Catégorie : A la une

Surveillance des internautes : les intentions inquiétantes du gouvernement

http://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/12/09/surveillance-des-internautes-les-acteurs-du-numerique-s-inquietent-des-intentions-du-gouvernement_3527726_651865.html

Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens

http://www.monde-diplomatique.fr/2013/11/WALLACH/49803

Moins de familles en rétention mais toujours autant de «mineurs isolés»

 

Mediapart.fr

04 décembre 2013 | Par Carine Fouteau

 

François Hollande avait promis qu’il n’y aurait plus d’enfants enfermés dans les centres de rétention administrative. Promesse non respectée pour les « mineurs isolés », perpétuellement « présumés suspects », observent les associations dans leur rapport annuel.

C’était l’une des promesses fortes de la campagne présidentielle de François Hollande : il n’y aurait plus d’enfants enfermés dans les centres de rétention administrative (CRA) au cours de son mandat. Cet engagement a pour l’instant été variablement tenu concernant les familles, mais il ne l’a pas du tout été à l’égard des « mineurs isolés », perpétuellement « présumés suspects », observent les cinq associations de défense des droits des étrangers intervenant dans les centres de rétention.

Dans leur rapport annuel publié ce mercredi 4 décembre (le consulter dans son intégralité), l’Assfam, Forum réfugiés, France terre d’asile, la Cimade et l’Ordre de Malte regrettent globalement l’absence de rupture par rapport à la politique menée précédemment et l’incessant report de la réforme législative désormais annoncée pour 2014. En 2012, 43 746 personnes sont passées par la case rétention (en métropole et en Outre-mer), soit une baisse de 15 % par rapport à 2011, et 56 225 ont fait l’objet d’un éloignement (y compris les « aides au retour volontaire »). Le taux d’éloignement effectif depuis la rétention a augmenté de 40 % en 2011 à 49,6 % en 2012.

En hausse constante jusqu’en 2010, le nombre de familles en rétention a enregistré pour la première fois une « chute importante » en 2012 en métropole. « Cette baisse marque un premier pas », notent les associations. Ce recul correspond à la mise en œuvre de la circulaire du 6 juillet 2012 qui a prévu que les familles soient assignées à résidence pour éviter d’être placées en rétention dans le cadre d’une mesure d’éloignement. Autrement dit, les personnes concernées n’échappent pas à l’expulsion, mais les conditions de retour sont aménagées afin de ne pas contrevenir à l’intérêt supérieur de l’enfant, notion inscrite dans une multitude de textes de droit internationaux, européens et français.

Cette protection est appliquée à l’ensemble des enfants… sauf à ceux de Mayotte. Les instructions de la circulaire, en effet, ne les concernent pas. Des milliers d’entre eux (pas moins de 2 575 en 2012) ont ainsi transité en toute connaissance de cause dans ces lieux d’enfermement caractérisés par des conditions matérielles particulièrement dégradées.

D’autres écarts sont soulignés par rapport à cette circulaire, présentée comme un geste humanitaire par le gouvernement, mais constituant en réalité une réponse juridique obligée à une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), découlant de l’arrêt Popov du 19 janvier 2012). Dans l’Hexagone, quelques placements ont eu lieu dans des locaux de rétention (LRA) nullement habilités à recevoir les familles. Entre le 6 juillet et le 31 décembre 2012, malgré la circulaire, deux familles ont été enfermées en France métropolitaine en septembre : une mère et sa fille d’origine congolaise au centre de Metz et une famille d’Afghans au Mesnil-Amelot.

Dans tous les cas, l’éclatement des familles n’a pas cessé. Le rapport observe même une « montée inquiétante de l’enfermement de l’un des membres de la famille (père, mère, conjoint, concubin) séparé des autres ». Et s’interroge : les pères et mères seraient-ils les victimes collatérales de la circulaire ? Cette pratique, qui n’est pas nouvelle, se serait « considérablement développée » depuis l’été 2012. Elle semble correspondre « à une stratégie des préfectures consistant à renvoyer le père en espérant que la mère et les enfants suivent ». « Les personnes se retrouvent désemparées sans le soutien de leur proche placé en rétention, insiste le rapport. La situation est d’autant plus éprouvante que les visites pour les familles ne sont pas toujours aisées : centres de rétention éloignés et mal desservis par les transports, peur de l’interpellation, etc. Dans bien des cas, le père de famille repartira sans avoir même pu dire au revoir à sa famille. »

Les associations réprouvent un autre phénomène « plus choquant encore » : l’augmentation de l’enfermement de mères dont les enfants se retrouvent seuls à l’extérieur sans présence d’une personne jouissant de l’autorité parentale. « Plusieurs cas sont à déplorer dans les CRA de Vincennes, de Toulouse ou encore de Strasbourg », indiquent-elles.

Par ailleurs, 2012 a été une mauvaise année pour les conjoints de Français et pour les personnes sur le point de se marier avec un ou une Française. Elle a enfin été catastrophique pour les « mineurs isolés », c’est-à-dire les enfants non accompagnés. Alors que le code de l’entrée et du séjour des étrangers interdit l’expulsion et a fortiori le placement en rétention d’enfants seuls, en 2012, 300 personnes retenues se sont déclarées mineures auprès des associations. Toutes ont vu leur minorité remise en question par les autorités locales et ont été considérées comme majeures pour la plupart sur la base d’expertises osseuses connues pour être d’une « fiabilité déficiente », selon un avis du 19 décembre 2012 du Défenseur des droits. « Un climat de méfiance semble s’être progressivement instauré à l’égard des jeunes se déclarant mineurs, regrette le rapport. Concrètement, nos associations constatent que le doute ne leur profite jamais alors même qu’il devrait s’agir d’un principe en matière de protection de l’enfance. » Elles proposent d’inverser la tendance « afin de passer d’une présomption de fraude à une présomption de minorité ».

La police gaze des enfants Roms pour les disperser

Blog Mediapart

http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-alain/031213/la-police-gaze-des-enfants-roms-pour-les-disperser

Lyon, lundi 2 décembre 2013, à 6 heures du matin, la température avoisine zéro degré quand plusieurs dizaines de policiers pénètrent dans un squat occupé depuis 3 mois par des familles Roms. Il s’agit d’une expulsion, une de plus, une de trop, alors que les hébergements d’urgence sont déjà saturés, le préfet décide de jeter à la rue des familles entières dont de très nombreux enfants. Mais cette fois, la police va gazer tout le monde.

Une expulsion qui dérape

La semaine dernière déjà, des rumeurs d’expulsion avaient courues. Personne ne voulait y croire. Le bâtiment occupé est vide depuis plusieurs années. Il n’existe aucun projet sinon celui de sa destruction dans un futur lointain.  Squatté par des jeunes, le bâtiment est libéré au mois d’août suite à une décision de justice. Mi- septembre, des familles Roms expulsées d’autres squats occupent à nouveau le bâtiment. Ce lundi matin, des jeunes étaient présents pour manifester leur soutien aux familles. Certains ont même dormi sur place. A 7 heures du matin, alors que l’expulsion est en cours depuis plus d’une heure et que les baluchons obstruent le trottoir, les familles décident de s’asseoir devant le bâtiment, au milieu de la rue. Dernière tentative symbolique de protester contre le sort que leur réserve la préfecture et la promesse de passer l’hiver à la rue. Parmi ces enfants qui s’assoient par terre et qui sont scolarisés, certains ont été expulsés plus de 5 fois en un an. Et après on nous raconte que « ces gens » ne veulent pas s’intégrer. Essayez donc de suivre une scolarité normale quand vous changez de quartier 5 fois dans l’année. Une école scandalisée par le traitement réservée à ses élèves a fait pression et obtenu un hébergement pour une famille du squat.

Alors que les enfants s’assoient par terre avec leurs parents et les personnes venues les soutenir, la police décide de dégager la rue. Les CRS coiffent leur casque de combat et montent au front. Arrivés à 5 h 45, voilà plus d’une heure qu’ils se gèlent à attendre que tout le monde sorte du bâtiment. Engagez-vous qu’ils disaient. A moitié congelés, les policiers ont enfin une occasion de se réchauffer un peu. Ils y vont de bon cœur. Courageux policiers qui traînent par terre des enfants accrochés à leurs mamans et qui ne comprennent pas bien ce déchaînement de violence. Les jeunes, eux, sont un peu plus difficiles à bouger car ils se serrent les coudent. Alors des coups de pieds pleuvent. Ca fait mal. Un policier arrache un sac et le balance sur le trottoir par dessus le groupe, manquant d’arracher le bras qui va avec. Une mêlée confuse s’en suit et tout-à-coup les jets de gaz lacrymogène jaillissent et dispersent tout le monde. Il faut voir cet enfant se rouler par terre de douleur en se tenant la tête, ou cet autre qui court dans tous les sens, les yeux fermés en criant. Un autre enfant vomit un peu plus loin. Les mamans pleurent. Une femme fait un malaise, une autre étouffe. Tout le monde est sous le choc. Ils ont osé.

Les mensonges de la préfecture

Dans un premier temps, la préfecture répond aux journalistes qu’il s’agit d’un squat d’anarchistes et non d’un squat de Roms pensant probablement qu’elle arriverait à faire avaler l’utilisation de gaz lacrymogène contre des enfants. En ce qui concerne les violences policières, personne n’est au courant au service communication de la préfecture. Quelques heures plus tard un communiqué très détaillé et très mensonger est publié : « « Une trentaine de personnes a tenté de faire obstruction en entravant la circulation sur le quai Perrache et en s’opposant violemment à l’action légitime des forces de l’ordre. Cette trentaine de troublions  composée uniquement de militants anarchistes a été repoussée avec l’emploi de moyen individuel de gaz lacrymogène. Ces gaz se sont propagés dans le périmètre incommodant légèrement les personnes demeurées à proximité du site dont des membres de familles issues de la communauté Roms introduites dans les locaux par les anarchistes illicitement implantés ».

