Non, ce ne sont pas les «affaires» qui font le vote d’extrême droite

Par Michel Deléan

25 mars 2014 |  Mediapart.fr

Seriné à chaque élection, le « climat nauséabond des affaires » n’explique pas le score élevé du FN. Ce sont les faibles moyens attribués à la lutte contre la corruption, comme la modeste volonté politique de l’éradiquer, qui posent question.

Le postulat est répété en boucle, comme une évidence, après chaque élection ou presque. Le score important de l’extrême droite en France serait, aux yeux de certains responsables politiques, sondeurs et autres éditorialistes, provoqué par les « affaires » et le « climat nauséabond » qui les entoure. Comme si le FN ne se nourrissait que de la corruption, et qu’il fallait cesser de révéler les turpitudes de responsables publics (élus, hauts fonctionnaires ou chefs d’entreprise), cela au nom d’une curieuse union sacrée. Alors qu’il s’agit en fait de la politique de l’autruche.

Est-ce l’existence même de la corruption, ou simplement sa dénonciation publique qui motivent les suppliques récurrentes adressées aux médias, sur le thème « Ne faites pas le jeu de l’extrême droite »? Ce refrain pleurnichard était déjà entonné lorsque les premières affaires de financement occulte ont éclaboussé le PCF et le PS, à la fin des années 1980. Il a été repris avec vigueur par le RPR de Jacques Chirac et le Parti républicain de François Léotard et Gérard Longuet, la décennie suivante, au cours de laquelle les dossiers politico-financiers ont fait florès à droite. Il était encore fredonné lors du passage de Lionel Jospin à Matignon (1997-2002), au motif très cohabitationniste qu’il ne fallait pas s’abaisser à utiliser les affaires contre l’adversaire politique.

Le Pen père et fille
Le Pen père et fille © Reuters

Puis, le choc du 21 avril 2002 est arrivé. Et Nicolas Sarkozy a recyclé une partie des thèmes qui appartenaient au corpus de l’extrême droite, comme l’identité nationale ou la tolérance zéro. Et à écouter certains, aujourd’hui encore, le discours réflexe du « tous pourris » et son corollaire électoral, le lepénisme contagieux, seraient imputables aux médias. Est-ce le fait de parler des « affaires » qui est sale, ou ne serait-ce pas plutôt les « affaires » elles-mêmes ?

Cet argument des dossiers politico-financiers qui profitent à l’extrême droite est discutable à plus d’un titre. Certes, historiquement, l’extrême droite adore instrumentaliser les « affaires » (scandale de Panama, affaires Dreyfus et Stavisky), mais ses racines culturelles et politiques plongent bien plus loin, dans l’histoire d’un vieux pays ayant été une monarchie, une terre catholique, un empire, une puissance coloniale, une République autoritaire et même un « État français » pendant quelques années sombres. Pour parler vite, les sentiments et pulsions populistes, sécuritaires, réactionnaires, nationalistes, xénophobes, racistes, islamophobes ou antisémites qui s’entremêlent aujourd’hui, à des degrés divers, dans le vote d’extrême droite n’ont pas besoin de la corruption pour exister.

La crise est passée par là. La banalisation des idées et du vote FN au delà de l’extrême droite traditionnelle est une réalité. Mais qui peut affirmer sérieusement que ce ne sont pas la crise économique, le chômage, la relégation, sociale ou géographique, le déclassement ou l’exclusion qui expliquent cette adhésion rampante plus que les « affaires » ? (Lire ici notre reportage en Seine-et-Marne pendant la présidentielle.)

Il est d’ailleurs troublant d’observer, lors de ces municipales, que nombre d’élus étant ou ayant été aux prises avec la justice sont réélus ou en passe de l’être. C’est le cas de Patrick Balkany (Levallois), Éric Woerth (Chantilly), André Santini (Issy-les-Moulineaux) ou Georges Tron (Draveil), tous réélus au premier tour, voire de Jean-Pierre Bechter (Corbeil-Essonnes) ou Jacques Mellick (Béthune), en tête après le premier tour. Tout se passe, dans ces communes, comme si l’on préférait un maire à casseroles fortement médiatisé à un candidat « honnête ». Cette déconnexion, qui peut se produire entre éthique et comportements électoraux, est connue et documentée (notamment grâce aux travaux de Pierre Lascoumes).

Dans un autre ordre d’idées, Bordeaux la bourgeoise ne réélit-elle pas triomphalement un « martyr des juges », en la personne d’Alain Juppé, qui a « payé » pour Jacques Chirac dans l’affaire des emplois fictifs du RPR ? Quant à Patrick Menucci, l’échec de sa campagne sur le thème d’une « opération mains propres à Marseille » pose aussi question. Bien sûr, il existe des contre-exemples locaux, comme à Fréjus ou Hénin-Beaumont, où le FN a prospéré sur les décombres d’un système municipal en décomposition. Mais il faut relativiser ces épiphénomènes en rappelant que le parti d’extrême droite fait aussi de bons scores dans les scrutins nationaux.

En fait, ce ne sont pas les affaires qui renforcent l’extrême droite, mais plutôt l’incapacité de notre justice à les traiter avec suffisamment de force et de célérité, faute de volonté politique. Ces dernières années, une longue liste de dossiers lourds ont trouvé un épilogue décevant, des procès Pasqua au procès Chirac, par exemple. Les causes en sont connues : manque de moyens pour la justice, juges débordés, règles de procédure de plus en plus complexes, dossiers trop vieux, procès anachroniques, réquisitions clémentes. Et pour finir : des relaxes ou des peines de prison avec sursis.

Chez nos voisins allemands, le très célèbre Uli Hoeness (ancien footballeur, président du club Bayern Munich et patron d’une usine de saucisses) vient d’écoper d’une peine de trois ans et demi de prison pour fraude fiscale. En France, la fraude fiscale fait le plus souvent l’objet d’un simple redressement avec pénalités, voire d’une peine de prison avec sursis si d’aventure le dossier est transmis à la justice par Bercy.

La justice, en France, n’est forte qu’avec les faibles. Ce sont donc le sentiment d’impunité de certains et l’exaspération symétrique des autres face aux passe-droits, autrement dit l’existence d’une justice à plusieurs vitesses, qui sont dangereux pour la démocratie. À l’inverse d’une partie des nos élites arc-boutée sur les immunités et autres privilèges, on peut penser qu’une répression plus forte et plus visible de la délinquance en col blanc est une vraie nécessité démocratique. Il s’agit de faire respecter le principe d’égalité des citoyens devant la loi et de replacer l’exemplarité des élites au cœur du pacte social.

Les deux réponses du gouvernement Ayrault à la désastreuse affaire Cahuzac – création d’une haute autorité de la transparence de la vie publique d’une part, et d’un procureur financier d’autre part –, suffiront-elles à guérir la crise de confiance ? La montée en puissance de ces deux institutions nouvelles est en cours et il faudra observer leurs résultats futurs.

Les autres remèdes sont connus. Ils se nomment fin du cumul des mandats, suppression de la Cour de justice de la République (CJR), parquet indépendant, renforcement des moyens de la justice et de la police judiciaire, peines plus sévères, et inéligibilité. La potion n’est amère que pour ceux qui la redoutent, mais elle est nécessaire.