Règlements de comptes à Marseille: la vérité des chiffres, loin des clichés

 

Mediapart

07 septembre 2013 |

Sa mort aurait pu être un simple chiffre : le treizième décès dans un règlement de comptes enregistré par les forces de l’ordre dans les Bouches-du-Rhône depuis janvier 2013. Mais cette fois, il s’agit du fils du directeur sportif de l’Olympique de Marseille, Adrien Anigo, 30 ans, abattu le 5 septembre 2013 par deux hommes à scooter près de la station de métro Frais-Vallon, dans les quartiers Nord de Marseille (13e arrondissement).

Début juillet, le jeune homme avait été renvoyé devant les assises avec deux autres prévenus, accusés d’avoir commis une douzaine de casses de bijouteries en 2006 et 2007. Sa mort en a éclipsé une autre, celle le matin même à La Ciotat d’un jeune salarié d’une entreprise de collecte de déchets abattu par un commando de quatre hommes cagoulés à son arrivée sur son lieu de travail.

Après s’être entretenu avec le maire (UMP) de Marseille Jean-Claude Gaudin, le ministre de l’intérieur Manuel Valls a donc appelé jeudi soir sur I-télé à « un pacte national (…) avec tous les élus » pour « redonner un espoir aux Marseillais ». Un geste plus symbolique qu’autre chose pour couper court à la surenchère politique attisée par la proximité de la primaire socialiste et des municipales.

Un policier marque les traces de balles près du corps d'un homme abattu à côté de la prison des Baumettes, le 9 mars 2013.Un policier marque les traces de balles près du corps d’un homme abattu à côté de la prison des Baumettes, le 9 mars 2013.© Reuters

« S’agissant de la bataille contre les trafiquants, contre ceux qui organisent une économie souterraine, qui en vivent, et quand ils se partagent le territoire finissent par s’entretuer, il faut encore amplifier la bataille », a affirmé de son côté vendredi Jean-Marc Ayrault en visite à Strasbourg. Les grands élus marseillais, les parlementaires, le président du département, Jean-Noël Guérini (dont la présence a provoqué quelques heurts), et celui de la région ont donc phosphoré, en urgence, samedi matin, autour du préfet de région, Michel Cadot, et du préfet de police de Marseille, Jean-Paul Bonnetain. Leur seule annonce concrète a concerné de nouveaux renforts de police -s’ajoutant à la compagnie de CRS et aux 24 enquêteurs de police judicaire déjà promis le 20 août- «d’ici la fin de l’année», sans qu’aucun chiffre ne soit annoncé.

À intervalles réguliers, la France semble redécouvrir la réalité des règlements de comptes à Marseille. Il s’agit de véritables guets-apens opérés en pleine ville dans des espaces publics (bars, locaux associatifs, rue, etc.) par des commandos lourdement armés, agissant visage dissimulé. S’ils sont particulièrement spectaculaires, il est faux de parler de multiplication de ce type d’homicide dans les Bouches-du-Rhône en 2013.

La préfecture de police en recensait 19 à la même époque en 2012, contre 13 cette année (15 selon le décompte de l’AFP). « Il y a une habitude médiatique qui a été prise depuis peu qui consiste à mettre chaque règlement de comptes à la une, donc on a le sentiment que Marseille devient de plus en plus dangereuse, observe Cyril Rizk, responsable des statistiques à l’observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Or s’il y a eu un pic très net en 2012 (avec 25 règlements de comptes, ndlr), on reste depuis des années sur un noyau dur d’une quinzaine de morts par an dans les Bouches-du-Rhône. Même ce pic de 2012 n’est pas significatif d’une tendance de fond : un différend en cascade entre deux bandes peut suffire à faire flamber le nombre de règlements de comptes. »

Données issues de “l'état 4001" (année 1995 manquante)Données issues de “l’état 4001″ (année 1995 manquante)© Mediapart

Pour en avoir le cœur net, Mediapart a recherché et comparé le nombre de morts par règlement de comptes enregistrés par les forces de l’ordre depuis 1981 en France et dans les Bouches-du-Rhône. Contrairement aux idées reçues, les années 1980 furent bien plus meurtrières que la décennie 2000. Le “code d’honneur” des voyous à l’ancienne semble une vaste galéjade. En 1985 et 1986, au plus fort de la guerre entre le clan de Gaëtan Zampa et celui de Francis Vanverberghe, dit “le Belge”, la police et la gendarmerie répertorient 44 puis 45 morts par règlements de comptes dans les Bouches-du-Rhône (la plupart commis hors Marseille). « Et encore, on peut doubler le bilan, car les disparus dont on a dissuadé les veuves de déposer plainte ne sont pas comptabilisés », estime Thierry Colombié, docteur en sciences économiques (EHESS), spécialiste du grand banditisme.