La police fait machine arrière et reconnaît que des familles Roms occupaient le bâtiment, mais pour justifier l’usage de gaz lacrymogène, elle ment sur les circonstances qui conduisent les policiers à perdre leur sang-froid et à gazer les femmes et les enfants. Elle parle de militants anarchistes qui entravent la circulation et s’opposent violemment aux forces de l’ordre. Les photos prises par des journalistes sur place montrent très clairement des femmes et des enfants présents au milieu de la rue. Les rapports des pompiers venus prendre en charge une femme et des enfants dont l’un est âgé de quelques mois contredisent également la version policière. D’autre part, quelques heures plus tard, on apprend l’arrestation de 2 personnes liées aux incidents survenus un peu plus tôt. Selon la préfecture elle-même elles ont été arrêtées pour « des faits d’injures, de crachat, d’outrage et de rébellion à l’encontre des effectifs policiers présents sur le site ». C’est ballot quand même, pas un mot sur d’éventuelles violences… D’habitude on nous gratine de « violences sur une personne dépositaire de l’autorité publique» avec une dizaine de jours d’ITT pour arrondir les fins de mois des policiers. Sur ce coup, rien.

A Lyon, il n’y a même plus besoin de recueillir des preuves et des témoignages pour mettre en évidence les mensonges de la police. Il suffit de lire ses communiqués.

La censure de certains médias

L’AFP prévenue plusieurs jours auparavant ainsi que le jour même de l’expulsion n’a pas écrit une ligne sur les évènements. Une équipe de télévision sur place au moment de l’expulsion a tourné des images qui n’ont pas été diffusées. Le gazage par la police d’enfants Roms ne doit pas constituer à leurs yeux une information digne de ce nom. Une dépêche de l’agence Reuters, reprise par des médias nationaux relate néanmoins les faits. Les médias locaux, probablement bien informés par des contacts sur place reprennent également les informations et relatent précisément les violences policières

Certains médias seraient-ils aux ordres ? Une remontrance de la préfecture et on ne traite pas un sujet ? Non… Ce n’est pas possible. Pas les socialistes. Eux qui avaient tellement critiqué la mainmise de Nicolas Sarkozy sur les médias.

Des diagnostics appliqués à coups de gaz lacrymogène

Les associations se plaignent depuis plus d’un an que le préfet du Rhône, Jean-François Carenco, refuse d’appliquer la circulaire inter-ministérielle du 26 août 2012 censée encadrer les évacuations de campements illicites et prévoyant notamment des diagnostics individuels. On connaît maintenant la méthode Carenco. Soucieux de ne pas gaspiller l’argent public, il confie les diagnostics, non pas à des assistantes sociales, mais à des policiers. Rapide, pas cher, il fait d’une pierre deux coups. Puisqu’ils sont sur place au moment de l’expulsion, ils font le diagnostic dans la foulée.

Attends, je vais te diagnostiquer moi. Des diagnostics tu en veux, en voilà, aller hop un coup de gaz lacrymogène. Tu en veux un autre, aller hop, un autre coup de gaz lacrymogène. Si avec ça tu n’as pas compris que tu as vocation à retourner en Roumanie, je ne sais pas ce qu’il te faut.

Un précédent gravissime

Alors que depuis 2 ans, la préfecture n’avait jamais accordé le concours de la force publique contre des familles Roms pendant la trêve hivernale, voilà que le préfet change d’avis. Il y a quelques mois, devant des associations, il promettait pourtant de ne pas expulser de squats pendant l’hiver. Les municipales ? La volonté de faire plaisir à son ami Gérard Collomb, maire « socialiste » de Lyon ? Les déclarations encourageantes de son patron Valls accusé d’incitations à la haine raciale contre les Roms ? Une amnésie subite ? Pourquoi donc a-t-il changé d’avis ?

Jeter des enfants à la rue dont des nourrissons, cela ne semble pas affecter beaucoup la préfecture, représentante de l’Etat socialiste raciste qui viole les traités internationaux en persécutant la plus grande minorité d’Europe. L’usage illicite de gaz lacrymogène contre des enfants Roms pour disperser un attroupement pacifique à laquelle ils participaient ne semble pas beaucoup l’émouvoir non plus.

Manuel Valls, ministre de l’intérieur, déclare régulièrement que les Roms ont vocation à retourner en Roumanie. A force d’entendre les déclarations du premier flic de France, de plus en plus de policiers se disent qu’il faut en finir et ils n’hésitent pas à régler le problème à leur manière.

Jusqu’où iront-ils pour chasser les Roms ?

Arcachon : une infirmière CGT mise à pied 5 jours pour avoir critiqué l’hôpital

SUD-OUEST

Sylvie Delmas, une infirmière et syndicaliste CGT de l’hôpital d’Arcachon, a été mise à pieds après avoir tenu des propos dans Sud Ouest sur la situation de l’établissement

Sylvie Delmas prenant la parole face aux manifestants avant d'entrer en conseil de discipline le 17 octobre 2013

Sylvie Delmas prenant la parole face aux manifestants avant d’entrer en conseil de discipline le 17 octobre 2013 (Sabine Menet)

Sylvie Delmas, infirmière au Pôle de Santé d’Arcachon et secrétaire syndicale CGT, a été mise à pieds cinq jours, du 17 au 21 décembre 2013 pour ne pas avoir respecté ses devoirs de réserve et de discrétion professionnelle et d’avoir nui à la réputation du Centre hospitalier et de ses collègues de travail.

À l’occasion de l’assemblée générale de l’association usagers de l’hôpital, elle avait, en tant que syndicaliste, le 25 avril 2013, pointé dans les colonnes de Sud Ouest des dysfonctionnements de la structure, et notamment parlé d’incidents survenus dans un service de pédiatrie.

Elle avait alors été convoquée devant le conseil de discipline de l’établissement. Des manifestations de soutien avaient été organisées et le Conseil général de Gironde avait voté une motion de soutien à l’infirmière. Finalement, aucune majorité ne s’était dégagée au sein du conseil de discipline pour sanctionner la syndicaliste.

Michel Haeck, le directeur de l’hôpital, a donc décidé seul de la sanction. Contacté ce lundi, il n’a pas voulu communiquer parce qu’il s’agit « d’un cas individuel ».

Sylvie Delmas et son avocat, Me Landete, vont faire appel au Conseil Supérieur de la Fonction Publique Hospitalière : « Je n’ai commis aucune faute, a déclaré Sylvie Delmas. Le directeur de l’hôpital essaie de faire taire la parole syndicale. » Et son avocat d’ajouter que la liberté syndicale est un droit constitutionn

1675 – 2013 : actualité et réalité historique des Bonnets rouges bretons

Mediapart.fr

30 novembre 2013 | Par Stéphane Alliès

Le mouvement antifiscal breton, qui se réunit ce samedi à Carhaix, a mobilisé l’imaginaire historique des Bonnets rouges de 1675. Mais qu’en sait-on exactement ? Comment a agi la mémoire de ce mouvement en Bretagne au fil des siècles ? Les deux mouvements sont-ils vraiment comparables ? Entretien avec l’historien Alain Croix, de l’université de Nantes, qui dénonce une « manipulation de l’Histoire ».

Le mouvement antifiscal breton, qui se réunit ce samedi à Carhaix après plusieurs semaines de mobilisation contre l’écotaxe, a mobilisé l’imaginaire historique des Bonnets rouges de 1675 autour d’une alliance entre salariés licenciés de l’agroalimentaire, syndicalistes agricoles et petits patrons de transports routiers. Mais que se cache-t-il derrière cette réappropriation de la mémoire bretonne ? Que sait-on exactement de la révolte de 1675 ? Comment a agi la mémoire de ce mouvement en Bretagne au fil des siècles ? Les deux mobilisations sont-elles vraiment comparables ?

Entretien avec l’historien Alain Croix, professeur émérite de l’université de Nantes, chercheur associé du Centre de recherche bretonne et celtique de l’université de Brest, qui a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire de la Bretagne, et aussi conçu des films documentaires pour le compte des Presses universitaires de Rennes.

En préalable, quel est le matériau de recherche disponible pour un historien travaillant sur la révolte des Bonnets rouges ?

L'historien Alain CroixL’historien Alain Croix © dr

Comme pour tout mouvement populaire du XVIIe siècle, il existe surtout des témoins extérieurs, mais peu de paroles de révoltés eux-mêmes. L’essentiel de la documentation réside dans les « archives de la répression » de cette révolte. Néanmoins, on a quand même la chance d’avoir des témoignages directs que sont plusieurs codes paysans, l’ancêtre des cahiers de doléances, écrits directement par les Bonnets rouges à cette époque. Petit à petit, certaines archives judiciaires seront aussi dévoilées, révélant l’état d’esprit de l’époque, avant ou après la révolte de 1675. On a donc une vision déséquilibrée dans les sources, mais quand même pas unilatérale.

Quelle est selon vous la nature de cette révolte d’alors ? Contre le roi ? Contre le pouvoir central ? Contre l’impôt ?

Si l’on parle bien de la révolte rurale de l’été 1675, qui se déroule dans une bonne partie du Finistère et des Côtes-d’Armor actuels, et dans une petite partie du Morbihan, elle est d’abord sociale, et elle reste essentiellement sociale. Ce sont des paysans rejetant toute forme de prélèvements. Or, les prélèvements les plus immédiats et les plus lourds sont ceux des seigneurs. Donc c’est d’abord une révolte antiseigneuriale. Très vite, la révolte s’en prend aussi au clergé, qui est aussi un percepteur, notamment de la dîme, et aux agents du roi et de la province de Bretagne, qui collectent aussi l’impôt. C’est donc une révolte antiprélèvements, et pas simplement une révolte antifiscale. Les révoltés ne s’en prennent jamais au roi. Au contraire, quand les codes paysans en parlent, c’est souvent dans l’idée, classique au XVIIe siècle, de l’exonérer. « Ah, si le roi savait ce qu’il se passe… »

Quelle est la place des Bonnets rouges dans les révoltes du XVIIe siècle ?

© dr

La plupart de celles qui ont marqué le siècle se passent dans les années 1620/1650, et concernent majoritairement les hausses d’impôt décidées par Richelieu pour financer la guerre et l’absolutisme. À ce moment-là, la Bretagne ne se soulève pas, car elle est sous-imposée et en pleine phase d’expansion économique. Très relativement, il n’y a pas de famine et les choses vont bien mieux en Bretagne qu’ailleurs. La Bretagne ne connaît un retournement de conjoncture économique qu’à partir des années 1670, après un siècle et demi d’expansion. Les difficultés concernent alors tout le monde, mais pas également bien sûr : les seigneurs, en particulier, reportent la charge sur leurs paysans en augmentant les prélèvements. Ce contexte économique bien particulier, celui de la longue prospérité bretonne, explique le décalage chronologique : en dehors des Bonnets rouges de 1675 et de quelques autres très rares exceptions, il n’y a pas de révolte sous Louis XIV. C’est pour cela que les Bonnets rouges vont alors attirer l’attention, même la presse internationale va en parler.

