Désespérant François Hollande !

 

Mediapart

16 juillet 2013 |

« Ils persévèrent, ils exagèrent, ils ne sont pas de notre monde. » Il y a quelque chose de désespérant dans l’équipée actuelle de François Hollande et de son gouvernement, qui fait penser au vers célèbre de Paul Eluard, extrait du poème La Victoire de Guernica. Non pas qu’ils déçoivent : cela fait si longtemps – dès le premier jour, en fait, de leur accession au pouvoir – qu’ils mettent en œuvre des réformes allant radicalement à rebours des espoirs que les électeurs de gauche ont manifestés lors de la dernière élection présidentielle que même les plus naïfs savent maintenant sur ce point à quoi s’en tenir.

Mais pour une raison encore plus profonde : parce que le chef de l’État ne semble pas même se rendre compte de la catastrophe vers laquelle il conduit le pays ; parce que le conservatisme qui marque la politique économique se marie à beaucoup de maladresse ou d’incompétence. Cela suscite donc plus que de l’indignation ; presque de la sidération. La prestation télévisée de François Hollande, le 14 juillet, est une bonne illustration du trouble qu’inspire sa politique et des mille et une questions qu’elle soulève. Mais comment peuvent-ils conduire une politique à ce point contraire aux intérêts de ceux qui ont voté pour eux ? Et comment de surcroît peuvent-ils s’y prendre aussi mal ?

Des déceptions, il y en a eu tellement, depuis la dernière alternance, qu’on ne se risque plus guère à les compter. Mis à part le mariage pour tous, il n’y a même eu que cela. Des déceptions, des reniements, des valses-hésitations, des retournements de veste à n’en plus finir… De la politique d’austérité budgétaire et salariale jusqu’à l’oubli de la révolution fiscale, en passant par la trahison des ouvriers de Florange, les 20 milliards d’euros de cadeaux offerts sans contrepartie aux entreprises sous forme de crédit d’impôt ou encore la réforme du marché du travail avec à la clef la mise à bas du droit du licenciement et, dernier exemple en date, la sinistre pantalonnade sur la taxation des transactions financières, le gouvernement socialiste a poursuivi exactement la même politique économique et sociale que celle mise en œuvre par Nicolas Sarkozy. Avec la crise, on espérait un nouveau Roosevelt ; on a eu un petit Raymond Barre…

Pour un gouvernement de gauche, semblable basculement n’est, certes, pas sans précédent. Déjà, par le passé, de 1988 à 1993, Pierre Bérégovoy avait affiché des orientations aussi droitières – de son temps, on ne disait pas encore sociales-libérales. Et au fil de son action, de 1997 à 2002, Lionel Jospin avait versé progressivement dans les mêmes ornières. Mais dans un cas comme dans l’autre, les socialistes ont toujours cherché à dialoguer avec leur camp. Comme pour s’excuser de la politique de « désindexation compétitive » – traduisons : de franche austérité salariale – qu’il conduisait, poussant les salaires vers le bas et le chômage vers le haut, Pierre Bérégovoy essayait perpétuellement de convaincre l’opinion que « l’inflation était un impôt sur les pauvres ». Et Lionel Jospin, tout en conduisant des privatisations à marche forcée, a toujours pris soin de dialoguer avec le « peuple de gauche » pour essayer de le convaincre qu’il n’avait en fait jamais rompu avec un réformisme de transformation sociale.

Mais François Hollande, lui, avec qui dialogue-t-il ? Sans forcer le trait, on serait enclin à répondre, car c’est la stricte vérité : avec personne d’autre que les insipides Claire Chazal et Laurent Delahousse, deux des journalistes les plus complaisants en activité sur TF1 et France 2 – preuve accablante qu’il n’y a pas la moindre différence entre le service public et le secteur privé, tendance béton. Ou plutôt, enfermé dans sa bulle, il se parle à lui-même, sans jamais s’adresser véritablement au pays qui le regarde et moins encore au peuple de gauche auquel il doit son élection.

