Cette défaite des droites extrêmes au Chili est le fruit des mobilisations populaires depuis trois ans contre les politiques néolibérales régressives en matières de droits sociaux et libertés. La jeunesse était le fer de lance de cette contestation massive. Cette victoire des forces progressistes aura certainement des répercussions sur les résistances en cours dans les différents états autoritaires du continent. Mais l’évènement a déjà une portée internationale dans notre combat pour les droits, les libertés, la démocratie.
Publié le 20/12/2021 sur humanite.fr , par Rosa Moussaoui
Victoire historique du candidat du bloc de gauche, Gabriel Boric. L’ancien responsable étudiant, à la tête d’une alliance allant du parti communiste au centre gauche, devient le nouveau président du Chili, et l’emporte avec près de 56 % des voix contre le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, zélateur du pinochétisme. Les premiers mots de Boric : « plus de droits sociaux » tout en étant « fiscalement responsable ».
Postée sur les réseaux sociaux par le député d’ultradroite Gonzalo de la Carrera, l’image est aussitôt devenue virale. Elle figure le candidat de gauche à l’élection présidentielle, Gabriel Boric, cheveux en bataille, l’air grave, avec, à l’arrière-plan, des manifestants mettant à bas des barrières plaza de la Dignidad, l’épicentre de la révolte sociale de 2019, dans le centre de Santiago du Chili. Commentaire : « Voilà comment Boric envisage de réformer les carabiniers. »
Mise en scène du désordre pour susciter le rappel à l’ordre
Le cliché d’origine, avant falsification, raconte une tout autre histoire : il s’agit d’une photo de lui-même prise par Boric au milieu des inondations provoquées, en 2016, par le débordement du fleuve Mapocho après de fortes pluies. Voilà un parfait condensé des méthodes déployées par les partisans de José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite que Gabriel Boric, qui porte les couleurs de la gauche antilibérale, affrontait au second tour, ce dimanche 19 décembre. La mise en scène d’un désordre supposé pour susciter le rappel à l’ordre, l’usage décomplexé de fausses nouvelles, de rumeurs et d’accusations sans fondements se doublent d’une campagne haineuse visant les communistes chiliens, alliés de Boric. Ceux-là sont accusés de vouloir transformer le pays en « Chilizuela », en référence au Venezuela de Nicolas Maduro, que Kast qualifie au même titre que Cuba de « dictature » pour mieux faire oublier les crimes de masse de la junte militaire d’Augusto Pinochet.
Ce duel de second tour, dans un Chili à la croisée des chemins, dessine une société fracturée par les profonds clivages que la dictature a laissés en héritage et que la transition démocratique placée sous le signe de la concertation n’a pas su combler.
Gabriel Boric, la rupture radicale du modèle économique ultralibéral
À gauche, Gabriel Boric, 35 ans, député depuis 2014, figure du mouvement étudiant de 2011, peau tatouée, airs adolescents et débit de parole torrentueux, incarne une génération qui a surmonté la peur, brisé le consensus et réinvesti l’espace public pour y affirmer une mise en cause radicale du modèle économique ultralibéral légué par Augusto Pinochet. « Si le Chili a été le berceau des néolibéraux, ce sera aussi sa tombe », prédisait-il en juillet au soir de sa désignation, quand la primaire de la coalition Apruebo Dignidad l’a placé en tête, devant le communiste Daniel Jadue, reprenant un mot d’ordre du mouvement populaire de 2019.
Attaché à la justice sociale, attentif aux revendications du mouvement féministe et des minorités sexuelles, avocat d’un retour des services publics, prêt à tourner la page des retraites par capitalisation et des fonds de pension, il promet de rompre avec les réflexes délégataires et le centralisme d’une « démocratie » chilienne qui porte encore les stigmates de l’autoritarisme. « Si, dans le futur gouvernement, nous commettons des erreurs, mobilisez-vous, aidez-nous à redresser le cap ! », a-t-il exhorté tout au long de la campagne. Il a défendu, lors du référendum de 2020, le oui à une nouvelle Constitution appelée à se substituer à celle de Pinochet, une option choisie par plus de 80 % des électeurs.