Vous parliez d’« archives de la répression », quel a été son niveau ? Lors du rassemblement de Quimper, à la tribune, Christian Troadec évoquait un « bain de sang »

Bien entendu il y a eu une répression, mais on ne peut pas la mesurer à l’aune du XXIe siècle, où elle pourrait être évidemment vue comme terrible. Dans les normes du XVIIe siècle, la répression est modérée, bien plus que pour les autres révoltes sous Richelieu. Le rapport de force ayant été élevé, les autorités ne veulent pas relancer le mouvement, ni exacerber les mécontentements. Comment s’est-elle passée ? Il y a la partie des exécutions sommaires, mais qu’on connaît mal. Il y a eu des pendaisons, mais on n’en connaît pas le nombre. Personne ne peut avancer de chiffre, mais il n’y a pas eu de pendaisons de masse, comme pendant la guerre de Trente Ans en Lorraine. On a un exemple d’exécution sommaire documenté, dans une paroisse près de Quimper, où il y a eu quatorze exécutions d’un coup.

Quant à la répression judiciaire, il y a beaucoup eu de condamnations par contumace, et un certain nombre aux galères, ce qui était courant à l’époque. Un autre effort de modération a été fait avec la rémunération des troupes militaires, alors que d’habitude celles-ci se payaient “sur le pays”. Il y avait une volonté de faire attention, non par bon plaisir du roi, mais par nécessité. La basse-Bretagne est un paysage de bocage, et les pouvoirs ont clairement conscience que les troupes ne sont pas en sûreté.

Une dernière forme de répression, plus symbolique, a aussi été observée : la destruction de clochers, rasés pour avoir sonné le tocsin de la révolte.

Comment a perduré la mémoire des Bonnets rouges, à la suite de leur répression ?

Dans l’immédiate continuité de 1675, ce fut assez fort. On s’en rend compte avec les archives judiciaires que l’on commence à explorer. Par exemple, trois ans après la révolte, près de Carhaix, le recteur est terrorisé, au point de porter plainte, par un ancien chef de la révolte, Yves Nédélec, qui va mobiliser la paroisse contre lui. Pendant 35 ans environ, il y aura des procès liés aux séquelles des Bonnets rouges, concernant la génération des acteurs.

Pendant deux siècles ensuite, ce fut assez faible. Même s’il faut rester prudent : ce n’est pas parce qu’on ne sait pas que ça n’existe pas. Il semble que le souvenir de la révolte s’estompe fortement. Nous avons deux indices qui témoignent en ce double sens. Celui d’un large oubli : on a retrouvé très peu de chansons sur la révolte, alors qu’en Bretagne la tradition est forte de conserver ainsi le souvenir d’événements. Mais nous savons aussi, à l’inverse, qu’une mémoire demeure : à la veille de la révolution, un prêtre évoque par écrit « la tradition » de la révolte, la taxe sur le papier timbré, la prise du château de Tymeur, près de Carhaix. Il écrit même le nom d’un chef de la révolte, Sébastien Le Balp.

Gravure de l’artiste d’originie nazairienne René-Yves Creston (1898-1964)Gravure de l’artiste d’originie nazairienne René-Yves Creston (1898-1964) © dr

On trouve aussi une reconstruction a posteriori de la mémoire des Bonnets rouges, voulant que la coiffe bigoudène soit une réponse aux clochers rasés d’alors…

L’élévation de la coiffe date du XXe siècle, mais c’est un mythe qui ressurgit. On peut aussi citer l’exemple de l’expression bretonne « rentrer dans une colère noire », qui peut se dire « lakaat e voned ruz » (mettre son bonnet rouge). Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit d’une mémoire, continue ou reconstruite, qui se fait sans les historiens.

Justement, quand les historiens vont-ils s’intéresser à la révolte des Bonnets rouges ?

Il y a deux temps à distinguer. Le premier est le fait d’un seul homme, mais très important. Dans les années 1860, La Borderie, l’historien le plus célèbre de l’histoire bretonne, régionaliste, royaliste et extrêmement réactionnaire, se penche sur cette révolte. Sa lecture est importante car, à partir d’une documentation qui n’a pas beaucoup évolué depuis, il dénonce les paysans révoltés comme « déjà rendus au communisme ». Cela montre combien les Bonnets rouges étaient perçus comme une révolte sociale, et non comme des Bretons exploités par le pouvoir central.

Le vrai travail d’historien ne commencera en Bretagne qu’à partir de 1970. Le Soviétique Boris Porchnev aborde le sujet dans un livre en 1940, mais celui-ci ne sera traduit en France qu’à la fin des années 1960. Ce réveil des historiens est motivé directement par le tricentenaire de la révolte, et sur le fond par le « renouveau identitaire breton », marqué à gauche.

« Gwerz ar Balp » (la complainte de Balp), rédigée en 1936, par Jean Delalande« Gwerz ar Balp » (la complainte de Balp), rédigée en 1936, par Jean Delalande © dr

Auparavant, il y avait eu une première réappropriation par le parti communiste…

Oui, dans les années 1930, une recherche militante s’est développée. Pas uniquement communiste, d’ailleurs, surtout de militants ancrés à gauche et sensibles à l’identité bretonne. Le meilleur exemple pourrait être Jean Delalande, très ancré à gauche, disons dans la mouvance communiste et dans le mouvement culturel breton, qui a été fondateur du mouvement laïque « Ar Falz » (« la Faucille »). En 1936, il compose une « gwerz » (une complainte) en hommage à Sébastien Le Balp, « Gwerz ar Balp ». Un chant clairement révolutionnaire, qui sera chanté lors du Front populaire, mais aussi en banlieue parisienne, par les Bretons de Paris.

Il y a une assez large coïncidence en Bretagne entre la carte des Bonnets rouges de 1675 et la carte du vote communiste de la « Bretagne rouge », qui a connu son apogée entre l’après-guerre et la fin des années 1970. Ronan Le Coadic (universitaire spécialiste de culture bretonne à Rennes, ndlr) en conclut qu’il y a un lien de cause à effet (lire ici son ouvrage Campagnes rouges de Bretagne). Personnellement, je ne sais pas. D’autres évoquent un lien avec le « domaine congéable », un mode de location de la terre très présent dans le centre-Bretagne et ce jusqu’au XXe siècle, qui entraînait de nombreux problèmes entre paysans et propriétaires – seigneurs ou ecclésiastiques. Cette dernière hypothèse colle mieux au niveau des résultats de la « Bretagne rouge » et du territoire de la révolte concerné (centre-est du Finistère, une toute petite partie du Morbihan, et le sud-ouest Côtes-d’Armor).

Dans les années 1970, la Bretagne s’empare aussi enfin en profondeur des Bonnets rouges…

Il y a deux formes d’intérêt qui naissent à ce moment. D’abord la recherche historienne s’intéresse vraiment aux Bonnets rouges. On peut l’illustrer par trois exemples. Une diffusion de connaissances par le mouvement culturel breton, comme les ouvrages de La Borderie et Porchnev, publiés et réunis en un livre de poche, ou l’ouvrage d’Yvon Garlan et Claude Nières (Les Révoltes de 1675. Papier timbré et Bonnets rouges, lire ici un compte-rendu), ou encore un numéro spécial des Annales de Bretagne.

Ensuite, il y a aussi un mouvement culturel important, qui prend souvent des libertés avec la réalité, mais qui a une importance déterminante pour la mémoire des Bonnets rouges. Par exemple la tournée, largement soutenue par l’UDB, d’une pièce de théâtre de Paol Keineg, Le Printemps des Bonnets rouges, qui se jouera entre 1972 et 1975. C’est une pièce de mobilisation populaire, qu’on pourrait comparer à celles du théâtre russe des années 1920/1930, mais qui a un effet indiscutable. On peut aussi évoquer Morvan Lebesque (figure de l’autonomisme breton, ndlr), qui publie en 1970 Comment peut-on être breton ?, où il n’hésite pas à faire du cas des Bonnets rouges un génocide, et à le comparer à la guerre d’Algérie. Ce qui est absurde, mais montre comment l’Histoire pouvait être vécue par certains. C’est aussi à cette époque que la mémoire des Bonnets rouges commence à influencer la toponymie : Carhaix baptise dès 1968 une rue Sébastien Le Balp.

À partir de ce moment, le cinéma, la bande dessinée, la chanson s’intéressent à la révolte de 1675. Le tourisme, aussi, puisqu’est créé un « circuit des Bonnets rouges », proposé par l’office du tourisme de Pont-L’Abbé. Une bière des Bonnets rouges est créée, Sébastien Le Balp figure sur les billets de « kant Lur » (« cent francs »), lors des fêtes de la langue bretonne dans les années 1990. Les Bonnets rouges sont dès lors devenus une marque de l’identité bretonne, mais indiscutablement aussi une marque d’ancrage à gauche.

Billet de "kant Lur" (100 francs), distribué lors d'une fête de la langue bretonne, en 1995Billet de « kant Lur » (100 francs), distribué lors d’une fête de la langue bretonne, en 1995 © dr

L’histoire bretonne est souvent sujette à controverse passionnée, entre historiens bretons. Est-ce que le contour et la nature de la révolte des Bonnets rouges font encore débat aujourd’hui ?

Il me semble qu’il y a un consensus, en tout cas entre les historiens professionnels. Une démarche « professionnelle » n’implique évidemment pas la perfection ni même la garantie d’une bonne analyse, mais elle s’appuie sur des faits clairement identifiés, des documents et, le plus important peut-être, un effort de mise en contexte, contexte politique, économique, social et culturel du XVIIe siècle. En dehors de cette démarche, la parole et l’écrit sont libres, mais le résultat n’a parfois qu’un lointain rapport avec la réalité.

Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013 © S.A

Si l’on s’intéresse aux Bonnets rouges d’aujourd’hui, quelles sont les similitudes entre ce mouvement et celui dont ils disent s’inspirer ?