Car c’est le plus frappant de cette intervention télévisée : de la situation réelle du pays, François Hollande n’a quasiment pas parlé. Comme s’il ne la connaissait pas. Comme si cette réalité, enfermé maintenant qu’il est dans le Palais de l’Élysée, était trop éloignée de lui. Des quelque 10 millions de pauvres que connaît la France, des 5,3 millions de demandeurs d’emplois, il n’a donc quasiment pas été question. Non plus que de la chute historique du pouvoir d’achat, qui frappe des millions de foyers modestes.

Plutôt que de regarder en face la crise sociale qui ronge le pays et qui continue de se propager, François Hollande a donc préféré être dans le déni et annoncer la bonne nouvelle qu’il est l’un des rares à percevoir : « La reprise, elle est là. » Foin du nombre de demandeurs d’emplois qui bat chaque mois de nouveaux records et atteint des niveaux historiques, foin de l’économie qui est pour l’instant officiellement toujours en récession, le chef de l’État a pris une posture et un ton proprement incompréhensibles.

Du bon usage du carton ondulé

Terrible césure ! On sent que l’un de ces inspecteurs des finances qui peuplent les couloirs de Bercy, à moins que ce ne soit un ancien associé gérant de la banque Rothschild reconverti en conseiller de l’Élysée, a savamment glissé avant l’émission à l’oreille du chef de l’État qu’un obscur indicateur, celui de la production industrielle, avait connu quelques frémissements ces derniers jours, et que le chef de l’État a tout bonnement répété ce qu’on lui avait dit, sans mesurer le décalage entre son optimisme forcé et la réalité des souffrances sociales du pays. Et encore, par chance, ces mêmes conseillers de l’ombre, qui ont aussi l’oreille de la finance et du CAC 40, n’ont pas eu l’idée saugrenue de rappeler à leur patron que le carton ondulé, celui-là même dont on fait les emballages, était un formidable indicateur avancé comme en conviennent tous les conjoncturistes, et qu’il était précisément sur une pente ascendante. Car sans doute y aurait-on eu droit. Ce 14 juillet, François Hollande n’avait sans doute pas le cœur de parler au peuple. Mais parler carton ondulé, pourquoi pas : c’était bien dans son tempérament du moment…

Le décalage ! Sans doute n’y a-t-il effectivement pas de meilleure formule pour résumer ce qu’a dit le chef de l’État et ce qu’éprouve une bonne part de ses électeurs. Tout à son raisonnement, François Hollande a donc poursuivi son propos en suggérant qu’il allait mettre en chantier de nouvelles hausses d’impôt. Mais a-t-il lui-même bien mesuré la portée de ce qu’il disait ?

Non pas que le 14 juillet soit un mauvais jour pour parler impôt, tout au contraire. Car en ce jour anniversaire de la prise de la Bastille, le chef de l’État aurait pu évidemment trouver là une magnifique occasion de renouer avec les accents de sa campagne, et d’inviter à une nouvelle révolution – la fameuse « révolution fiscale » dont il a tant parlé avant l’élection présidentielle. Il aurait pu inviter à renverser nos Bastilles d’aujourd’hui, et engager une nouvelle Nuit du 4-Août, pour abolir nos privilèges actuels.

Et pourtant, non ! Rien de tout cela… Sur un air bonhomme, jouant en apparence sur le registre du simple bon sens, François Hollande s’est juste borné à suggérer que le gouvernement pourrait continuer en 2014 à relever les impôts. Il l’a dit sans vraiment le dire, sur le ton de la fausse évidence : « Dans l’idéal, le moins possible », a-t-il juste admis, signifiant par là que la fiscalité allait être relevée, même s’il n’y consentirait qu’à contrecœur.

Ah ! Le brave homme… « Dans l’idéal, le moins possible » : la formule dit bien ce qu’elle veut dire. Elle suggère que François Hollande a le cœur qui se serre à l’idée de relever les impôts de tous les Français et que, par « idéal », il préférerait ne pas en venir à pareille extrémité mais que du fait de la crise des finances publiques, il y sera malheureusement contraint.

