Depuis quelques mois, la grogne et même l’exaspération prennent de l’ampleur dans les rangs des élus socialistes. Il n’y a pas encore de ténor, à la manière d’un Marceau Pivert en 1937, qui menace de claquer la porte mais une interpellation se fait de plus en plus forte : pour conjurer la catastrophe qui vient, il faut un sursaut.
Dans les périodes les plus tumultueuses de son histoire, quand elle n’a pas assumé ses responsabilités ou, pis que cela, quand elle a trahi ses engagements, la gauche a, envers et contre tout, toujours vu dans ses rangs des hommes se dresser et sauver son honneur. Des militants courageux qui ont su, à temps, sonner l’alarme contre les démissions ou les dérives du moment et proposer au pays une autre voie. Des hommes courageux comme Marceau Pivert qui s’insurge dès 1937 contre les démissions du Front populaire et dénonce les concessions faites au « Mur de l’argent » ou l’abandon des républicains espagnols à leur sort tragique. Ou alors comme l’ancien ministre socialiste de l’intérieur, Édouard Depreux qui, dénonçant avec d’autres l’aventure coloniale à laquelle le gouvernement de Guy Mollet prête la main, et la torture en Algérie, rompt avec la SFIO et crée en 1958 le Parti socialiste autonome (PSA), lequel fusionne peu après, en 1960, avec deux autres petites formations, Tribune du communisme et de l’Union de la gauche socialiste (UGS), pour donner naissance au Parti socialiste unifié (PSU).
Comme par contraste, c’est sans doute ce qu’il y a eu de plus déprimant dans les premiers mois du quinquennat de François Hollande : si le nouveau président de la République a tout de suite renié l’essentiel de ses promesses un tantinet ancrées à gauche et conduit une politique économique et sociale orientée à droite, presque sans aucun changement par rapport aux années sarkozystes ; s’il a conforté le ministre de l’intérieur Manuel Valls dans ses campagnes de stigmatisation xénophobe, comme s’il n’y avait pas eu d’alternance, il ne s’est trouvé, pendant de longs mois, personne – ou presque personne – dans les rangs mêmes du Parti socialiste pour dénoncer cette course folle vers l’abîme. Personne pour sonner l’alarme et prévenir qu’à ce rythme-là, avec une gauche qui copie les pires travers d’une droite qui elle-même est devenue poreuse aux idées du Front national, une « brunisation » du pays menace, lourde de terribles dangers.
La lucidité commande d’en faire le constat : longtemps, il n’y a pas eu de grandes voix s’élevant, dans les rangs mêmes du Parti socialiste, pour sonner le tocsin. Et le débat, à gauche, est resté comme pétrifié tout au long de cette année 2012-2013, avec d’un côté des hiérarques socialistes confortant les dérives les plus droitières du pays au point de les alimenter eux-mêmes, et des dirigeants de la gauche de la gauche, trop souvent claquemurés dans des postures de dénonciation ou d’invective, sinon même d’injure, la mollesse ou les compromissions des uns confortant trop souvent le sectarisme des autres. Il ne s’est trouvé aucune grande voix pour annoncer la catastrophe qui vient, et inviter la gauche au débat et au sursaut : la gauche, toute la gauche, dans toutes ses composantes. Il ne s’est trouvé presque personne pour jeter des ponts, pour enrayer cette folle aventure dont l’extrême droite risque d’être la seule gagnante, pour inviter au rassemblement.
Dans ce sombre tableau, il y a pourtant une touche nouvelle. Depuis quelques mois, seulement. Une petite lueur d’espoir ! Enfin, dans les rangs socialistes, les choses commencent à bouger. Dans ce parti qui a largement été déserté par les foules militantes et qui ne regroupe pour l’essentiel que des élus nationaux, régionaux ou locaux, quelques voix commencent à s’élever pour dénoncer la course folle à la catastrophe engagée par François Hollande.