Il faut d’abord rappeler en préalable que ces similitudes se situent dans des contextes radicalement différents. Toutefois, on retrouve à chaque fois une période de crise économique, réellement ressentie par les intéressés. On peut aussi retrouver un même sentiment de prélèvements injustes, je dis sentiment car, en 1675, la Bretagne était largement sous-imposée dans le royaume de France. Et un même sentiment de multiplication des taxes. Dans les sept années précédant la révolte des Bonnets rouges, il y a douze taxes nouvelles. Des taxes très modiques, mais qui s’accumulent. Sur ce point précis, on pourrait donc évoquer un « ras l’bol fiscal », pour reprendre le terme à la mode, à ceci près – et c’est essentiel – que la revendication vise au XVIIe siècle d’autres Bretons, et non « Paris »…

Est-ce qu’en 1675, les paysans se sont unis aux notables afin de mener la fronde, comme on peut le voir aujourd’hui ?

Il est très banal dans les révoltes rurales que des paysans, conscients de leur infériorité militaire, cherchent des chefs. On l’a aussi vu ensuite dans la chouannerie. En 1675, Sébastien Le Balp est, disons, un notaire local au service d’un seigneur. Il adhère à la révolte, mais n’a pas de compétences militaires. Les Bonnets rouges sollicitent ainsi, en vain, un ancien officier, le marquis de Tymeur. Mais dans d’autres petites régions révoltées, les paysans se débrouillent seuls. C’est suffisant pour s’en prendre à des châteaux, à des collecteurs d’impôts, à des recteurs (curés) de paroisse, mais pas pour résister à une troupe professionnelle. Si la révolte dure quatre mois, c’est surtout parce qu’il n’y a pas de troupes en Bretagne : elles sont engagées dans la guerre avec la Hollande, et mettront du temps pour rejoindre la Bretagne en bateau.

Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013 © S.A

 

Vous avez récemment signé une tribune (lire ici) avec deux de vos collègues universitaires, André Lespagnol et Fanch Roudaut, dénonçant une « manipulation de l’Histoire » à propos du mouvement actuel…

Oui, une tribune qui a été publiée par chacun des quotidiens régionaux, bel exemple – et quoi qu’on pense du fond de notre texte – du rôle de la presse quotidienne régionale dans le débat d’idées… Ce texte, nous l’avons rédigé parce que nous concevons ainsi notre métier d’historien. Nous ne sommes pas seulement des spécialistes de l’histoire de la Bretagne, nous sommes aussi des citoyens qui, à un certain moment, peuvent intervenir dans le débat public. Pour dénoncer ce que nous estimons être une manipulation de l’Histoire. Et c’est d’autant plus nécessaire que cette manipulation a indéniablement fonctionné, sur le plan médiatique : les « Bonnets rouges », c’est une excellente idée de communication, et cela d’autant plus que la révolte fait partie de la mémoire bretonne, même si cette mémoire est confuse. Cela renvoie à l’insuffisance de l’enseignement de l’histoire régionale, mais ce serait un autre débat…

En quoi consiste, selon vous, cette manipulation ?

Le thème « porteur » des Bonnets rouges est mis au service d’une cause qui n’a rien à voir avec les intérêts des victimes du modèle productiviste breton. La plupart des victimes de cette crise sont des salariés de l’agroalimentaire, convaincus de la pertinence de ce modèle comme source d’emploi, et dont on ne peut se sentir que totalement solidaire devant la catastrophe sociale qu’ils vivent. Il est difficile de se mettre à leur place, mais il faut comprendre, partager leur désespoir : comment le millier de salariés qui sont en train de perdre leur emploi à Lampaul-Guimiliau, par exemple, peuvent-ils envisager leur avenir, celui de leurs enfants ? Comment réagir autrement que par la révolte ?

À côté d’eux, on trouve des agriculteurs, surtout des éleveurs, qui ont joué le jeu productiviste, un système privilégiant la quantité à la qualité, et reposant essentiellement sur des aides européennes, dont on savait depuis une dizaine d’années qu’elles allaient cesser. Or, ou les responsables agricoles et les chefs d’entreprise étaient complètement aveugles, ce qu’on a du mal à croire, ou ils ont berné leurs salariés et leurs adhérents en refusant de préparer l’indispensable virage économique.

La manipulation consiste alors à détourner la colère vers « Paris », pour éviter qu’elle ne se tourne vers eux. Ce n’est pas propre à la Bretagne, d’ailleurs. Très souvent, quand il y a une crise, une solution classique pour en sortir, c’est le nationalisme et la recherche d’une cause extérieure à sa propre responsabilité.

Christian Troadec (le maire de Carhaix et porte-parole du mouvement des Bonnets rouges) a réagi jeudi à votre tribune par ces mots : « Autrefois, le pouvoir central envoyait des missionnaires pour prêcher la soumission. Aujourd’hui, il envoie des universitaires »

Je le prends pour un grand compliment. Utiliser cet argument, cela montre qu’il n’y a aucun argument de fond à nous opposer. Si nous avions écrit des bêtises, il serait facile de les dénoncer. En être à imaginer que des « universitaires » n’écrivent que sur ordre, c’est assez pitoyable.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/301113/1675-2013-actualite-et-realite-historique-des-bonnets-rouges-bretons

Fiscalité : un si timide espoir…

Par Denis Sieffert28 novembre 2013

Si la « remise à plat » ne veut rien dire, la formule produit tout de même un effet subliminal. Elle fait naître une attente.

Les mots ne sont évidemment pas indifférents. Avec sa « remise à plat fiscale », Jean-Marc Ayrault ne nous dit pas grand-chose de ses intentions. Au point que l’on peut même se demander s’il a vraiment des intentions. Les raisons d’en douter sont nombreuses. Un projet de « remise à plat » de notre système fiscal, dont le ministre de l’Économie et des Finances et son collègue du Budget n’avaient pas même entendu parler, et qu’ils ont découvert un beau matin (on exagère à peine !) en lisant les Échos, avouez que cela ne fait pas très sérieux. Sans compter que l’idée vient d’un Premier ministre en sursis, ne devant sa survie qu’à la fonction sacrificielle qui lui est dévolue dans l’attente du prochain désastre électoral. Non, décidément, le coup ressemble à s’y méprendre au dernier spasme du condamné.

Bien sûr, tactiquement, c’est bien joué. Notre saint Sébastien, transpercé de flèches, devrait au moins neutraliser ses adversaires pendant quelques semaines ou quelques mois. Puisque nous voilà partis dans un processus de consultations qui devrait durer. Mais on en pressent déjà l’issue. Un grand joueur de football anglais disait que le football se joue à onze et qu’à la fin c’est toujours les Allemands qui gagnent. Avec le tandem Hollande-Ayrault, les négociations, c’est un peu la même chose : à la fin, c’est toujours le Medef qui gagne. On peut le redouter, d’autant que la pression qui fait réagir le Premier ministre vient du côté patronal et des divers lobbies, bonnets rouges et autres, qui soufflent sur les braises d’une fronde anti-impôts. C’est le fameux « ras-le-bol fiscal » auquel le ministre de l’Économie a, hélas, donné un label officiel. Notre incrédulité est donc immense. Notre crainte aussi. Car Jean-Marc Ayrault et François Hollande – qu’il a, semble-t-il, entraîné dans cette affaire – manient de la dynamite. Si la « remise à plat » ne veut rien dire, la formule produit tout de même un effet subliminal. Elle fait naître une attente, et même – n’ayons pas peur des mots – un espoir. Et sur un sujet politique qui conditionne tous les autres. Les attaques contre l’impôt ne sont-elles pas au cœur même du projet libéral ? Ne conduisent-elles pas tout droit à la destruction des services publics et à l’appropriation privée de ce qui devrait faire partie du patrimoine commun ? Un gouvernement de gauche se doit donc d’abord de mener ce combat idéologique contre les tenants du libéralisme. Il ne devrait rien céder au poujadisme ambiant.

Ce n’est pas, hélas, ce qu’il nous a été donné de voir au cours des dernières semaines. Mais l’expression « remise à plat » est inquiétante pour d’autres raisons. L’impôt a deux fonctions. Il est censé remplir les caisses de l’État. Ce qui n’est déjà pas si mal. Mais il a aussi une fonction redistributive. Il est là pour corriger les injustices de notre société, et tempérer les excès de la loi du marché. On peut facilement « oublier » cette fonction. Si la « remise à plat » ne nous dit rien à ce sujet, la confirmation d’une prochaine augmentation de la TVA délivre un message évidemment négatif. Pour remplir la première mission, la TVA, qui l’an dernier a rapporté 133 milliards à l’État, fait très bien l’affaire. Mais il est le plus injuste des prélèvements. Celui qui prend plus aux pauvres qu’aux riches. La suite est donc incertaine. MM. Hollande et Ayrault oseront-ils renforcer les impôts directs ? Oseront-ils élargir l’assiette des revenus imposables en cessant d’exonérer les revenus du capital ? Oseront-ils intensifier la guerre à l’évasion fiscale ? En fait, pour mener à bien une véritable « réforme fiscale » juste, lisible, franche, il faudrait que nos socialistes reviennent à une autre philosophie politique. Qu’ils cessent de faire croire aux Français qu’ils sont tous dans la même galère. Qu’ils admettent l’existence d’antagonismes sociaux entre des catégories de citoyens, mais aussi entre les PME et les mastodontes du CAC 40. Le reconnaître n’est pas faire rouler des têtes dans la sciure. C’est bannir, par exemple, cette insupportable formule, aussi niaise qu’insidieuse, du « gagnant-gagnant ».

Qui dit « redistribution » dit des « gagnants » et des « perdants ». Il faut l’assumer. L’économiste Thomas Piketty suggère un seuil de bascule à 7 000 euros mensuels. Les impôts des 3 % de nos concitoyens qui gagnent plus augmenteraient ; ceux des 97 % qui gagnent moins baisseraient ou resteraient constants… Les mieux pourvus devraient contribuer un peu plus au financement des services publics et au remboursement de la dette. Mais que les âmes sensibles se rassurent : ces perdants-là ne frapperaient pas pour autant aux portes des Restos du cœur. Enfin, l’affaire a un autre enjeu. S’il témoignait d’audace, s’il finissait par prendre parti au terme d’une consultation qui va évidemment confirmer les désaccords entre syndicats et patronat, le gouvernement réinventerait un peu de politique. Il montrerait que ceux que nous avons élus ont encore du pouvoir. Et de la volonté. S’il fait la démonstration inverse, le préjudice politique sera considérable.

