Algérie: Bouteflika réélu, c’est «la victoire des affairistes et de l’informel»
Mediapart.fr
Abdelaziz Bouteflika a remporté l’élection présidentielle avec 81,53 % des suffrages, contre 12,18 % pour son rival, l’ancien premier ministre Ali Benflis. Comment envisager désormais l’équilibre du pouvoir en Algérie ? Et que penser de l’absence des forces islamistes ? Entretien avec le politologue Ahmed Rouadjia, enseignant chercheur à l’université de M’sila.
De notre envoyé spécial en Algérie. Abdelaziz Bouteflika a remporté l’élection présidentielle du 17 avril avec 81,53 % des suffrages, contre 12,18 % pour son rival, l’ancien premier ministre Ali Benflis, ont annoncé les autorités algériennes dans une conférence de presse organisée vendredi 18 avril à Alger. Le taux de participation annoncé était de 51,70 %.
Au lendemain de cette parodie de scrutin, où il suffisait de se rendre dans un bureau de vote pour constater des effractions tout au long du processus de vote (lire ici notre article), Alger donnait l’impression de connaître un vendredi (le premier jour du week-end) comme les autres, malgré les quelques coups de Klaxon et un dispositif sécuritaire renforcé. Fort de ce calme retrouvé après une campagne tendue, le pouvoir algérien s’est même octroyé le luxe d’annoncer le rachat de 51 % des parts de l’opérateur téléphonique Djezzy, après plusieurs années de négociations. Un rachat qui coûtera 2,643 milliards de dollars aux contribuables algériens.
Non sans humour, le journal en ligne Tout sur l’Algérie intitulait ce vendredi son éditorial : « L’Algérie comme sur des roulettes », en référence au président algérien, qui s’est présenté en fauteuil roulant pour aller voter le 17 avril. Comment expliquer le succès d’un homme et d’une famille, qui parviennent une nouvelle fois à s’imposer à la tête de l’État algérien, pour le quatrième mandat consécutif ? Comment envisager désormais l’équilibre du pouvoir en Algérie ? Et que penser de l’absence des forces islamistes durant toute la campagne ? Entretien à chaud avec le politologue Ahmed Rouadjia, enseignant chercheur à l’université de M’sila, et directeur du laboratoire d’études historiques, sociologiques et des changements sociaux et économiques.
Mediapart : Comment analysez-vous cette nouvelle victoire d’Abdelaziz Bouteflika ?
Ahmed ROUADJIA : Cette élection est la conséquence logique de la consolidation et du triomphe du clan de Bouteflika, au détriment de tous les autres. Ce triomphe, le clan du président à la chaise roulante le doit au soutien discret, mais efficace, que lui ont toujours apporté certaines puissances étrangères, les États-Unis, la France, l’Espagne, le dotant ainsi d’une légitimé à l’international. Mais aussi la caste locale des affairistes, des corrompus et de l’informel, qui ont tous intérêt à ce que l’État algérien demeure faible pour qu’ils puissent, eux, faire appliquer les lois du pays selon leurs propres intérêts. Un État faible, une justice bananière et servile envers l’exécutif, une monnaie de singe – le dinar –, dévaluée et inconvertible, voilà qui arrange tout à fait ces groupes d’intérêts.
À défaut d’être objectif, essayons d’être au moins impartial : Bouteflika n’a pas inventé la corruption en Algérie ; il l’a seulement encouragée de manière implicite et concrètement consolidée, et c’est déjà assez. Il ne s’est pas entouré seulement d’hommes médiocres, mais aussi de personnages corrompus pour qui l’intérêt de la nation algérienne, et de l’État, est le cadet de leurs soucis : Chakib Khalil, l’ex-ministre de l’énergie et des mines, congédié sous la pression interne, notamment des services secrets de l’armée (DRS), à la suite du scandale de Sonatrach (société nationale de pétrole) où ils ont découvert que plusieurs milliards d’euros avaient été détournés par le biais des contrats de gaz, de commissions occultes, et de surfacturation, etc.
Cette enquête a mis en cause également d’autres hauts responsables cooptés et choyés par Bouteflika, comme le ministre des travaux publics, Ammar Ghoul, d’obédience islamiste (MSP), que la justice soupçonne d’avoir détourné plusieurs millions d’euros grâce au chantier de l’autoroute est-ouest. Malgré une enquête bien ficelée du DRS, les personnes mises en cause n’ont pas été entendues par la justice : Chakib Khalil a quitté l’Algérie non pas en catimini, mais la tête haute, pour regagner les États-Unis. Quant à Ghoul, il a conservé son poste. Seuls les seconds couteaux ont été condamnés pour l’heure : Mohammed Méziane, P-DG de la Sonatrach, l’un de ses fils, et le secrétaire général du ministère des travaux publics.
Comment qualifier ce scrutin ?
