plus tard, il raconte s’être retourné et avoir vu son ami Damien au sol avec l’œil en sang.
Marine, sa sœur de 25 ans, qui avait récemment rejoint son frère à Nantes pour chercher du travail, n’a, elle, rien vu : « Avec le mouvement de foule, j’étais à quelques mètres. C’est un ami qui m’a prévenu que mon frère était aux urgences. » De son côté, elle affirme avoir reçu un tir de Flashball dans le ventre et un autre sur la jambe. « Sur le coup, je n’ai pas compris, ça m’a coupé le souffle, raconte la jeune fille. Et c’est en soulevant mon tee-shirt aux urgences, que j’ai vu que ça m’avait carrément brûlé au thorax. Comme j’étais surtout affolée pour mon frère, je ne me suis pas fait examiner. »
Elle estime qu’il y a eu un « gros dysfonctionnement » au CHU de Nantes : « Mon frère est ressorti le soir même avec son dossier médical sous le bras ! Le dimanche matin, les infirmières ne comprenaient pas comment c’était possible qu’on lui ait dit de ressortir. Il a été hospitalisé jusqu’au mardi. » Le jeune homme raconte être rentré chez lui à pied le samedi soir « avec une ordonnance pour des antidouleurs » : « J’ai eu des vertiges, j’ai vomi deux fois sur le trajet et on n’a pas croisé de pharmacie de garde. » Le CHU a-t-il été débordé ? Environ une quarantaine de manifestants blessés auraient été admis dans la soirée, selon la préfecture de Loire-Atlantique.
Damien a hésité avant de se décider à déposer plainte le 6 mars pour « violences volontaires par personne dépositaire ayant provoqué plus de huit jours d’ITT ». « La gendarmerie de Rezé a refusé de prendre la plainte, à l’interphone ils m’ont dit qu’ils ne prenaient pas les plaintes alors j’ai été au commissariat de Nantes, dit-il. Ça s’est bien passé, mais ça les embêtait bien que je dépose plainte. À un moment, le policier qui m’auditionnait, m’a demandé : « Tu portes plainte contre X ? » J’ai dit oui et il a répondu « Oui, de toutes façons, on était en face de vous ». » Questionné par l’officier de police judiciaire, le jeune homme dit avoir vu des personnes jeter des projectiles en direction des forces de l’ordre, mais ne pas avoir participé. Le policier insiste, s’étonnant que le jeune homme se soit dirigé « en direction des affrontements » – « Vous saviez quand même qu’il y avait des risques ? » – avant de l’interroger sur sa tenue ce jour-là, son appartenance à un parti politique et une éventuelle consommation d’alcool ou de drogue. « Il y avait des petits groupes de casseurs, mais ils devaient être une vingtaine grand maximum, et on était séparés des flics par un barrage de palettes : les flics n’étaient vraiment pas menacés, nous assure de son côté Alexandre. Nous, on était là pour faire bloc, nous étions vraiment pacifistes. Jusqu’au moment où j’ai vu ce qui était arrivé à Damien, là j’ai participé un peu. »
Près de trois semaines après la manifestation, Damien a encore du mal à revenir sur les faits. « Je suis conscient qu’il faut en parler, mais ça me gave, j’en ai les larmes aux yeux, lâche-t-il, en plein désarroi. Avant je passais la journée à pousser des brouettes dans la poussière sur des chantiers. Là, je ne peux pas conduire, je ne peux pas travailler ni gagner d’argent. Dès que je fais deux kilomètres en vélo, que je monte des marches en courant ou que j’ai le soleil dans les yeux, j’ai des migraines, ça me pète le casque. Déjà que je galérais à trouver du boulot fixe, je ne sais pas ce que je vais faire. »
Le soir du 22 février 2014, un autre jeune homme, Quentin Torselli, a lui aussi été grièvement blessé place de la Petite Hollande, alors qu’il cherchait à se replier face à un barrage de CRS selon son témoignage. Ce jeune charpentier cordiste de 29 ans a, lui, perdu son œil et devra encore subir plusieurs opérations chirurgicales. Il a déposé plainte le 27 février 2014. « Quentin est encore sous le choc, il ne veut pas trop médiatiser tout cela, même avec ses amis il a du mal à parler », explique sa mère Nathalie Torselli, jointe le 13 mars. Elle dit « avoir quitté le monde des bisounours » et entend mener combat « pour dénoncer ces pratiques folles ». « C’était un manifestant pacifiste parmi un millier de manifestants pacifistes, voilà tout », résume-t-elle.
Alors que la préfecture nous avait assuré le 24 février que seuls des LBD 40×46, des Flashball deuxième génération plus puissants et précis, avaient été utilisés, plusieurs vidéos et photographies montrent qu’au moins un policier était bien armé de Flashball et en a fait usage. L’un de ses tirs a même blessé un photographe indépendant Yves Monteil alors qu’il filmait. Le photographe, qui a déposé plainte le 2 mars auprès du procureur de Nantes, doit être très prochainement entendu par la délégation de Rennes de l’IGPN. La question est d’autant plus sensible à Nantes qu’en avril 2012 le tribunal correctionnel avait relaxé un policier qui avait tiré sur un manifestant mineur en novembre 2007. Il l’avait blessé au point de lui faire perdre à tout jamais la vue d’un œil.
Côté forces de l’ordre, la préfecture de Loire-Atlantique compte 27 fonctionnaires (13 CRS et 14 gendarmes) admis au CHU. Questionné mercredi soir par la rédaction de Mediapart sur les blessures causées par le Flashball, Manuel Valls a éludé la question et a évoqué le cas d’un commissaire grièvement blessé à Nantes. Selon le service de communication de la police nationale, il s’agit en fait d’un commandant de police de la CRS 40. Ce dernier a été sérieusement atteint au bras par deux pavés jetés par des manifestants et a du être opéré. «Ils ont subi une véritable pluie de pavés et de projectiles divers», précise le ministère.
déposé
La boîte noire :Un premier entretien avec Damien a été réalisé le 8 mars par Luc Douillard (père du jeune homme blessé en novembre 2007). L’article a été modifié le 14 mars à 17 heures suite à des précisions apportées par le service de communication de la police nationale.
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