Nota Bene :

Georges Apap Une pensée amicale pour les proches de Georges Apap, qui vient de disparaître à l’âge de 87 ans. Homme courageux pour ses prises de position, cet ancien procureur de la République était aussi un lecteur exigeant de notre journal. Le 5 septembre dernier, nous avions encore publié une lettre bien dans sa manière, à la fois critique et chaleureuse.

Manifestations du 30 novembre contre le racisme.

 Des milliers de personnes dans les rues pour dire non au racisme

30 novembre 2013 | Par Carine Fouteau – Mediapart.fr

 

Samedi 30 novembre à Paris, place de la Bastille.
Samedi 30 novembre à Paris, place de la Bastille. © C.F.

Plusieurs milliers de personnes ont marché ce samedi 30 novembre dans les rues de Paris et de plusieurs villes de France contre le racisme, à la suite des propos injurieux proférés à l’encontre de la ministre de la justice Christiane Taubira. Ces manifestations ont été l’occasion de faire entendre quelques voix contre la résurgence d’un climat de haine et de stigmatisation en France.

Plusieurs milliers de personnes ont marché ce samedi 30 novembre dans les rues de Paris et de plusieurs villes de France contre le racisme, à la suite des propos injurieux proférés à l’encontre de la ministre de la justice Christiane Taubira. Ces manifestations, organisées en écho aux trente ans de la Marche contre le racisme et pour l’égalité, ont eu lieu à l’appel des associations antillaises Collectifdom et CM98 (Comité marche du 23 mai 1998), soutenues par les organisations syndicales (CFDT, CFTC, CGT, FSU, UNSA, Union syndicale Solidaires) et par les associations engagées dans la lutte antiraciste, parmi lesquelles la Ligue des droits de l’homme (LDH), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) et SOS Racisme (lire leur manifeste).

Samedi 30 novembre à Paris.
Samedi 30 novembre à Paris. © C.F.

Cette Marche n’a eu ni l’ampleur ni l’énergie de celle de 1983, initiée par quelques jeunes des Minguettes, et à l’issue de laquelle 100 000 personnes s’étaient réunies, dans un contexte d’assassinats d’immigrés, mais elle a été l’occasion de faire entendre des voix fortes contre la résurgence d’un climat de haine et de stigmatisation en France. Sur un podium installé place de la Bastille devant une foule éparse, Serge Romana, du CM98, s’est adressé aux parents des enfants qui ont interpellé la ministre de la justice – « C’est pour qui la banane ? C’est pour la guenon ! », avaient-ils dit – lors d’une visite de Christiane Taubira à Angers fin octobre. « Vos enfants porteront longtemps la marque de la honte, de la barbarie, honte à vous ! », a-t-il lancé. Se présentant comme « un Français descendant d’esclave », il a remercié les organisations qui se sont jointes à l’appel des Ultramarins et leur a demandé de ne pas s’en tenir là, afin de « ne pas convaincre que les convaincus ».

« La lutte antiraciste est en panne », a-t-il reconnu. « Nous avons émis un cri. Nous sommes au début d’un travail de rassemblement », a-t-il ajouté. Vincent Rebérioux, de la LDH, a rappelé que les insultes contre la garde des Sceaux s’inscrivent « dans un contexte nauséabond » dans lequel « des populations entières sont désignées ». « Halte à l’ethnicisation du débat public », a-t-il déclaré, appelant les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités. « Soyez vigilant, soyez courageux », a-t-il lancé au gouvernement.

Pour la Licra, Alain Jakubowicz a estimé que « la France est dans la rue ». « Le peuple de France est dans la rue », a-t-il insisté pour affirmer qu’il ne fallait pas « laisser l’extrême droite revendiquer les valeurs de la France ». « La parole raciste s’est diffusée dans notre société. Il aura fallu qu’une ministre soit attaquée pour prendre conscience de la réalité du mal qui gangrène la France », a-t-il assuré. « Aujourd’hui, la France antiraciste est mobilisée, ne laissons pas les différences entre nous nous diviser », a-t-il poursuivi, voulant croire au commencement d’un « grand mouvement ». Pierre Tartakowski, de la LDH, a clos les prises de parole, non sans avoir « failli oublier » le représentant de SOS Racisme, association pas toujours bien vue parmi les héritiers revendiqués de la Marche, qui lui reprochent d’avoir récupéré l’événement pour le compte du Parti socialiste.

Samedi 30 novembre à Paris, boulevard Voltaire.
Samedi 30 novembre à Paris, boulevard Voltaire. © C.F.

 

Place de la Bastille (Paris), samedi 30 novembre.
Place de la Bastille (Paris), samedi 30 novembre.

 

Place de la Bastille (Paris), samedi 30 novembre.
Place de la Bastille (Paris), samedi 30 novembre. © C.F.

Comment la droite catho identitaire se régénère

 Mediapart.fr

29 novembre 2013 | Par Marine Turchi

 

La Manif pour tous à Nantes derrière une banderole « Familles en colère », le 23 novembre 2013.
La Manif pour tous à Nantes derrière une banderole « Familles en colère », le 23 novembre 2013. © Twitter / @LRonssin

Réveillée par le mariage pour tous, la droite catholique identitaire tente de rebondir en s’appropriant le mouvement de contestation sociale. Création d’une myriade de collectifs, actions coup de poing, mobilisation d’intellectuels et d’écoles d’action, omniprésence sur Internet : cette nébuleuse manifeste ce week-end, en attendant une grande mobilisation le 26 janvier. Avec quels débouchés politiques?

Les droites sont dans la rue. Samedi, une manifestation « contre le matraquage fiscal », seulement annoncée sur Facebook, est prévue à Paris, à l’appel d’une myriade de collectifs informels (« Tondus », « Abeilles », « Dindons »). Le lendemain, « Stop.a.hollande » appelle à un grand rassemblement contre le « ras-le-bol fiscal » et pour la démission de François Hollande, dans plusieurs villes de France. Sur les forums, militants UMP, FN, anti-mariage pour tous, citoyens de droite, ultralibéraux, se mêlent. Ces collectifs n’ont pour l’instant aucune réalité militante. « Chacun a lancé des initiatives dans son coin. Ce week-end, on ne sait pas trop combien on sera, admet Pascal Blat, photographe nordiste et ex-militant UMP qui a lancé « Stop.a.hollande » il y a un mois seulement. Mais dans les semaines à venir, nous allons être amenés à fusionner pour faire quelque chose ensemble. »

Sur la page Facebook de "Jour de colère", les collectifs s'agrègent.
Sur la page Facebook de « Jour de colère », les collectifs s’agrègent. © Facebook / Jour de colère

Car cette mobilisation est un tour de chauffe avant une grande manifestation à Paris, le 26 janvier, décrété « Jour de colère ». Le mot d’ordre ? La « convergence des luttes » : fiscalité, école, défense de la famille et de la filiation. Derrière ce « Jour de colère », le « Printemps français », la branche radicale issue de la Manif pour tous. Loin d’avoir disparu, le mouvement anti-mariage pour tous s’est musclé depuis un an. Une partie s’est radicalisée et multiplie les actions coup de poing : sur les plages cet été, au défilé du 14-Juillet et à la commémoration du 11-Novembre de François Hollande, à chaque déplacement d’un ministre phare. Aujourd’hui, ce noyau catholique identitaire tente de rebondir en s’appropriant le mouvement de contestation sociale.

Les "Bonnets rouges" de Réseau identités.
Les « Bonnets rouges » de Réseau identités. © bonnets-rouges.org

Le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste des extrêmes droites et chercheur associé à l’Iris, décrit « un système poupée gigogne avec, au départ, le grand mouvement « Manif pour tous » ». Selon lui, « les manifestants ont bien compris que si l’UMP revenait au pouvoir, elle n’abrogerait pas cette loi » et « tentent de rebondir sur autre chose : la situation économique compliquée, les faiblesses de la communication de l’exécutif, le ras-le-bol fiscal ». Le chercheur observe « une circulation de militants passés dans toutes les chapelles » et un « noyau dur de 50 personnes qui se greffe à toutes les révoltes, en passant d’un point d’appui à un autre selon l’actualité » dans une « stratégie de harcèlement du gouvernement »

Il n’y a qu’avec les Bonnets rouges que la greffe n’a pas pris. « La dimension sociale du mouvement breton ne peut être récupérée par le « Printemps français », qui est socialement conservateur », analyse Jean-Yves Camus. Leur leader, le maire divers gauche de Carhaix, a dénoncé cette récupération de l’extrême droite, après avoir vu fleurir plusieurs déclinaisons du mouvement : bonnets coiffés du logo de la Manif pour tous, bonnets d’autres couleurs, un site bonnets-rouges.org lancé par Réseau Identités ou encore Jean-Marie Le Pen lui-même coiffé du fameux bonnet, dans son journal de bord vidéo.

Manifestation contre le mariage pour tous, le 26 mai 2013.
Manifestation contre le mariage pour tous, le 26 mai 2013. © Reuters

Mais pour le reste, le mouvement issu de l’opposition au mariage pour tous prospère en réactivant les réseaux catholiques traditionalistes. « Ces réseaux catholiques ronronnaient dans leur milieu sans trouver de points d’accroche pour en sortir. Après la lutte contre le divorce et contre l’avortement, le créneau de la christianophobie, ils ont trouvé le sujet qui leur permet de faire monter des gens de province à Paris pour manifester », explique Jean-Yves Camus. Chercheur associé au Cevipol à Bruxelles, et proche de l’aile gauche du PS, Gaël Brustier décrit le « réveil » d’une droite qui « se pense menacée dans ses valeurs ».

« Ils ont été frustrés par cinq ans de Sarkozy, car il est évidemment difficile d’être de droite autrement sous un pouvoir de droite. Et aujourd’hui ils se disent “Ça y est, on est enfin en première ligne face à la gauche”, explique le politologue, qui multiplie les entretiens avec ces militants dans le cadre de la préparation d’un livre. Cela aurait pu se déclencher sur autre chose, mais c’était le sujet idéal. Au lieu de diviser la droite comme le pensait la gauche, il a surtout réveillé une droite endormie. »

L’année dernière, la tentative de récupération du mouvement par l’UMP l’avait scindé en deux. D’un côté, la mouvance autour de la médiatique Frigide Barjot ; de l’autre la tendance plus radicale du « Printemps français », fondée par l’ex-para Philippe Darantière (lire notre enquête), la fondatrice du « Collectif pour la famille » Béatrice Bourges, proche de Christine Boutin, l’avocat et ancien leader du GUD (Groupe Union Défense) Frédéric Pichon. Aujourd’hui, une myriade de micro-mouvements coexistent, « sans centre décisionnel unique », souligne Gaël Brustier. Il y a ceux qui ne veulent pas se mêler de politique et ceux qui veulent débarquer les socialistes ».