On observera, certes, que les élus socialistes qui ont commencé à faire part de leur mauvaise humeur, de leur inquiétude ou de leur désaccord, ne l’ont fait, pour l’heure, qu’avec d’infinies précautions. Sachant que le Parti socialiste est une formation en réalité assez peu démocratique où tout élu qui fait entendre une voix dissonante prend le risque de ne pas être investi lors du prochain scrutin, et où les ravages du présidentialisme interdisent tout débat collectif honnête, les désaccords ne se sont pour l’instant exprimés que de manière ponctuelle. Un jour sur le projet de flexibilité du travail, le lendemain sur la CSG progressive, le surlendemain sur la réforme des retraites. Et il n’y a guère eu que le député des Français de l’étranger (pour l’Afrique du Nord), le socialiste Pouria Amirshahi, pour oser faire la synthèse de tous ces désaccords, et dire avec beaucoup de clarté – et tout autant de courage – dans un entretien à Mediapart ce qui traverse l’esprit de beaucoup d’élus socialistes : « Hollande doit changer de chemin. »
Par contraste avec ce qui se passe par exemple sous le Front populaire, on ne peut certes s’empêcher de penser que le Parti socialiste est encore en bien plus piteux état aujourd’hui qu’hier. Car, à l’époque, c’est effectivement l’une des très grandes voix du parti, celle de Marceau Pivert, qui se fait entendre. Et le vieux militant dit les choses de manière tranchée.
Que l’on se souvienne des premiers mois de cette sombre année 1937. Pour la gauche, c’est la triste chronique d’une défaite annoncée. La chronique douloureuse d’abord du gouvernement de Front populaire qui propose aux puissances européennes un pacte de non-intervention en Espagne, qui fait, volontairement ou non, le jeu des franquistes contre les républicains – pacte au demeurant qui est tout aussitôt violé par l’Allemagne de Hitler et l’Italie de Mussolini. Et puis la chronique pathétique, au plan intérieur, d’un gouvernement de Front populaire qui, de reculades en concessions, finit par proposer une « pause sociale » – c’est Léon Blum qui le suggère dans une allocution radiodiffusée le 13 février 1937. Ce qui déchaîne les critiques de la droite, qui exploite au mieux l’extrême fragilité de la coalition de Front populaire. Et ce qui indigne Marceau Pivert qui, quelques jours plus tard, le 1er mars, démissionne de ses responsabilités gouvernementales et rompt avec Léon Blum, en lui envoyant une lettre dont les termes prennent, eux aussi, avec le recul une forte résonance : « Non, je ne serai pas un complice silencieux et prudent. Non, je n’accepte pas de capituler devant le capitalisme et les banques. Non, je ne consens ni à la paix sociale, ni à l’union sacrée. Et je continuerai à le dire, quoi qu’il puisse m’en coûter. »
Au moins les choses commencent-elles à bouger
Dès lors, l’histoire est écrite : lentement, inexorablement, le Front populaire fait naufrage. Dès le 21 juin 1937, le gouvernement de Léon Blum démissionne, cède la place à celui du radical Camille Chautemps (1885-1963), puis se reforme le 13 mars 1938 avant d’être balayé moins de deux mois plus tard.
Sinistre histoire dont on connaître l’épilogue : ce sera une chambre de Front populaire – malgré le votre contre de quatre-vingts courageux parlementaires, pour l’essentiel issus de la gauche – qui finira par voter les pleins pouvoirs à Pétain et accepter cette « étrange défaite » si vigoureusement dénoncée par l’historien et résistant Marc Bloch. Sinistre histoire, oui, mais au moins y aura-t-il eu à cette époque quelques grandes voix pour se dresser contre ce terrible suicide de la gauche qui finit par aboutir au renversement de la République et à l’instauration du régime de Vichy.
Alors, comme par contraste, dans un contexte où les frontières entre la droite et l’extrême droite deviennent de plus en plus poreuses, et où l’Élysée encourage le ministre Manuel Valls à mener des campagnes xénophobes assez peu différentes de celles conduites peu avant par Brice Hortefeux ou Claude Guéant ; dans un contexte où la droite extrême devient le cœur du débat public et où une bonne partie des grands médias font de Marine Le Pen le personnage central de la vie publique hexagonale, on aurait pu souhaiter un sursaut plus spectaculaire. On aurait pu attendre de l’intérieur même du Parti socialiste une défense plus vigoureuse des principes républicains.
Mais sans doute ne faut-il pas faire la fine bouche. Au moins les choses commencent-elles à bouger. Pour en prendre la mesure, il suffit de se replonger dans les très nombreux reportages ou enquêtes que les journalistes de Mediapart ont consacrés à la grogne croissante des élus socialistes. Pour mémoire, citons les plus récents : À l’Assemblée, la fronde déborde de l’aile gauche du PS ; Les dirigeants du PS écopent pour éviter que le navire coule ; Réforme des retraites : le fiasco d’une majorité alternative à gauche…
Au cours des derniers mois, les désaccords sont donc devenus de plus en plus fréquents et les députés socialistes, et pas seulement ceux de l’aile gauche, ont été de plus en plus nombreux à exprimer leur exaspération. On l’a constaté d’abord de manière moléculaire lors de l’adoption du projet de loi dit de sécurisation de l’emploi – mais qui, en fait, a torpillé des pans entiers du code du travail et notamment du droit du licenciement – puisque six députés socialistes ont voté contre et 35 se sont abstenus.