José Antonio Kast, dans le camp de ceux qui étrillent la Convention constitutionnelle
José Antonio Kast, lui, s’est fermement opposé à ce changement de Constitution ; il se situe aujourd’hui dans le camp de ceux qui étrillent la Convention constitutionnelle élue en mai, dominée par la gauche et les indépendants, chargée de rédiger la nouvelle loi fondamentale. Sa victoire aurait torpillé, dans les faits, ce processus constituant rendu possible par la révolte sociale de 2019. « Nous sommes intéressés à clore le chapitre de la nouvelle Constitution. J’ai voté contre le processus, mais le public a opté pour quelque chose de différent et j’espère que ce sera à la hauteur de ce que les citoyens exigent. Si (la nouvelle Constitution) ne respecte pas le droit à la liberté d’expression, à la liberté de culte, à la liberté d’enseignement, à la propriété privée, je ferai tout ce que je peux pour qu’elle soit rejetée », a-t-il prévenu.
Fils d’un officier de la Wehrmahrt encarté au parti nazi, frère d’un ministre du Travail d’Augusto Pinochet, Miguel Kast, appartenant au cénacle des Chicago Boys formés par le pape du monétarisme Milton Friedman, le candidat du Front social-chrétien n’a jamais dissimulé sa nostalgie de la dictature. « Si Pinochet était vivant, il voterait pour moi », se rengorgeait-il en 2017, alors qu’il était candidat pour la première fois à l’élection présidentielle. Il n’a pas renoncé, depuis lors, à faire l’apologie de la dictature, soutenant par exemple que « des élections démocratiques avaient lieu » et que « les opposants politiques n’ont pas été enfermés ».
Climatosceptique, opposant féroce au droit à l’IVG libre toujours dénié aux Chiliennes, prêt à réserver les aides sociales aux femmes mariées ou à creuser des tranchées pour empêcher l’arrivée de migrants, cet admirateur de Donald Trump, ami intime de Jair Bolsonaro, ne s’est pas départi de ses airs affables pour affirmer que le tortionnaire Miguel Krassnoff, condamné à plus de huit cent quarante ans de prison, « n’est pas une mauvaise personne ».
Soucieux de consolider le ralliement d’un électorat de droite et de centre droit convaincu par son programme économique et par ses sermons sur l’ordre et la sécurité, mais goûtant peu ses affichages néofascistes trop explicites, il a toutefois semblé manœuvrer en recul dans la dernière ligne droite. Il jurait de ne pas faire disparaître le ministère de la Femme, revenaitt sur ses promesses de privatisation totale de la Codelco, l’entreprise nationale dédiée à l’exploitation du cuivre, admettait qu’il faut « réformer » le système de retraites par capitalisation pour sortir de l’exclusivité des AFP, les fonds de pension.
Une campagne de second tour offensive
Gabriel Boric et ses alliés ont eux mené une campagne de second tour plus offensive, plus ancrée dans les quartiers populaires, avec l’objectif de convaincre les électeurs qui ont boudé les urnes au premier tour. Le mouvement féministe a déclaré « l’état d’alerte » face à l’extrême droite et se mobilise en faveur du candidat de gauche ; des figures de la vie culturelle ont multiplié les messages de soutien ; des organisations sociales et syndicales ont ouvertement appelé à tout faire pour empêcher la victoire de Kast. Lors du dernier débat télévisé, Boric, chemise blanche et costume sombre, s’en est vivement pris à son adversaire, qui exigeait de lui un test sanguin prouvant qu’il ne consommait pas de stupéfiants. « Je ne suis pas là pour faire un spectacle », a-t-il lancé, brandissant les analyses demandées, en renvoyant le candidat d’extrême droite à ses affaires d’évasion fiscale déballées par les Pandora Papers. Le candidat de gauche avait reçu ces derniers jours des soutiens de poids : les anciens présidents Ricardo Lagos et Michelle Bachelet ont appelé à voter pour lui : « Personne ne peut être indifférent à l’élection d’un président qui veille à ce que notre pays puisse véritablement continuer sur la voie du progrès pour tous, avec davantage de liberté, d’égalité, des droits humains respectés, un environnement durable et bien sûr l’opportunité d’une nouvelle Constitution », a expliqué cette dernière, haute-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. Ce scrutin dont l’issue semblait incertaine s’est donc transformé en victoire éclatante dans un pays où les demandes sociales qui ont suscité l’explosion de 2019 restent en dépit de tous les contre-feux pressantes, urgentes.
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