Ces mouvements multiplient actions coup de poing et happenings depuis plusieurs mois.
Ces mouvements multiplient actions coup de poing et happenings depuis plusieurs mois. © Facebook / Camping pour tous

Derrière ces mouvements, un même «populisme identitaire»

Rebaptisée “L’avenir pour tous”, la mouvance Frigide Barjot, mal en point, a tenté de relancer une manifestation anniversaire du premier rassemblement des anti-mariage, le 17 novembre. Elle a dû se contenter d’un petit meeting dans le XIIIe arrondissement de la capitale. De son côté, la Manif pour tous, désormais présidée par Ludovine de la Rochère, est revenue sur le devant de la scène le 23 novembre avec une manifestation à Nantes. Plus de sweats avec le fameux logo, mais des bonnets roses inspirés des bonnets rouges bretons. Sur leur site, ces « bonnets roses » se définissent comme défenseurs du « mariage homme-femme » et de « la filiation biologique ».

La Manif pour tous à Nantes derrière une banderole « Familles en colère », le 23 novembre 2013.
La Manif pour tous à Nantes derrière une banderole « Familles en colère », le 23 novembre 2013. © Twitter / @LRonssin

Amputé d’une partie de ses membres et miné par les dissensions internes, le « Printemps français » veut quant à lui rebondir avec le site « Jour de colère ».

Sur la page Facebook de "Jour de colère", lancé par le Printemps français.
Sur la page Facebook de « Jour de colère », lancé par le Printemps français. © Facebook / Jour de colère

Autour de lui gravitent plusieurs collectifs qui multiplient les actions coup de poing et dont la filiation saute aux yeux sur les réseaux sociaux (ici , ou encore là). Comme le « Camping pour tous », créé en mars, qui se prolonge aujourd’hui dans un autre collectif : « Hollande-démission ». Derrière ces deux mouvements, un même leader : David Van Hemelryck, polytechnicien de 34 ans, catholique pratiquant, proche de l’UMP et de l’UNI (Union nationale interuniversitaire). Un seul programme pour lui, un référendum sur la destitution du président.

David Van Hemelryck, le 11 novembre 2013.
David Van Hemelryck, le 11 novembre 2013. © dr

Depuis plusieurs mois, il enchaîne les happenings : distribution de 150 sifflets pour huer Hollande lors de la cérémonie du 14-Juillet, tournée des plages en ULM avec une banderole “Hollande démission”, arrestation à bord d’une voiture « anti-Hollande », organisation d’un attroupement lors de la commémoration du 11-Novembre, avec un bonnet rouge.

Ce jour-là, le petit rassemblement est très hétéroclite. On y croise des personnalités du FN, des militants de l’Action Française (maurrassiens), ou du Renouveau français (national-catholique et pétainiste), des profils comme Liane d’Argelier : ancienne responsable du RPF de Christian Vanneste, elle côtoie désormais Philippe Vardon, leader des Identitaires à Nice, dans son collectif « Islamisation basta ! ».

Liane d'Argelier, en haut lors du rassemblement du 11 novembre, en bas avec J-F. Copé, M. Tabarot, F. Barbey en août 2012.
Liane d’Argelier, en haut lors du rassemblement du 11 novembre, en bas avec J-F. Copé, M. Tabarot, F. Barbey en août 2012. © Capture d’écran pixellibre.net.

Mais aussi Anne-Laure Blanc et son collectif « Solidarité pour tous ». Membre du Club de l’Horloge, think tank réunissant des intellectuels de droite et d’extrême droite qui vise à l’union de « toutes les droites », elle est aussi la femme de Jean-Yves Le Gallou. Cet ancien du FN et du MNR, qui a théorisé la préférence nationale au parti lepéniste, aujourd’hui à la tête de la fondation Polémia, est très actif au sein de l’extrême droite identitaire.

À côté de ces collectifs politiques, des mouvements spiritualistes, qui « n’en veulent pas au gouvernement d’être socialiste, mais d’être à l’avant-garde d’un certain libéralisme, d’une société où tout est marchandisé », rappelle Gaël Brustier. C’est le cas des « Veilleurs », ces opposants à la loi Taubira apparus en avril dans la nébuleuse Manif pour tous.

La marche des "Veilleurs", le 31 août 2013, place de la Concorde, à Paris.
La marche des « Veilleurs », le 31 août 2013, place de la Concorde, à Paris. © Reuters

Si le mouvement s’est essoufflé nationalement, il a fait des petits : de nombreuses déclinaisons locales et un autre collectif, les Sentinelles, ces « veilleurs debout » rassemblés devant les ministères.

Les Sentinelles devant le ministère de la justice, le 11 Novembre 2013.
Les Sentinelles devant le ministère de la justice, le 11 Novembre 2013. © Twitter / Sentinelles_fr

Parallèlement, des mouvements se sont créés avec un créneau anti-Femen. Les Homen, opposants masqués et torse nu, mais aussi les Antigones, encore actives aujourd’hui. On y retrouve Mathilde Gibelin, responsable de la communication presse de Polémia, et issue de l’organisation de scoutisme Europe jeunesse, proche du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne).

Les Antigones, mouvement anti-Femen.
Les Antigones, mouvement anti-Femen. © dr

Anne-Laure Blanc, Mathilde Gibelin : ces deux personnages étaient présents parmi les militants qui ont déployé une banderole lors du vote du mariage pour tous, en avril. La présence de ces figures de la mouvance païenne dans ces mouvements catholiques n’est pas anodine. « C’est la jonction entre catholicisme et identité. Ce retour au catholicisme aujourd’hui est un retour identitaire », commente Jean-Yves Camus.

Si ce magma hétéroclite héritier de la Manif pour tous ne s’éteint pas, c’est qu’il s’est décliné dans des comités régionaux, qui prennent des formes très différentes selon les villes : tantôt composé de catholiques, de catholiques traditionalistes, ou même de skinheads néo-nazis, comme à Marseille.

Derrière ces différents mouvements, « politiques » ou « spiritualistes », Gaël Brustier voit une même « idéologie de crise », faite de « peurs du déclin », de « demande d’identité, de sécurité, d’autorité ». Ce « populisme identitaire » n’est pas sans rappeler le Tea party. Mais pour le chercheur, le parti américain est « protestant et anti-État », tandis que le mouvement français est « catholique, croit en l’unité et donc en l’État »« Philosophiquement, cela change tout. »

Intellectuels, médias, écoles d’encadrement: les réseaux réactivés

Ces manifestations ont fait émerger un nouveau réservoir de militants, issus de milieux catholiques traditionalistes, étudiants en droit et engagés à l’UNI, pas encartés au FN même s’ils peuvent en partie voter pour le parti lepéniste. « Un noyau d’activistes a éveillé au militantisme des gens qui ont entre 20 et 35 ans », explique Jean-Yves Camus.

« C’est toute une société catholique qui se retrouve, qui était au sein du MPF de Philippe de Villiers, en partie à l’UDF ou au FN. Beaucoup de jeunes se sont engagés pour des raisons sociologiques. Avec la crise, cette bourgeoisie catholique traditionaliste perd un rang économique, ils défendent un certain mode de vie, le dimanche les parents les ont encouragés à aller manifester », explique-t-il en soulignant l’« entre-soi » de ce milieu où l’on se connaît et se reconnaît.

Pour le chercheur Gaël Brustier, la droite est aujourd’hui « en situation de domination culturelle ». « En un an, ses capacités d’encadrement se sont considérablement développées, estime-t-il. Ces militants sont très connectés sur le Net, certains sont des activistes rodés. »

Des écoles d’action ont encadré tout cela. D’abord l’UNI : née en réaction aux mouvements de mai 1968, cette organisation proche de l’UMP – mais plus à droite – fédère des étudiants et des enseignants et se révèle hyperactive dans l’opposition au gouvernement. « L’UNI possède un encadrement, une imprimerie à eux, ils peuvent sortir 4 000 tracts rapidement, fournir des cadres, explique Gaël Brustier. Ils repèrent des types de droite puis les incitent à créer un comité. »

 

Samuel Lafont, conseiller national UMP et militant de l'UNI, devenu l'une des figures emblématiques de la Manif pour tous.
Samuel Lafont, conseiller national UMP et militant de l’UNI, devenu l’une des figures emblématiques de la Manif pour tous. © dr

Autre école d’encadrement, les maurrassiens de l’Action française, qui agissent en sous-marin mais sont apparus au grand jour lors du rassemblement du 11-Novembre, où trois de ses membres ont été interpellés. Enfin, chez les mouvements spiritualistes, les militants ont été formés dans les associations caritatives et le scoutisme. « Ils sont issus de milieux plutôt favorisés, travaillent dans la communication, dans la logistique, cela leur a servi pour s’organiser », souligne Gaël Brustier.

Pour exister, ces mouvements se sont appuyés sur les réseaux catholiques traditionalistes et se sont entourés d’intellectuels. Le cercle Charles Péguy, fondé à Lyon, a été lancé à Paris en octobre avec un but : « contribuer à la reconstruction d’une droite authentique » et « apporter une formation intellectuelle à tous les esprits libres ». On y retrouve l’ex-UDF Charles Millon (élu en 1998 président de la Région Rhône-Alpes avec les voix du FN), la philosophe Chantal Delsol – engagée contre le mariage pour tous –, les essayistes Gérard Leclerc, qui officie sur France catholique et Radio Notre-Dame, et Jacques de Guillebon qui plaide pour « une droite authentique d’inspiration chrétienne ».

Ces intellectuels sont autant de relais d’opinion. Dans une tribune publiée dans Le Monde, Chantal Delsol affirme que « la gauche a perdu le peuple » et évoque « l’exaspération du peuple de droite, désormais nombreux et persuadé de n’être jamais écouté, pire encore, d’être considéré comme criminel (lepéniste) avant même d’avoir parlé ». Un « sentiment » qui s’est « propagé » lors des « grandes manifestations de 2012 », estime la philosophe, qui met en garde : « À l’injure ne peut répondre que la violence. »

Côté médias, un journal se fait le miroir de leurs mots d’ordre : Valeurs actuelles. Très engagé dans les manifestations contre le mariage pour tous, soutien des Bonnets rouges, l’hebdomadaire enchaîne les unes provocatrices (la liste est ici) :

Les unes de Valeurs actuelles depuis juillet.
Les unes de Valeurs actuelles depuis juillet.