« Il n’y a plus cette lisibilité »

« On regrette le temps où le banditisme organisé jouait les juges de paix et régulait le milieu, remarquait en décembre 2012 l’ancien procureur de Marseille Jacques Dallest lors d’une conférence au titre évocateur (« Marseille, la ville la plus criminogène de France ? »). Mais je ne pense pas qu’il y ait eu un âge d’or du grand banditisme. C’est faux, il suffit de lire les horreurs dans la presse d’il y a trente ans. » « La comparaison des statistiques montre qu’il y avait beaucoup plus de violence dans les années 1970, 1980 et jusque dans les années 1990, qui ont opposé des bandes rivales, estimait aussi Frédéric Monneret, avocat marseillais qui défendit notamment Francis le Belge. En 1978, l’affaire du Bar du téléphone (dans le 14e arrondissement marseillais), c’est dix personnes. En 1973, la tuerie du Tanagra, c’est 4 morts d’un coup. »

Après 1985, le nombre de règlements de comptes relevés par les forces de l’ordre dans les Bouches-du-Rhône décline lentement, tombant même à trois en 1997. Depuis 2002, il tourne autour d’une quinzaine de personnes assassinées par an. Un chiffre énorme pour un département de 1,9 million d’habitants. Seule la Corse, avec une quinzaine de décès par règlement de comptes par an pour 305 000 habitants, fait pire. « C’est un type d’infraction très concentré sur le territoire », souligne Cyril Rizk.

Le 24 novembre 2010, dans les quartiers Nord de Marseille, au Clos-la-Rose où un jeune homme de 16 ans a été abattu.Le 24 novembre 2010, dans les quartiers Nord de Marseille, au Clos-la-Rose où un jeune homme de 16 ans a été abattu.© Reuters

En 2012, près des deux tiers des règlements de comptes mortels constatés par la police et la gendarmerie en France ont été commis dans les Bouches-du-Rhône (25) et en Corse (18). La même année, les forces de l’ordre comptabilisèrent 5 homicides de ce type pour l’ensemble de la région Île-de-France (11,9 millions d’habitants). À Marseille, les cités sont au cœur de la ville contrairement à Paris. Mais même en ajoutant aux morts parisiens ceux de ses banlieues, on reste donc très loin de la situation marseillaise.

Selon une estimation de Jacques Dallest, environ trois quarts des règlements de comptes seraient liés à la délinquance de cité et un quart au grand banditisme. La rivalité dans les cités entre des points de vente de stupéfiants plus éparpillés et moins rémunérateurs, la volonté des jeunes de “monter” de plus en plus vite, sont souvent évoquées. « L’incidence des règlements de comptes compétitifs liés aux marchés de la drogue n’est possible (…) que dans un marché concurrentiel, désorganisé et peuplé de petites entreprises relativement éphémères », écrivait en 1989 un chercheur québécois, Gilbert Cordeau, auteur d’une thèse sur les règlements de comptes au Québec (lire sous l’onglet prolonger).

Une très bonne enquête de Libération décrit une de ces guerres sans merci pour le contrôle d’un point de vente du shit aux Micocouliers, petite cité marseillaise, qui laissa sur le carreau fin 2011 trois jeunes à peine âgés de 20 ans. Des règlements de comptes facilités, dans cette ville portuaire, par l’accès à des armes de guerre, venues d’ex-Yougoslavie ou d’Afrique. « Autrefois, il y avait une guerre entre bandes rivales avec une finalité pour gagner des parts de marché, cela obéissait à une logique, expliquait Me Frédéric Monneret en décembre 2012. Les gens qui participaient à cette guerre, le faisaient en sachant pourquoi et les risques encourus. Le problème est qu’aujourd’hui, il n’y a plus cette lisibilité. »

La police judiciaire a beaucoup de mal à cerner les auteurs de ces règlements de comptes, du fait des techniques de dissimulation employées et des peurs de représailles. Le taux d’élucidation des règlements de comptes entre malfaiteurs est très faible : « 31 % », indiquait le préfet de police de Marseille Jean-Paul Bonnetain dans La Provence en mars 2013. « Un élément important est le lien préexistant qu’il y a toujours entre l’auteur et la victime », soulignait Christian Sainte, le directeur interrégional de la police judiciaire lors d’un colloque de l’ORDCS en juin 2013. Aux enquêteurs ensuite d’essayer « de comprendre qui avait été victime de qui dans le passé, qui avait déjà été condamné pour trafic de stupéfiants, qui s’est trouvé en prison avec qui, etc. », comme le détaillait le procureur de la République d’Aix-en-Provence dans Libération.

