Monsieur le président,
Nous tenons à vous alerter sur la situation critique des mineurs isolés étrangers à Paris. Nous, associations et bénévoles présents sur le terrain, sommes les témoins quotidiens de situations intolérables tant sur les plans humain, médical et juridique. Nous constatons chaque jour des conditions d’accueil et d’évaluation contrevenant à la réglementation française, aux recommandations du Défenseur des droits et aux principes internationaux régissant les droits de l’enfant. Ces observations concernent le dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers (Demie), dont la gestion a été confiée à la Croix-Rouge française par la mairie de Paris. Les dysfonctionnements de ce service sont la source de souffrances qui s’ajoutent aux parcours chaotiques de ces jeunes en demande de protection.
Humanité, impartialité, indépendance et neutralité, ces principes fondent l’action de la Croix-Rouge. Pourtant, à Paris, nous constatons un écart considérable entre ces principes et la pratique de vos services en matière d’accueil des mineurs isolés.
Vous avez dit «humanité» ?
Ce principe, qui vise à alléger les souffrances, est certainement le plus important d’entre tous. Mais où est l’humanité quand des mineurs passés par le Demie se retrouvent sans aucune aide ? Les mineurs isolés doivent bénéficier du même traitement que les autres mineurs en situation de danger et en particulier d’un hébergement, d’un accès à la santé et à la scolarisation. En pratique, nous constatons qu’entre la date de son évaluation par le Demie et la date de la décision de placement du juge des enfants, un mineur isolé peut passer entre deux et dix-huit mois à la rue. Pour ces adolescents, ces mois perdus ont des conséquences catastrophiques (traumatismes, retard de scolarisation, perte de chance de régularisation, etc.).
En 2017, l’antenne des mineurs du barreau de Paris a recensé 509 cas de jeunes qui se sont adressés au Demie et qui n’ont pu accéder à la procédure d’évaluation ni obtenir de mise à l’abri. De son côté, sur la même période, la permanence interassociative de l’Adjie (Accompagnement et Défense des jeunes isolés étrangers) a également comptabilisé 221 cas de refus d’accès. Ces adolescents, vous le savez, ne peuvent accéder au dispositif d’hébergement d’urgence réservé aux adultes. Seuls des collectifs de bénévoles et des particuliers leur viennent parfois en aide. A titre d’exemple, l’association Paris d’Exil a fourni, en deux ans, 21 600 nuitées dans son réseau d’hébergeurs solidaires, pour des jeunes qui, pour près de la moitié d’entre eux, seront, quelques mois plus tard, reconnus mineurs et protégés par le juge des enfants. L’association Médecins sans frontières a quant à elle mis à l’abri plus de 800 jeunes dans les six premiers mois de 2018. Alors qu’en France et partout dans le monde, votre institution soutient des personnes vulnérables, comment la Croix-Rouge française peut-elle participer à un dispositif qui laisse tant de jeunes à la rue sans protection ?
Vous avez dit «impartialité» ?
Vos services se contentent souvent d’une gestion routinière des flux et des arrivées en dénaturant entièrement les textes sur la protection de l’enfance. De nombreux jeunes que nous suivons témoignent ainsi de pratiques arbitraires du Demie : refus d’évaluation purs et simples, entretiens sommaires, questions déstabilisantes, remise en cause de la validité des documents présentés, absence d’interprètes, etc.
Avec des entretiens de moins de trente minutes, menés par un seul évaluateur dont l’avis repose essentiellement sur l’apparence physique du jeune, est-il possible de soutenir sérieusement que les évaluations réalisées par le Demie sont «empreintes de neutralité et de bienveillance» comme l’exige la réglementation ? Par ailleurs, si la décision finale revient aux services du département, vous ne pouvez ignorer que les rapports d’évaluation du Demie débouchent le plus souvent sur des refus impersonnels et stéréotypés.
Vous avez dit «indépendance et neutralité» ?
En acceptant une délégation de service public pour réaliser des évaluations, votre institution est devenue un prestataire de la collectivité parisienne, sans questionner le bien-fondé de sa politique en matière d’accueil des mineurs isolés et les conditions d’exercice de cette mission. Manifestement, la collectivité parisienne n’a pas mis à disposition du Demie des moyens suffisants pour proposer à tous les mineurs qui se présentent des conditions d’accueil et d’évaluation conformes à la réglementation, aux recommandations du Défenseur des droits et aux principes internationaux régissant les droits de l’enfant (mise à l’abri systématique, temps de répit avant évaluation, entretiens multiples et approfondis, dépistage des traumatismes, etc.), mais pourtant, vous avez accepté cette mission. Dans ces conditions, peut-on encore véritablement parler d’indépendance et de neutralité de la Croix-Rouge française ?
Vous ne devez plus servir de caution
A partir d’observations menées pendant plusieurs mois début 2018, l’ONG Human Rights Watch est arrivée à la conclusion que «le traitement réservé à de nombreux mineurs non accompagnés à Paris, qui cherchent à obtenir la confirmation de leur statut, est arbitraire, nie leur droit à être entendus équitablement et ne respecte pas l’obligation de donner la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant». Elle considère en particulier que «leur droit à vivre dans la dignité et à bénéficier, en tant qu’enfants, d’une protection et d’une assistance spécifiques, parmi d’autres droits, est fragilisé ou bafoué». Ce constat accablant fait suite à beaucoup d’autres, notamment du Défenseur des droits qui a émis de sévères critiques à l’égard de la politique parisienne relative à l’accueil des mineurs isolés.
Manifestement, l’engagement de la Croix-Rouge française dans le dispositif parisien – à la suite de l’association France terre d’asile, qui avait essuyé les mêmes critiques – n’a pas permis d’améliorer sensiblement la situation ni même de limiter les atteintes les plus graves aux droits de ces enfants. Dans ce contexte, il nous semble urgent que la Croix-Rouge française mette ses pratiques en accord avec ses principes fondamentaux ou, au contraire, qu’elle cesse de cautionner par sa présence ce dispositif inique et qu’elle renonce à y participer.
En espérant que vous saurez nous entendre, et dans l’attente d’une réponse, veuillez agréer, monsieur le président, nos salutations distinguées.
Par un collectif d’associations et d’ONG Admie (Association pour la défense des mineurs isolés étrangers), association Encrages Baam (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants), collectif les Midis du MIE, CGT Croix-Rouge française, CPMJIE (Collectif parisien pour la protection des jeunes et mineurs isolés étrangers), Fasti (Fédération des associations de solidarité avec les travailleur·euse·s immigré·e·s), Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s), LDH 18 (Ligue des droits de l’homme 18), Mrap (Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples), Mrap fédération Paris, Médecins sans frontières, Médecins du monde, Paris d’exil, Syndicat national des personnels de l’éducation et du social 75 (SNPES-PJJ/FSU 75), Timmy, Utopia 56, RESF (Réseau éducation sans frontières), Saje (Soutien et accompagnement des jeunes en exil).