ANNE-MARIE JAVOUHEY, ABOLITIONNISTE OU ESCLAVAGISTE? (7/5/2018)

Sur son site  « Les routes de l’esclavage », l’organisateur de commémorations Philippe Pichot hisse Anne-Marie Javouhey au rang des plus grands abolitionnistes, entre l’abbé Grégoire et Victor Schoelcher en la créditant de l’émancipation de « plusieurs centaines de Noirs en 1838 » (Forêt mémoire Anne-Marie Javouhey). Si personne n’a jamais contesté les convictions émancipatrices et l’action des seconds, par contre, la promotion zélée de la religieuse par les courants traditionnels catholiques suscite depuis le XIXème siècle la surprise des historiens. Il en résulte que le cas de sa plantation de Mana constituée en Guyane a alimenté une littérature catholique considérable autour de la figure héroïsée de la religieuse, présentée comme bienfaitrice et ardente émancipatrice des Noirs résistant aux persécutions de son évêque et des planteurs, bref tous ingrédients promoteurs de sainteté et annonciateurs d’une procédure de canonisation. De fait ce sont les historiens spécialistes de la colonisation au XIXème siècle et plus particulièrement de la Guyane qui ont abordé la question de la plantation de Mana à partir de sources abondantes et sans ambiguïté. Citons parmi eux, Philippe Delisle et son « Histoire religieuse des Antilles et la Guyane française. Des chrétientés sous les tropiques? (1815-1911) » et la thèse de Denis Lamaison: « Prospérité et barbarie: système économique et violence dans deux colonies françaises au XIXème siècle (la Guyane et l’île de la Réunion) ».

Quels sont les faits ?

A partir des années 1816,  la Congrégation des Soeurs de Saint Joseph de Cluny créée par A.M. Javouhey s’installe à l’île Bourbon, au Sénégal, en Guadeloupe, en Martinique puis en Guyane pour créer des pensionnats réservés aux filles de colons, activité alors très lucrative pour une communauté jeune qui a besoin de fonds pour s’établir. En 1828, en Guyane, elle élargit ses activités par la mise en valeur d’une région non encore colonisée, celle de Mana, avec 57 cultivateurs blancs venus de France sous contrat et l’aide conséquente de l’administration française. Mais ce premier projet de colonisation de 15 hectares s’avère un échec à cause de l’intransigeance d’A.M. Javouhey -elle ne supporte que les hommes « vraiment pieux et craignant Dieu »- qui fait fuir les cultivateurs dès la fin de leur contrat. Dès lors elle les remplace par une trentaine d’esclaves  puis neuf autres qu’elle achète en 1832 à Cayenne….ainsi que par des affranchis récupérés suite à l’interdiction de la traite: Le 18 septembre 1835, elle signe avec le gouvernement une convention très avantageuse pour elle selon laquelle, en vertu de la loi du 4 mars 1831 qui renforce les sanctions contre la traite, 477 Africains saisis sur les bateaux de contrebande seront confiés progressivement à la Congrégation de Cluny.  Déclarés libres par la loi, ils seront néanmoins soumis à une période de probation de 7 années qu’A.M. Javouhey va prolonger pendant deux ans estimant qu’ils ne se sont pas amendés suffisamment. Ce sont ainsi neuf années qui sont mises à profit pour mettre en valeur 100 hectares de terres mais aussi pour christianiser les Noirs, l’urgence n’étant pas, selon Philippe Delisle, de les libérer mais de « leur apprendre leurs devoirs envers Dieu et envers la société ». Pour accélérer la christianisation, la religieuse les maintient dans un état proche de la servitude, leur impose un programme de scolarisation et de moralisation accélérées par un ensemble de  pratiques coercitives très rigoureuses: une surveillance étroite, des contraintes voire la violence pour des broutilles -« la civilisation du fouet » selon Denis Lamaison en référence aux 15 coups de fouet infligés pour des vols légers-, la séparation des sexes (les filles sont quasiment séquestrées), les mariages arrangés et l’interdiction de contacts extérieurs. En mai 1838, leur période de probation terminée, 185 Noirs affranchis en 1831 sont déliés de toute contrainte. La même année, A.M. Javouhey libère aussi 32 esclaves lui appartenant en propre sur 57…tout en leur imposant 7 ans de travail obligatoire.