 

Valeurs actuelles du 11 juillet 2013.
Valeurs actuelles du 11 juillet 2013.

Son directeur, Yves de Kerdrel, est arrivé fin 2012 avec l’idée de « faire émerger de nouvelles idées à droite ». Il est accusé de rouler pour Patrick Buisson, ancien patron de Minute et conseiller ultradroitier de Sarkozy. Une partie de ses journalistes vient d’ailleurs de MinuteLe Monde rappelle aussi les connexions de Valeurs actuelles avec des sarkozystes comme Camille Pascal, qui fut la plume de l’ex-président. Gilles-William Goldnadel, secrétaire national de l’UMP et avocat de Patrick Buisson, y est chroniqueur depuis septembre.

Autre vecteur, le magazine Spectacle du Monde, versant intellectuel de Valeurs actuelles, qui fait la jonction entre catholiques traditionalistes et identitaires. « Dans une partie de la presse de droite, il y a un effet d’amplification de ce mouvement », explique Jean-Yves Camus. Mi-novembre, Le Figaro Magazine consacre sa une à « la grande jacquerie ».

Couvertures du Figaro Magazine, cet automne.
Couvertures du Figaro Magazine, cet automne. © dr

D’autres médias de la réacosphère jouent un rôle de réseaux non négligeable, comme les sites Nouvelles de France – dirigé par Guillaume de Thieulloy, l’assistant parlementaire du vice-président de l’UMP Jean-Claude Gaudin –, ou Salon Beige.

Quels débouchés politiques?

Mais quelle traduction politique pour cette nébuleuse ? Historien des droites au CRAPE, Gilles Richard explique qu’il ne faut pas sous-estimer « les liens personnels qui ont été tissés pendant les manifestations » : « Ils sont importants, cela a rapproché tous ces gens qui se connaissaient de loin. » Mais pour l’universitaire, « le problème reste le débouché politique ».

Jean-Yves Camus « ne voi(t) pas le débouché pratique de tout cela » non plus. « Il y aura des conseillers municipaux Manif pour tous – par exemple à Versailles, Rambouillet, Strasbourg –, mais pas d’influence sur le pouvoir décisionnel. » Pour le politologue, « l’agenda politique de toutes ces mouvances est différent, cette stratégie de harcèlement du gouvernement ne fait pas gagner les élections »« Ils restent donc une minorité d’activistes, rien de nouveau », explique le chercheur en citant les manifestations régulières des intégristes contre l’avortement devant des cliniques, comme devant l’hôpital Tenon (les images ici).

Si ces mouvements échouent à se constituer en force politique, sont-ils exploitables par les partis de droite et d’extrême droite ? Certaines formations tentent de surfer sur cette vague pour se renouveler. À l’UMP, Hervé Mariton puis Marc Le Fur font figure de poissons-pilotes.

Le député UMP des Côtes-d'Armor Marc Le Fur, très engagé contre le mariage pour tous, a aussi manifesté avec les Bonnets rouges.
Le député UMP des Côtes-d’Armor Marc Le Fur, très engagé contre le mariage pour tous, a aussi manifesté avec les Bonnets rouges. © Capture d’écran iTélé

Plus à droite, Christine Boutin a tenté de récupérer le réservoir “Manif pour tous”. En juillet, elle avait annoncé en fanfare des listes pour les européennes « dans toutes les circonscriptions », entourée de Béatrice Bourges, du secrétaire général du MPF Patrick Louis, et de l’ancien vice-président du Front national Jean-Claude Martinez. Le 12 novembre, elle est apparue à ses côtés, voilée, sur une chaîne iranienne, pour fustiger François Hollande et le mariage pour tous (voir la vidéo).

Jean-Claude Martinez et Christine Boutin sur une chaîne iranienne.
Jean-Claude Martinez et Christine Boutin sur une chaîne iranienne. © Capture d’écran

À l’extrême droite, l’ex-FN Jacques Bompard, député et maire d’Orange, s’empare du créneau de la « christianophobie ». Le 26 novembre, il a interpellé Manuel Valls dans une question écrite sur les « nombreux cimetières et lieux de culte chrétiens » qui seraient « pris pour cible par des groupes extrémistes ».

Au FN, Marion Maréchal-Le Pen, encouragée par Jean-Marie Le Pen, soigne la frange catholique et se voit en porte-parole de cette génération qui lui ressemble, d’après son staff. La députée frontiste s’exprime dans Présent, quotidien d’extrême droite catholique traditionaliste, a été de nombreuses manifs contre le mariage pour tous et a été ovationnée au pélerinage catholique de Chartres, en mai.

Marion-Maréchal Le Pen au pélerinage de Chartres, en mai 2013.
Marion-Maréchal Le Pen au pélerinage de Chartres, en mai 2013. © dr

Car après s’être lancé dans la conquête du Nord, de l’Est et du Sud-est, le FN table sur une progression dans l’Ouest catholique, où il possède son plus grand réservoir de voix. Marine Le Pen mise sur l’intellectuel Aymeric Chauprade, qui bénéficie de solides relations dans les milieux militaires mobilisés dans le « Printemps français », pour capter les manifestants. Le géopoliticien fait le tour des médias pour distiller ses théories sur la « menace » du multiculturalisme, l’extension des « droits des minorités sexuelles » et la nécessité de créer une « plate-forme de partis populistes ». Le Pen vient d’en faire son conseiller sur les questions internationales et sa tête de liste en Ile-de-France pour les européennes.

 

Aymeric Chauprade, devenu le conseiller de Marine Le Pen pour les questions internationales.
Aymeric Chauprade, devenu le conseiller de Marine Le Pen pour les questions internationales. © Capture d’écran de Radio Courtoisie.

« Cette nouvelle génération de militants de droite, présente à l’UDI, à l’UMP, au FN, doit être prise avec précaution, tempère Jean-Yves Camus. C’est un réservoir de militants en jachère pour une UMP refondée, avec un seul chef et une ligne “Droite forte”. Cela dépend donc de l’évolution de l’UMP, qui pour l’instant ne se droitise que par de petites phrases mais pas par des mesures concrètes, estime le chercheur, qui note qu’il n’y a pas de « véritable passage à l’immigration zéro, ni à la préférence nationale », propositions phares de l’extrême droite.

« Récupération électorale, oui, récupération militante, non », répond Gilles Richard en rappelant le « désaveu très fort des partis politiques ». « La seule formation qui pourrait profiter de tout cela, c’est le FN, car l’UMP est dans une crise trop profonde, elle est très écartelée » (lire à ce sujet notre entretien). « À court terme, pas grand-monde ne peut tirer parti de ce réservoir de militants, estime aussi Gaël Brustier. Le chercheur pense en revanche qu’« à moyen terme, certaines zones peuvent basculer », notamment « l’Ouest catholique et ses 13 départements ».

Dans plusieurs villes, cette frange s’organise pour être élue, parfois sur des listes différentes. À Versailles, les discussions avancent quotidiennement. Deux fondateurs du Printemps français tentent de se faire élire : Béatrice Bourges et Frédéric Pichon. La première pourrait se présenter sur une liste indépendante, le second sur une liste Rassemblement bleu marine.

La boîte noire :Gaël Brustier est politologue et chercheur associé au Cevipol à Bruxelles. Il est proche de l’aile gauche du PS. Il a publié Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011) et La guerre culturelle aura bien lieu (Mille et une nuits, 2013), un ouvrage sur la déliquescence intellectuelle et politique de la gauche face à la droitisation de la société et ce qu’il nomme l’« idéologie de la crise ».

Jean-Yves Camus est politologue spécialiste des extrêmes droites, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

Gilles Richard est historien spécialiste des droites, professeur à Sciences-Po Rennes, membre du CRAPE (Centre de recherche sur l’action politique en Europe, UMR-CNRS). Il vient de publier la première Histoire de l’UDF : 1978-2007 (Presses universitaires de Rennes), et prépare une Histoire des droites en France, de l’Affaire Dreyfus à nous jours (Éditions Perrin, 2014).

Ajout, samedi 20h: Après la parution de l’article, Pascal Blat, du mouvement « Stop à Hollande », cité dans l’article, nous a fait parvenir un message, à lire sous l’onglet « Prolonger ».

350 milliards d’avoirs français sont dans les paradis fiscaux

 

Mediapart.fr

25 novembre 2013 | Par Dan Israel

 

Dans un petit livre percutant, l’économiste Gabriel Zucman dresse l’état des lieux glaçant de la domination des paradis fiscaux sur l’économie mondiale. Et donne les pistes pour faire cesser ce scandale.

D’abord dresser froidement une carte, la plus juste possible. Proposer, ensuite, une feuille de route exigeante, pour bousculer les choses. Et en finir une fois pour toutes avec les paradis fiscaux. Ces objectifs, Gabriel Zucman les remplit haut la main dans son livre, La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées). L’économiste, âgé de seulement 27 ans, passé par l’école d’économie de Paris sous la houlette de Thomas Piketty, aujourd’hui professeur à la prestigieuse London School of Economics et chercheur à l’université de Berkeley (Californie), est en train de s’imposer comme l’une des références dans l’étude des paradis fiscaux et de leurs conséquences néfastes pour l’économie mondiale.

Gabriel ZucmanGabriel Zucman

Malgré toutes les annonces de réforme, toutes les promesses de transparence et de coopération, qui battent leur plein depuis quelques années (nous les détaillions ici), l’analyse de Gabriel Zucman est sans pitié : « Il n’y a jamais eu autant d’argent qu’en 2013 dans les paradis fiscaux, explique-t-il à Mediapart. Selon mes calculs, 8 % du patrimoine financier mondial des ménages y est logé, et échappe à tout impôt. Soit une fortune de 5 800 milliards d’euros, dont 350 milliards appartenant à des Français. C’est 25 % de plus qu’en avril 2009, quand le G20 de Londres avait annoncé la “fin du secret bancaire”. »

Sur la même période, le montant des fortunes gérées par la Suisse a augmenté de 14 %. Bref, « le nombre des super-riches explose et les paradis fiscaux se portent bien », explique l’économiste. Mais « peut-être se porteraient-ils encore mieux si rien n’avait été fait depuis 2009, il faut le garder en tête », reconnaît-il.