On l’a constaté encore lors de l’adoption d’une réforme des retraites qui accable le travail et protège le capital (lire ici notre « parti pris » sur cette réforme) : 17 députés de l’aile gauche du PS, dont Pouria Amirshahi, Fanélie Carrey-Conte, Pascal Cherki ou Jérôme Guedj se sont abstenus, à l’instar de 16 députés d’Europe Écologie-Les Verts.
On l’a également constaté lors du débat préparatoire à l’adoption du projet de loi de finances pour 2014. Car dans le cas présent, par crainte de possibles sanctions, aucune voix socialiste n’a certes manqué lors du vote pour ratifier ce budget très conservateur. Mais dans les semaines précédentes, la mauvaise humeur des parlementaires socialistes s’est tout de même clairement manifestée – et on a pu vérifier qu’elle débordait très largement la seule aile gauche du parti – puisque 75 députés ont profité de la controverse fiscale pour réclamer la mise en œuvre d’une Contribution sociale généralisée (CSG) progressive.
Cette proposition en forme de manifeste, que l’on peut consulter ici, est évidemment tout sauf anecdotique. Car François Hollande s’était clairement engagé avant l’élection présidentielle en faveur d’une « révolution fiscale », en vue de refonder un impôt citoyen et progressif. Et, au terme de la proposition 14 de sa plate-forme (on peut la consulter ici), il était prévu que cette révolution devait prendre la forme d’une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG.
Or, on sait que, pour finir, le gouvernement a renié totalement ses engagements. Remisant aux oubliettes la « révolution fiscale » promise, il a fait l’exact contraire en relevant la TVA, l’impôt le plus injuste, que la gauche n’a cessé de longue date de dénoncer. Dans la proclamation de 75 députés en faveur d’une CSG progressive, il y avait donc une forme salubre de protestation. Plus que cela ! Une forme à peine cachée d’indignation face à un François Hollande qui n’a eu de cesse que de piétiner ses promesses.
On peut lire à ce sujet les billets intéressants publiés sur son blog (ils peuvent être consultés ici) par le député socialiste Jérôme Guedj qui est l’un de ceux à s’être prononcés en faveur de cette CSG progressive, mais qui a aussi cherché à ce que le crédit d’impôt de 20 milliards d’euros en faveur des entreprises soit placé sous conditions et mieux encadré, pour ne pas générer de scandaleux effets d’aubaine.
Alors, certes, cette mauvaise humeur des élus socialistes s’est manifestée de manière confuse et désordonnée. Car, après tout, il aurait sûrement été plus clair et cohérent de dénoncer le budget de 2014, dans sa totalité, qui entérine les priorités de Nicolas Sarkozy, prolonge et même accentue sa politique d’austérité et fixe le cap d’une politique fiscale néolibérale qui aggrave les inégalités.
Pouria Amirshahi, premier des rebelles
Ainsi va le Parti socialiste, embourbé dans des luttes vaticanes. Totalement corrompu par les mœurs anti-démocratiques de la Ve République, celles de la monarchie républicaine, il concède au chef de l’État, François le Petit, le droit de décider de tout. Et les élus de la Nation, tels les « Muets » du Premier Empire, n’ont qu’un seul droit, celui d’approuver en silence les choix du premier d’entre eux, quand bien même ils les emmèneraient vers la catastrophe. Ou alors, celui d’avancer en crabe : de voter comme un seul homme ce budget 2014, tout en se prononçant pour une CSG progressive – une mesure dont la philosophie est à l’exact opposé de ce budget.
Dans ce capharnaüm qu’est devenu le Parti socialiste, on pourrait donc finir par s’y perdre. Car si, de proche en proche, la grogne est manifeste, toutes les réformes réactionnaires concoctées par le gouvernement, de la réforme des retraites jusqu’au « choc de compétitivité » en passant par le dynamitage du code du travail ou le relèvement de la TVA, sont finalement entérinées. La course vers l’abîme se poursuit, et les élus socialistes, trop inquiets pour beaucoup d’entre eux de ne pas retrouver à terme l’investiture dont dépendra leur réélection, ne font rien de sérieux pour l’enrayer. Ils regimbent, certes, mais ils ne se révoltent pas encore. Dans son Palais de l’Élysée, à chaque intervention télévisée, François le Petit ânonne « moi, je », « moi, je… », comme s’il détenait un pouvoir absolu, celui du « coup d’État permanent », et, en face de lui, il n’y a personne pour lui opposer un « nous » plus collectif, celui des élus de la Nation.