Pour conclure, les historiens témoignent de plusieurs faits: les centaines d’esclaves prétendument libérés en 1838 à Mana par Philippe Pichot se réduisent donc à 32, ce qui ne manque pas d’opportunisme et de symbolisme, en un temps où, du fait de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises,  les révoltes et les fuites d’esclaves se multiplient. Par contre, en ce qui concerne ses autres esclaves et ceux des autres établissements de la Congrégation à l’île Bourbon, à la Martinique et à la Guadeloupe et au Sénégal, l’esclavage est maintenu jusqu’en 1848.

Qu’en est-il des aspects idéologiques de l’abolitionnisme, c’est-à-dire de la prise de conscience, par A.M. Javouhey, des principes de 1789, de l’universalité de la liberté et de l’égalité? Selon Denis Lamaison « Pour elle, ces derniers (les Noirs) étaient moralement des enfants, à qui il fallait tout apprendre, et notamment à travailler. Elle déconsidéra ainsi tout le travail que fournissaient alors les 2500 Noirs libres qui vivaient dans les autres quartiers de la colonie, les décrivant en 1830 comme de « misérables paresseux » vivant seulement de pêche et de chasse ». En 1843, Marcel Barthe dresse un réquisitoire impressionnant contre la religieuse dans un texte romancé opposant une « reine Blanche »(A.-M. Javouhey) à une « reine Noire » imaginaire marronne…En 1848, hostile à la deuxième République, elle ne dit mot du décret d’abolition de 27 avril…exprimant par contre avec insistance ses craintes face aux révoltes potentielles, aux risques de cessation du travail et d’exigences de salaires: « Pour les esclaves, ne parlez pas argent » écrit-elle à leur supérieure de la communauté de la Guadeloupe le 2 mars 1848. Ainsi la religieuse de Cluny est-elle aux antipodes de la pensée de son voisin mâconnais, Lamartine qui, dans son discours à la Chambre des Députés du 23 avril 1835 faisait appel « à la toute-puissance de la conscience humaine que rien ne peut étouffer, qui se soulève chaque fois qu’on prononce le mot « esclave…il y a en l’homme, dit-il,[…] quelque chose de divin, de surhumain, qui crie en lui-même contre ces mensonges, contre ces sophismes qui ne lui laissent le repos que quand il a satisfait à ses aspirations de justice ». Le décret signé par Lamartine le 27 février 1848 libèrera, lui, près de 250000 esclaves.

Notre section a déjà dénoncé l’instrumentalisation, par les identitaires catholiques du cas de la religieuse de Cluny. L’exposition qui lui est consacrée en Saône-et-Loire en cette année-anniversaire de l’abolition de 1848 apparaît donc comme une imposture par rapport à Lamartine…et renforce nos analyses précédentes. Nous réaffirmons que si la reconquête catholique en Amérique du Sud, aux Antilles et en Afrique a besoin d’une sainte abolitionniste, les associations de commémorations de l’abolition de l’esclavage sur fonds publics n’ont pas à être détournées en faveur d’un prosélytisme quelconque selon les termes de la loi de 1901.

Terminons en mentionnant le soutien que nous a procuré l’historien Denis Lamaison le 7 janvier 2018 : « Vivant en Guyane depuis 10 ans, j’ai pu voir comment l’histoire de cette religieuse et de son établissement de Mana a souvent été réécrite que ce soit par des politiciens ou des catholiques. Il est même question aujourd’hui de la faire canoniser. J’ai pourtant démontré au cours de mes recherches qu’elle n’avait non seulement jamais milité pour l’abolition mais qu’elle avait été de surcroît propriétaire esclavagiste. Anne-Marie Javouhey n’est donc pas pour moi une figure de l’abolition et elle n’a donc rien à faire dans un parcours mémoriel. Je vous soutiens totalement dans votre action et celle de la LDH contre les instrumentalisations de l’histoire. » (Lien vers « Une autre histoire de Anne-Marie Javouhey » de Denis Lamaison : http://www.une-saison-en-guyane.com/article/histoire/une-autre-histoire-de-anne-marie-javouhey/ )

Voir ci-dessous, dans le même registre des manipulations de l’histoire, l’article complet publié sur notre site Facebook le 17 décembre 2017 En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/13/wauquiez-tour-en-haute-loire_5229280_3232.html#vfj7iWVhik4iumLH.99