Dans cette posture, il y a pourtant beaucoup d’hypocrisie. Car si les socialistes ont plaidé durant de longues années en faveur d’une « révolution fiscale », c’était précisément pour alléger le fardeau fiscal des plus pauvres et alourdir un peu celui des plus riches. Telle était l’ambition en particulier de la réforme visant à fusionner l’impôt sur le revenu et la contribution sociale généralisée (CSG), de sorte que l’impôt sur le revenu cesse d’être dégressif pour les contribuables les plus fortunés. Telle était aussi l’ambition du projet de rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), sous sa mouture initiale, c’est-à-dire avant que Nicolas Sarkozy ne le vide largement de sa substance.

Or, on sait ce qu’il est advenu de ce projet de « révolution fiscale » : il n’a jamais vu le jour. Promise, la nouvelle Nuit du 4-Août n’est jamais survenue (on retrouvera ici toutes nos enquêtes sur le sujet). Et même la célèbre taxe à 75 % a été totalement émasculée puisque ce ne sont plus les cadres dirigeants des grands groupes du CAC 40 qui la payent, mais les groupes eux-mêmes, qui s’en moquent totalement. Quant à la promesse sur l’ISF, elle n’a jamais été honorée même si ce reniement est passé inaperçu : à preuve, le seuil de déclenchement de l’ISF est resté au niveau où Nicolas Sarkozy l’avait relevé soit 1,3 million d’euros de patrimoine taxable. Et même certaines des « niches fiscales » les plus scandaleuses, celles qui profitent par exemple aux grandes fortunes dans les DOM-TOM, n’ont pas été remises en cause, contrairement aux engagements socialistes.

Une terre d’accueil accommodante pour les ultra-riches

Et le résultat de tout cela n’a naturellement rien de mystérieux : puisque les socialistes ont eux-mêmes renoncé à reconstruire un impôt citoyen progressif, les inégalités sont restées ce qu’elles étaient. Ou plus précisément, elles ont continué de se creuser. Avec, en bas de l’échelle des revenus, des pauvres qui deviennent toujours plus pauvres – toutes les études de l’Insee en attestent ; et en haut de l’échelle, des riches qui deviennent toujours plus riches –, ce dont témoigne aussi l’Insee qui pointe depuis plusieurs années un creusement des inégalités « par le haut ».

Le dernier classement des grandes fortunes françaises, établi par le magazine Challenges, est à cet égard très révélateur. Malgré la crise, la France, avec à sa tête un exécutif socialiste, est plus que jamais une terre d’accueil accommodante pour les ultra-riches. Pas un paradis fiscal, mais presque ! Que l’on observe en effet ces chiffres vertigineux (on peut les consulter ici): la fortune totale des 500 Français les plus riches a progressé de presque 25 % en un an, pour atteindre 330 milliards d’euros. Le magazine note qu’en « une décennie, ce chiffre a plus que quadruplé, alors que le produit intérieur brut (PIB), lui, n’a fait que doubler ». Et pour les dix plus grosses fortunes, les évolutions sont encore plus stupéfiantes, comme le raconte Challenges : « Ce Top-10 a une autre particularité : ses membres s’y enrichissent à un rythme beaucoup plus soutenu que les autres. En 1996, nos dix super-riches pesaient 20 milliards d’euros et 25 % de la valeur totale des « 500 ». Aujourd’hui, après s’être encore enrichi de près de 30 milliards en douze mois, le Top-10 pèse 135 milliards, soit 40 % du total ! »

C’est donc à cette aune-là que l’on peut mesurer la grave responsabilité prise par François Hollande de ne pas engager de « révolution fiscale » ni de véritable rétablissement de l’ISF. Et c’est à cette aune-là qu’il faut aussi décrypter le propos présidentiel sur les inévitables hausses fiscales à venir. Car, en vérité, le propos est moins bonhomme qu’il n’y paraît. Faute d’une fiscalité redevenue progressive, ce sont en effet d’abord les revenus modestes ou moyens qui seront davantage taxés, certes « dans l’idéal, le moins possible », mais taxés tout de même, au mépris des règles de l’équité fiscale.