Le livre est un prolongement des premiers travaux de Zucman, qui datent de 2011. Selon lui, la fraude permise par le secret bancaire représente 130 milliards d’euros de perte d’impôts au niveau mondial, dont 17 milliards rien que pour la France. À court terme, il estime que l’Hexagone pourrait récupérer 10 milliards d’euros par an s’il luttait de façon efficace contre la fraude. Et sans l’évasion fiscale, la dette publique française ne s’élèverait pas à 95 % du PIB, mais à 70 %.

Ces chiffres, Zucman les a calculés lui-même, et c’est la principale originalité de ses travaux (toutes les données sont publiées sur son site). « Il existe peu de données incontestables que l’on peut exploiter sur ces sujets, et j’ai essayé de les traiter toutes », indique-t-il. Chiffres du FMI, balances des paiements nationales, bilans des banques, mais aussi statistiques trimestrielles émises par la Banque nationale suisse. Particulièrement précises, ces dernières n’avaient pourtant jamais été exploitées en ce sens. Son étude permet au jeune économiste d’éclairer un phénomène connu depuis longtemps, qui voit le total des actifs déclarés par tous les pays être largement inférieur au passif déclaré. Un trou de 4 800 milliards d’euros qu’il attribue à la place des paradis fiscaux dans les flux financiers.

Illustration, largement répétée par l’auteur au gré de sa (substantielle) tournée médiatique : si un Français possède une action Google via un compte non déclaré en Suisse, les États-Unis enregistrent à leur passif cette action, qui a été vendue hors de leur territoire. Mais la Suisse n’enregistrera aucun actif, car elle sait que le détenteur de l’action est français. La France ne le fera pas non plus, car elle ne connaît pas l’existence de cette action. D’où une incohérence comptable.

Le livre insiste fortement sur la place incontournable du trio Suisse – îles Vierges britanniques – Luxembourg dans l’organisation de l’évasion fiscale mondiale. Tout en haut de la pyramide, la Confédération helvétique, qui gère 1 800 milliards d’euros de fortunes étrangères, dont 1 000 milliards de fonds appartenant à des Européens. « C’est l’équivalent de 6 % du patrimoine financier des ménages de l’Union européenne, son plus haut niveau historique », souligne Gabriel Zucman. L’argent est déposé directement en Suisse ou dans les filiales de ses banques nationales à Hong Kong, Singapour, Jersey ou autres.

L’argent est ensuite investi aux deux tiers dans des fonds de placement, dont beaucoup sont hébergés au Luxembourg : au total, un tiers des fortunes gérées en Suisse sont investies dans des fonds d’investissements luxembourgeois (non taxés par le Grand-Duché). Un état de fait reconnu tout récemment par l’OCDE, qui a désigné pour la première fois le Luxembourg comme un paradis fiscal. Et afin de le rendre intraçable par les fiscs nationaux, les banquiers prennent soin, avant d’investir cet argent, de dresser un ou plusieurs paravents, en le confiant virtuellement à des sociétés écrans, basées aux îles Vierges (ou à Panama), et censées en être les propriétaires. Aujourd’hui, plus de 60 % des comptes en Suisse sont détenus par l’intermédiaire de sociétés écrans sises au Panama, de trusts enregistrés aux îles Vierges britanniques, de fondations domiciliées au Liechtenstein, etc.

Le Luxembourg, accusé principal

Le Luxembourg, qualifié de « gouffre », est largement accusé dans le livre. À un point sans doute jamais atteint dans un texte revendiquant une rigueur toute scientifique. L’économiste raconte comment le secteur financier, bâti sur le secret bancaire et représentant 40 % du PIB, a pris le pouvoir dans ce tout petit État de 500 000 habitants. Il estime qu’aucun pays n’est allé aussi loin dans « la commercialisation de sa souveraineté », en laissant les entreprises choisir les taxes et les règles auxquelles elles sont soumises. Et l’économiste va jusqu’à évoquer une exclusion du Luxembourg de l’Union européenne : « Rien dans les traités, dans l’esprit  de la construction européenne ou dans la raison démocratique ne justifie qu’une plate-forme hors sol pour l’industrie financière mondiale ait une voix égale à celle des autres pays », écrit-il.

Le constat de la fraude mondiale, rarement dressé aussi méthodiquement, permet de considérer d’un autre œil les fanfaronnades des gouvernements et des institutions internationales quant à leur lutte contre la fraude. Certes, Bercy peut se féliciter des 4 300 dossiers déposés depuis fin juin par des contribuables souhaitant régulariser des avoirs non déclarés. Mais selon les estimations, on compte au moins 80 000 comptes de Français non déclarés en Suisse ! La plupart sont protégés par des sociétés écrans, et resteront indétectables un bon moment, car une entreprise basée aux îles Vierges n’est pas assimilée à un particulier fraudant le fisc…

« La lutte commence tout juste. Des progrès importants ont été faits, je ne le nie pas, mais l’écart entre les proclamations d’une part et les actes et les chiffres d’autre part, est assez considérable, constate Gabriel Zucman. Les gouvernants et les technocrates qui réfléchissent à ces questions sous-estiment la progression de l’opacité financière. Ils pensent qu’avec des traités d’échange d’informations, à la demande ou automatiques, on va résoudre le problème du jour au lendemain, ce qui est très loin d’être le cas. »
Création d’un cadastre mondial des titres financiers

La feuille de route de l’économiste pour corriger les choses de façon durable est pour le moins ambitieuse. Il propose d’établir « d’urgence » un « registre mondial des titres de propriété financiers en circulation actions, obligations, dérivés, pour savoir qui possède quoi et où ». Des registres de ce type existent déjà dans des entreprises privées comme Clearstream et Euroclear, mais Zucman propose de les unifier et d’en transférer la gestion au FMI. Pour lui, il s’agit de créer un « cadastre financier mondial », à l’image du cadastre immobilier créé par l’État en France en 1791 pour taxer efficacement les propriétés foncières. « L’enjeu, qui n’est pas surhumain, c’est de fusionner des renseignements qui existent et d’en transférer la gestion à une puissance publique », résume l’expert.

Mais créer ce cadastre ne suffirait pas, puisqu’il révèlerait dans bien des cas qu’un produit financier est détenu par une société écran. Zucman propose donc, en parallèle, d’instaurer « un impôt global sur le capital », prélevé à la source par le FMI et levé sur la base du cadastre mondial, tous les ans, « à hauteur de 2 % de la valeur de chaque titre financier ». Pour récupérer l’argent versé automatiquement, le propriétaire de l’action n’aurait pas d’autre choix que de se déclarer à son administration fiscale.

Ce principe de l’impôt par anticipation est déjà appliqué… en Suisse. « Depuis 1945, la Suisse taxe à la source, à hauteur de 35 %, les intérêts et les dividendes de tous les produits financiers sur son territoire, charge aux détenteurs de ces produits de se déclarer pour vérifier s’ils ne devraient pas être taxés à ce niveau ! », rappelle Zucman. Alors, utopie ? Voilà un terme qu’il n’apprécie guère… « Mon projet est tout sauf utopique. Je n’ai pas écrit un livre pour présenter de belles utopies. Je m’intéresse aux questions concrètes, et à la façon de rendre les choses opérationnelles. Le cadastre financier mondial pourrait voir le jour à relativement brève échéance. Il existe déjà, mais de façon dispersée. Et la taxe par anticipation est tout à fait faisable techniquement. »

Il faut donner acte à Gabriel Zucman de cette volonté de s’inscrire dans le réel. Même si sa fougue pourrait lui faire négliger quelques contraintes existant bel et bien. Ainsi, aucun texte ne prévoit qu’un État membre de l’Union européenne puisse en être exclu, comme il le suggère en dernier recours pour le Luxembourg.

Surtout, la réalité des règles européennes pourrait être interprétée comme allant à l’encontre de sa dernière préconisation. Pour contraindre les grands paradis fiscaux à coopérer, il propose d’instaurer des sanctions douanières à leur encontre, équivalentes à ce que coûte leur secret bancaire aux autres pays. Ainsi, la Suisse prive la France, l’Allemagne et l’Italie de 15 milliards d’euros de recettes fiscales chaque année. Une perte qui pourrait être compensée par des droits de douane de 30 % sur les exportations suisses. De même, il souhaite que les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France forment une « coalition » et menacent d’appliquer une taxe de 50 % sur les exportations de Hong Kong. Ce qui ferait céder ce territoire opaque, sans même avoir besoin de mettre en place les sanctions douanières, espère l’auteur, guère favorable au protectionnisme sur le principe.

Problème : le tarif douanier européen doit être appliqué de manière uniforme à toutes les frontières extérieures de l’Union, rappelle-t-on chez Algirdas Šemeta, le commissaire européen à la fiscalité. L’unanimité des 28 pays membres est nécessaire. Un pays membre ne peut donc pas décider d’appliquer unilatéralement un droit de douane dissuasif envers un pays tiers, fait-on valoir à la Commission. Et surtout pas contre la Suisse, qui a conclu un accord de libre-échange avec l’Union européenne. Ce à quoi Zucman rétorque qu’il est possible de mettre en place des tarifs compensatoires, « c’est-à-dire des tarifs compensant la subvention implicite dont bénéficient les banques off-shore grâce au secret bancaire ».

Aujourd’hui, les textes prévoient que pour enclencher un tel processus, il faudrait une plainte de l’industrie bancaire européenne qui s’estimerait victime de dumping, puis une enquête de la Commission, qui trancherait ensuite. « Ce que je propose, précise l’économiste, c’est que les États allemands, français et italiens enclenchent eux-mêmes la procédure en portant plainte, car après tout ce sont eux, plus que les banques, qui sont volés. Ensuite de deux choses l’une : soit la Commission juge la requête recevable, et dans ce cas-là les droits de douane entrent en vigueur (au niveau de toute l’UE) ; soit elle juge la demande franco-italiano-allemande irrecevable, mais alors il faudra qu’elle explique pourquoi… Et avec un peu de chance la Suisse aura cédé avant sous la menace. »

Les débats théoriques sont ouverts. On peut espérer que les discussions pratiques suivront très vite.