Comment lutter contre un phénomène aussi mal connu ? « Les politiques et les médias français parlent tous les jours des règlements de comptes, mais il n’existe pas une seule recherche sur le sujet, remarque Thierry Colombié. Du coup, tout le monde dit tout et n’importe quoi. C’est très facile d’affirmer qu’il s’agit de règlements de comptes entre petits caïds des cités à cause du trafic de stups. Où sont les preuves ? Quid de la nature, du mobile, des victimes, des auteurs, des suites judiciaires des 40 derniers règlements de comptes à Marseille ? Il faudrait surtout se donner les moyens d’aller sur le chemin de la connaissance pour couper court aux fantasmes. »

Depuis janvier 2013, une chercheuse de l’observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORCDS) d’Aix-en-Provence s’est plongée dans les archives du service régional de police judiciaire de Marseille pour dresser le profil des protagonistes, victimes comme mis en cause. La juriste Anne Kletzlen a épluché 112 dossiers de règlements de comptes commis dans les Bouches-du-Rhône entre avril 2002 et octobre 2012, ayant fait 172 victimes (dont 122 morts). Ses résultats, encore provisoires, montrent que, pour les affaires résolues, dans la moitié des cas le règlement de comptes est lié à une affaire de stupéfiants (conflit de territoire, vols de produit, dette, etc.), mais qu’apparaissent aussi des affaires de machines à sous, de banditisme méditerranéen, d’immobilier et même des questions plus personnelles d’honneur ou de jalousie.

Effets incertains

Les victimes comme les auteurs des règlements de comptes sont presque tous fichés au Stic, ce qui ne veut pas dire que leur culpabilité ait été prouvée ou même qu’il y ait eu des poursuites judiciaires à leur encontre. C’est d’ailleurs l’un des trois critères sur lesquels les policiers se basent pour enregistrer un homicide comme un règlement de comptes entre malfaiteurs : l’intention de tuer, le mode opératoire, et une cible souvent « défavorablement connue des services de police », selon l’expression consacrée.

Depuis décembre 2012 et l’arrivée de 235 policiers et gendarmes supplémentaires, les autorités ont engagé une ambitieuse « reconquête des cités ». L’objectif affiché n’est pas tant d’éradiquer les trafics de stupéfiants que d’inverser la peur en harcelant les dealers. Avec des effets plus qu’incertains sur les règlements de comptes. « Celui qui tient le trafic est un chef d’entreprise : il a des charges, il paie des gens pour faire les go fast, il paie les stupéfiants à crédit, etc., nous expliquait en mars 2013 le commissaire Fabrice Gardon, conseiller du préfet de police. Donc quand nous asphyxions un point de deal, nous créons forcément des tensions au sein des réseaux. Mais être trafiquant est un métier risqué… »

Mais surtout, ces opérations laissent intacts les problèmes de fond de Marseille, écartelée entre ses quartiers Sud et Nord, très mal desservis, manquant d’équipements municipaux et concentrant la majorité des logements sociaux. La ville est la plus inégalitaire de France : en 2007, les 10 % des Marseillais le plus riches déclaraient 14,3 fois plus que les 10 % les plus pauvres. Quelque 44 % des enfants y vivaient sous le seuil de pauvreté en 2007.

Or, le volet sécurité de la fameuse « approche globale » est bien plus visible que les volets éducation, santé, emploi, habitat et social censés accompagner ce déploiement policier. « Il n’y a pas la même mobilisation, il faudrait que tout le monde se mette en branle pour combattre cette insécurité sociale qui fait le lit de la délinquance », reconnaissait  en août 2013 Garo Hovsépian, le maire socialiste des 13e et 14e arrondissements de Marseille, en marge d’une nième visite du ministre de l’intérieur.

« Si la police et la justice ont un impact sur l’évolution de la délinquance, il est relativement faible, il ne faut pas se voiler la face, rappelait en décembre 2012, André Fortin, ex-juge des enfants et ex-juge d’instruction à Marseille. Il faut plutôt agir pour rétablir le lien social, retravailler l’éducation, le suivi des familles, et je suis désolé : c’est le plus compliqué… »

La boîte noire :Le graphique a été constitué à partir des données des statistiques policières de l’état 4001, dont l’index 1 recense les victimes de règlements de compte entre malfaiteurs. On peut retrouver ces données jusqu’en 1996 sur le site data.gouv.fr, et avant 1996 dans les recueils papier annuels «Aspects de la criminalité et de la délinquance constatées en France» de la Documentation française.