Et pourtant, dans ces luttes vaticanes, largement incompréhensibles pour le commun des mortels, il y a, sans conteste, un fait nouveau. Pour la première fois, un élu socialiste, Pouria Amirshahi précisément, a franchi un pas de plus. Si l’on peut dire, il a franchi le Rubicon… socialiste ! Il a dit, clair et net, sur Mediapart, ce qui pourrait rassembler une bonne partie des électeurs du Parti socialiste mais aussi ceux du Front de gauche : il faut changer de cap ! Et il l’a dit, ce qui est remarquable, sans violence, sereinement, presque calmement : pour conjurer la catastrophe qui se profile, celle vers laquelle François Hollande conduit la gauche, et le pays avec elle, il faut emprunter une autre voie. On retrouvera ci-dessous l’entretien avec Mediapart que nous évoquions tout à l’heure :
D’autres que lui, plus connus du grand public, auraient sans doute eu une voix qui porte plus. Mais, même dans l’aile gauche du Parti socialiste, il y a eu tellement de démissions que beaucoup de hiérarques sont finalement rentrés dans le rang, et n’ont rien dit de leur colère, face aux embardées et aux dérives de François Hollande. Qu’a dit le vieux grognard Henri Emmanuelli ? Malheureusement, on ne l’a plus guère entendu depuis de longs mois. On l’imagine boudeur, mais ne voulant par fidélité rien dire contre son camp, quand bien même il s’enlise dans de dangereux marais. Qu’a dit Benoît Hamon, qui est censé être le chef de file de l’aile gauche de ce parti ? Pour un minuscule maroquin, celui des mutuelles nécrosées, lui-même a donné le sentiment de rentrer dans le rang.
Alors, il reste cette image chaleureuse d’une jeune génération de députés socialistes, celle des quadras, qui enfin a le courage de dire les choses telles qu’elles sont : la gauche est en grave danger, et le pays avec elle. Image d’autant plus chaleureuse que le premier des rebelles, celui qui a eu enfin le front de dire les choses clairement, Pouria Amirshahi, fut président de l’Unef, le syndicat étudiant, au début des années 1990. On ne peut donc s’empêcher d’y voir comme un pied de nez à une histoire sordide. Depuis trois décennies, le syndicalisme étudiant a fourni tellement de cadres au Parti socialiste qui ont ensuite – à quelques rares exceptions près- par carrièrisme abjuré l’idéal de leur jeunesse et se sont fourvoyés dans les courants les plus réactionnaires de ce parti, celui en particulier dont Dominique Strauss-Kahn a longtemps été le chef de file, quand ils n’ont pas versé purement et simplement dans l’affairisme, qu’il y a quelque chose de salubre et même de réconfortant que la mise en garde la plus lucide soit venue ces derniers temps de cette même génération. Ou plutôt de celle qui lui a immédiatement succédé.
Qui voudra entendre l’invitation de Pouria Amirshahi ? Il concerne au premier chef le Parti socialiste : c’est une invitation calme, sereine, à un débat pour conjurer le chaos vers lequel François Hollande entraîne toute la gauche. Mais il concerne aussi les autres courants de la gauche, en tout particulièrement le Front de gauche : c’est une invitation à sortir des anathèmes et des invectives, c’est une invitation au rassemblement de la gauche, pour conjurer son actuel morcellement.
Dans le pays, il existe, certes, des impatiences encore plus fortes. Témoin cet appel que le philosophe Michel Feher a publié sur son blog sur Mediapart, avec un titre qui a valeur de programme : « Rompre avec la majorité présidentielle ou s’abîmer avec elle: le choix, c’est maintenant ».
Mais pour être moins radical dans la forme, l’appel du député socialiste n’en constitue pas moins l’une des rares bonnes nouvelles depuis bien longtemps pour la gauche. Les socialistes n’ont peut-être pas encore trouvé leur porte-voix, à la manière de ce que fut Marceau Pivert en 1937. Mais il est au moins un élu courageux qui a clairement indiqué le chemin à suivre. Et qui a sonné le tocsin : à défaut d’un sursaut, ce sera le chaos ou la catastrophe ! Voilà le grand danger auquel conduit immanquablement la politique de François Hollande : le spectre d’une victoire de la droite extrême…