On ignore pour l’instant le montant exact des hausses d’impôt auxquelles le gouvernement travaille. Se voulant rassurant, ce dernier se plaît surtout à souligner que, pour 2013, il a fait le choix de ne pas compenser les pertes de recettes fiscales générées par la récession – de l’ordre de 13 milliards d’euros selon la Cour des comptes – par des mesures d’austérité complémentaires. Mais pour 2014, le gouvernement a clairement fait comprendre qu’il poursuivrait et même sans doute amplifierait sa politique budgétaire et fiscale d’austérité. Concrètement, les économies budgétaires devraient atteindre 14 milliards d’euros au cours de chacune des deux années 2014 et 2015. Quant aux prélèvements fiscaux et sociaux qui ont progressé de 22 milliards d’euros en 2012 et de 33 milliards d’euros en 2013 (notamment du fait de la mesure fiscale très inégalitaire de gel du barème d’imposition), ils devraient encore être majorés pour la seule année 2014 de 6 milliards d’euros. Et si l’on ajoute à ce chiffre les mesures de compensation que Bercy envisage pour prendre le relais de dispositions fiscales qui arrivent à échéance, le total des recettes nouvelles qui pourraient voir le jour en 2014, pour le budget de l’État ou celui de la Sécurité sociale, pourrait atteindre de nouveau la somme considérable de 12 milliards d’euros.

« Dans l’idéal », ce devait être « le moins possible », mais en pratique, ce sera tout de même une somme gigantesque. Et qui plus est, une somme qui sera donc, en l’absence de véritable réforme fiscale, à la charge des contribuables les moins avantagés. Pour une part, on est d’ailleurs fixé : alors que François Hollande avait dénoncé le projet de Nicolas Sarkozy de recourir à la TVA pour financer son « choc de compétitivité » en faveur des entreprises, il a engagé la même réforme, sous des modalités à peine modifiées. Le gouvernement socialiste a dès à présent planifié une hausse de l’impôt le plus injuste du système fiscal français, pour un montant de 6,6 milliards de francs, sous la forme notamment d’un relèvement de 19,6 % à 20 % du taux supérieur et de 7 % à 10 % du taux intermédiaire, tandis que le taux réduit baisserait de 5,5 % à 5 %.

Au nombre des hausses de prélèvements, on sait aussi que le quotient familial sera abaissé de 2 000 à 1 500 euros pour un gain de 1 milliard d’euros, ou encore que les cotisations aux régimes complémentaires de retraite seront aussi majorées. Mais au-delà, que se passera-t-il ? Dans le cadre de la réforme des retraites qui verra le jour à l’automne, le gouvernement envisagera-t-il aussi une majoration des cotisations de retraite, pour les régimes de base, en sus de l’augmentation de la durée d’activité qui ne fait maintenant plus aucun doute ?

Quoi qu’il en soit, le gouvernement semble prisonnier d’une terrible logique, depuis qu’il a renoncé à reconstruire une fiscalité plus juste. Une logique que résume l’adage fiscal bien connu : « Pourquoi taxer les riches ? Taxons les pauvres ; ils sont beaucoup plus nombreux. »

Et à l’évidence, il ne s’agit pas d’une embardée. Car toute la politique économique semble ne faire aucun cas de la situation sociale difficile dans laquelle se trouve une bonne partie du pays, et de l’effondrement du pouvoir d’achat que connaissent nombre de ménages. Car en plus des hausses d’impôts qui viennent, la puissance publique ne cesse de donner son feu vert à des hausses spectaculaires des tarifs des services publics, qu’il s’agisse de la SNCF, d’EDF ou de GDF, et prépare même maintenant les esprits à une baisse tout aussi spectaculaire du taux de rendement du placement préféré des Français, le livret A.

Et tout cela est annoncé d’un air badin, presque enjoué. Comme si tout cela était dans l’ordre normal des choses. Comme si nul, dans les sommets du pouvoir, n’était en mesure de sentir la colère sociale qui couve. De quoi donner effectivement raison à Paul Eluard : « Ils persévèrent ; ils exagèrent… »