Les grandes manœuvres de l’affaire Bettencourt
Mediapart
Le traitement de l’affaire Bettencourt par la justice suit décidément un cours chaotique. On se souvient des circonstances rocambolesques dans lesquelles cette affaire d’État avait été retirée au tribunal de Nanterre pour être confiée à celui de Bordeaux, censé être plus à l’abri de possibles pressions.
Or depuis le premier jour, la hiérarchie judiciaire bordelaise a accumulé les décisions contestables et les faux pas, donnant l’impression de n’avancer que sous la contrainte, et de vouloir mettre l’affaire sous l’étouffoir. D’emblée, le chef de la section économique et financière du parquet, jugé trop à gauche car syndiqué, avait été écarté du dossier Bettencourt par le procureur Claude Laplaud (lire notre enquête ici).
De même, la délivrance d’un réquisitoire supplétif pour étendre la période où des abus de faiblesse avaient pu être commis au préjudice de la milliardaire a donné lieu à des circonlocutions et des résistances de la part du parquet. Les relations avec les juges d’instruction ont très vite été empreintes de méfiance réciproque, et sont devenues très tendues.
La mise en examen d’Eric Woerth, puis celle de Nicolas Sarkozy un peu plus tard, ont donné lieu à une série de ratés étonnants dans la communication du parquet, alimentant des soupçons de partialité (lire notre article ici).
Encore plus surprenant, le procureur de Bordeaux en personne rendait public le 10 mai un long communiqué pour annoncer des réquisitions de non-lieu en faveur d’Eric Woerth et Patrice de Maistre, cela alors que l’instruction de ce volet est toujours en cours (lire notre article ici). Les trois juges d’instruction indépendants chargés du dossier, déjà injuriés peu de temps auparavant par Henri Guaino et 105 de ses collègues députés UMP (lire ici), n’ont pas apprécié cette mauvaise manière du parquet, et l’ont fait savoir.
« Le communiqué du parquet fragilise encore un peu plus nos collègues en affaiblissant publiquement leur dossier », explique un magistrat bordelais à Mediapart.
Ce mercredi matin, la section bordelaise du Syndicat de la magistrature (SM, gauche) annonce un nouvel épisode par communiqué : elle « s’inquiète de la suite du traitement de cette affaire par le procureur de la République, ayant appris que le magistrat du parquet de Bordeaux chargé de régler le volet abus de faiblesse de cette affaire s’est vu spécialement attribuer un bureau dans les locaux de la cour d’appel, à proximité du procureur général ».
Ce magistrat, Gérard Aldigé, dispose pourtant d’un beau bureau au tribunal de grande instance, où il est en poste. Il est pour le moins curieux qu’il occupe un autre bureau au parquet général de la cour d’appel, distant d’une centaine de mètres. Un choix d’autant plus surprenant que le procureur général de la cour d’appel, André Ride, nommé à ce poste peu de temps avant l’élection présidentielle, est réputé proche de l’UMP (lire notre article ici).
André Ride a notamment été inspecteur général des services judiciaires auprès de Rachida Dati, place Vendôme (2007-2008), où il s’est fait beaucoup d’ennemis dans la magistrature. Dans le passé, il a également été en poste au cabinet de trois ministres de la défense (Yvon Bourges, Joël Le Theule et Robert Galley, de 1977 à 1981), procureur à Auxerre pendant l’affaire des disparues de l’Yonne, et procureur à Toulon pendant l’affaire Yann Piat.
Surtout, André Ride a été le conseiller justice d’Alain Juppé à Matignon pendant quelques semaines (en 1995), où il a nécessairement côtoyé un conseiller parlementaire du premier ministre… nommé Eric Woerth. Un possible conflit d’intérêts, qui devrait amener l’actuel procureur général de Bordeaux à rester éloigné du cas Woerth, ne serait-ce que par précaution.
Soupçonné par la gauche d’avoir été nommé à Bordeaux pour sauver Eric Woerth et Nicolas Sarkozy d’un renvoi en correctionnelle, le procureur général est en tout cas très impliqué dans le suivi de l’affaire Bettencourt. Il a ainsi fait savoir à la Chancellerie que des réquisitions de non-lieu étaient envisagées pour Nicolas Sarkozy, ce qu’a ensuite démenti le procureur de Bordeaux Claude Laplaud (lire ici). Une fuite pour le moins étrange.
Ce mercredi après-midi, selon des informations du Monde, on apprenait qu’André Ride est allé plus loin : il a refusé un projet de réquisitoire de 70 pages rédigé par une magistrate du parquet en poste à la JIRS de Bordeaux, Géraldine Bouzard, et qui concluait au renvoi en correctionnelle d’Eric Woerth et de Patrice de Maistre dans le volet « trafic d’influence » du dossier. D’où le fameux réquisitoire aux fins de non-lieu finalement rédigé par le procureur Laplaud en personne, sa subordonnée refusant de revoir sa copie.
André Ride se défend
Le procureur Laplaud doit être promu sous d’autre cieux le 1er juillet (lire notre article ici). La doctrine de Christiane Taubira excluant toute instruction dans les affaires individuelles, il semble bien que le procureur général André Ride ait toute latitude pour rester à la manœuvre. Une audience prévue le 6 juin prochain devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel, au cours de laquelle Nicolas Sarkozy et plusieurs personnalités demanderont l’annulation de leur mise en examen, permettra d’apprécier la position du parquet général.
Reste qu’en dernier ressort, si les mises en examen sont confirmées par la chambre de l’instruction, ce sont les trois juges d’instruction qui décideront qui ils renvoient en correctionnelle.
Sollicité ce mercredi par Mediapart, André Ride se défend d’avoir effectué la moindre intervention politique dans ce dossier. « Il existe une façon polémique de présenter le cheminement de cette procédure, certains le font pour des raisons qui leur appartiennent, répond le procureur général. Mais les relations entre le parquet et le parquet général sont tout à fait normales. C’est une affaire sensible, on discute, et il arrive que l’on retoque un certain nombre de dossiers. »
Dans le cas d’Éric Woerth et de Patrice de Maistre, « le substitut a fait un projet de réquisitoire, qu’il a soumis à son procureur. Le procureur est venu en discuter avec l’avocat général et avec moi-même. Nous ne sommes pas tombés d’accord, cela n’a rien d’extraordinaire », explique le procureur général.
André Ride confirme que le projet du procureur tendait au renvoi en correctionnelle d’Éric Woerth, et que lui-même a fait une analyse contraire. « M. Laplaud a pris acte de mes arguments, il a signé le réquisitoire, cela n’a rien d’extraordinaire », assure André Ride. « Je veux dire que pendant l’instruction, le parquet a toujours soutenu les juges d’instruction devant la chambre de l’instruction, et que les pourvois ont été faits dans l’intérêt du dossier. Aujourd’hui, nous sommes dans une autre phase, celle de l’examen des charges. »
Quant à son passage à Matignon en 1995, qui n’a duré que quelques semaines, André Ride assure qu’il n’a « aucun souvenir d’y avoir rencontré Éric Woerth. J’avais même oublié tout cela ». Lui suggère-t-on qu’il a été nommé à Bordeaux pour protéger Nicolas Sarkozy et Éric Woerth ? « Le malheureux candidat pressenti avant moi pour occuper ce poste a été retoqué par le CSM », répond André Ride. « Si le CSM avait estimé que j’étais en service commandé, il ne m’aurait pas donné sa bénédiction »….
Lire ici le communiqué du Syndicat de la magistrature
La boîte noire :Sollicité mercredi par Mediapart, le procureur de Bordeaux, Claude Laplaud, n’a pas donné suite.
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