Ce scrutin comporte sans nul doute une foule d’irrégularités, mais aussi une part de vérité sociologique en faveur du président malade : cette part de vérité, c’est la peur du vide, la crainte du retour à la décennie noire, le besoin de sécurité « paternelle » qui a poussé quantité de petites gens à donner leur voix à celui-ci. La seconde vérité, d’ordre politique celle-là, réside dans le fait que le clan qui a appuyé la candidature de cet homme, gravement atteint dans ses facultés, a utilisé tous les moyens matériels et symboliques dont dispose l’État : publicité et propagande grâce aux grands médias, comme la télévision, la logistique administrative, la promesse de récompenses, et l’intimidation directe ou indirecte exercée à l’endroit des électeurs qui seraient tentés de voter en faveur de l’un des adversaires du président sortant.
Comment imaginez-vous la nouvelle répartition des pouvoirs au cours du quatrième mandat ?
Elle sera déterminée, pour partie, par les rapports de force engendrés par la victoire du président Bouteflika sur son rival principal, Ali Benflis, qui a toujours ses appuis au sein du FLN, et pour partie en fonction de « l’équilibre régional » qui a toujours été, depuis l’indépendance, pris en compte comme un des critères principaux de répartition des pouvoirs entre les différents clans censés représenter leurs wilayas respectives.
«Même dissous, le FIS demeure un acteur important»
Comment expliquez-vous la dynamique Benflis, qui a mené une campagne efficace après dix années de silence, jusqu’à réunir des meetings de 5 000 personnes, là où le FLN-RND ne faisait pas salle comble ?
La dynamique Benflis n’est pas sortie ex nihilo. Elle est le résultat d’un travail de sensibilisation, conduit de longue haleine auprès de la population par l’intermédiaire de ses partisans qui disposent d’appuis et de relais dans les 48 wilayas du pays. C’est cette dynamique de Benflis qui a poussé Bouteflika à prendre à témoin ses hôtes (le ministre espagnol des affaires étrangères, Lakdar Brahimi…) pour dire tout le mal qu’il pense de son concurrent ! Ali Benflis n’a certainement pas tort lorsqu’il dénonce au soir de ce scrutin, depuis son quartier général, « une opération de fraude à grande échelle ». Notons que le taux de participation aurait été, selon le ministère de l’intérieur, de 51,70 %, bien inférieur au taux enregistré en 2009, et qui était de 74,11 %. C’est à peu près le seul que l’on peut conserver en tête, les autres sont fantaisistes.
Les mouvements islamistes ont été pratiquement absents des débats. Le MSP et Ennahda ont choisi d’intégrer le front du boycott. Comment expliquez-vous cette stratégie ?
Ces deux mouvements, en particulier le MSP, à l’origine issu des Frères musulmans, ont fait partie de « l’alliance présidentielle » jusqu’à mi-mandat. Son ancien dirigeant, Abu Jarra Soltani, s’était vu octroyer le poste de ministre d’État jusqu’à son retrait du gouvernement en 2011. Leur discrétion au cours de la campagne électorale s’explique par le fait que ces deux partis se sont disqualifiés aux yeux d’une bonne partie de leurs sympathisants traditionnels, en raison de leurs accointances avec le pouvoir en place et de leur implication dans les affaires de corruption.
Leurs divisions internes ont abouti à leur éclatement, lequel a donné lieu à la naissance des factions. Cela ne favorise pas le débat d’idées, ni l’éclosion d’un véritable projet politique en leur sein. En boycottant les élections, ces deux partis entendaient dissimuler aux regards du peuple l’indigence de leur programme politique et économique, programme qui ne leur permet pas, dans le cas d’une compétition électorale, de recueillir le nombre de suffrages requis pour leur permettre de compter dans l’arène politique.
Ces partis islamistes n’ont aujourd’hui qu’une audience populaire limitée, et n’ont absolument pas le vent en poupe comme naguère le Front islamique du salut (FIS). Ses partisans éprouvent d’ailleurs une forte répulsion envers le MSP et Ennahda, qu’ils qualifient de « suppôt » du pouvoir.
L’arrestation d’Ali Belhadj (l’ancien chef du FIS) devant le siège du conseil constitutionnel lors du dépôt des candidatures en mars a été symbolique de cette absence. Que reste-t-il aujourd’hui de l’influence du Front islamique du salut (FIS) en Algérie ?
Ali Belhadj n’en est pas à sa première arrestation par les services de sécurité. Chaque fois que le pays traverse une période critique, et que le régime se met à sévir contre les manifestations populaires, Ali Belhadj sort aussitôt de son silence pour dénoncer avec vigueur les errements du régime en place. Lui et ses partisans n’ont jamais été absents de la scène politique, et c’est seulement le verrouillage des grands médias publics et le « black-out » dont ils sont l’objet qui donnent l’impression qu’ils ont disparu.
En vérité, le FIS, même dissous, demeure une réalité politique avec laquelle le régime devrait compter à l’avenir. L’appel du pied fait en leur direction par le candidat Benflis témoigne de leur poids dans la société algérienne, de leur enracinement au sein des couches déshéritées. Ali Belhadj bénéficie d’une grande popularité non seulement auprès des salafistes purs et durs, mais aussi parmi les personnes qui ne partagent pas ses convictions extrémistes. Ceci en raison de ses prises de position constantes, invariables, à l’égard du régime, prises de position qui le font passer pour « un homme de principes », courageux et « incorromptible ». Ce sera à n’en pas douter un acteur des années à venir.