Pour la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, il faut «sortir de la culture de l’enfermement» qui conduit à une surpopulation carcérale record et au non-respect des droits des personnes
Les prisons françaises n’ont jamais été aussi peuplées. Au 1er avril, pas moins de 71 828 personnes étaient incarcérées, selon les dernières statistiques mensuelles publiées mardi dernier par le ministère de la Justice. Un nouveau record, alors que ces données sur la population écrouée et détenue ne seront dorénavant plus rendues publiques qu’une fois par trimestre (le prochain état des lieux sera communiqué en juillet). Le seuil des 70 000 détenus avait été franchi il y a un an : depuis, la population carcérale n’est jamais repassée en dessous.
Ainsi, la France figure parmi les huit pays européens rencontrant «de graves problèmes de surpopulation», selon une étude du Conseil de l’Europe publiée en avril. Elle est aussi le pays affichant le taux de densité carcérale le plus élevé du continent… derrière la Roumanie et la Macédoine. La semaine dernière, la revue scientifique américaine Nature publiait une étude remettant en question l’intérêt de la prison dans la prévention des violences, dont le Monde résumait ainsi les conclusions : «L’emprisonnement augmente la violence après la libération ou, dans le meilleur des cas, n’a aucun effet ni positif ni négatif». La contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan, revient sur cette situation alarmante.
La densité carcérale s’établit en moyenne à 117%. Comment expliquer cette surpopulation chronique des prisons françaises ?
Il y a plusieurs facteurs. On note depuis quelques années, à la fois un alourdissement des peines et un recours à la détention provisoire extrêmement important. Environ 30% des personnes détenues en France n’ont pas encore été jugées, contre 20-25% il y a dix ans. On constate aussi une hausse, toujours plus grande, des affaires jugées en comparution immédiate. Or, cette procédure de jugement rapide est à l’origine de très nombreuses peines ferme, et courtes. Ce sont pourtant les plus désocialisantes, celles qui ne laissent pas le temps de préparer à la réinsertion. Tous ces facteurs cumulés amènent à ce seuil jamais atteint de 71 828 détenus pour 61 000 places. Dans les maisons d’arrêt, le taux de population grimpe en moyenne à 140%, avec des pics à 200% dans sept établissements. C’est énorme et très inquiétant.
L’inflation carcérale est donc le fruit d’une orientation de la politique pénale ?
Tout à fait. Annoncer la construction de 15 000 nouvelles places est une erreur : plus on construit, plus on remplit. En trente ans, le nombre de places a doublé et on n’a jamais eu autant de personnes en prison ! Alors que, globalement, le taux de délinquance reste stable.
La réforme de la justice, portée par la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, promet justement de s’atteler à la surpopulation carcérale…
Je suis très perplexe quant aux effets de la loi du 23 mars 2019 [de réformes et de programmation, ndlr], qui promettait de diminuer la surpopulation carcérale. Certes, la suppression des peines de moins d’un mois est une bonne chose, mais elle reste marginale : cela va concerner 200-300 personnes par an. A l’inverse, le législateur a supprimé la possibilité d’aménager au moment du jugement les peines supérieures à un an. Cela me paraît une erreur. Beaucoup de ces peines sont actuellement aménagées afin d’être effectuées en milieu ouvert, par exemple sous forme de bracelet électronique, et il est intéressant qu’elles le restent. Surtout, cette loi n’a touché ni aux critères ni aux possibilités de renouvellement de la détention provisoire. Pourtant, certains critères comme le risque de renouvellement de l’infraction sont trop vagues : ils permettent un recours à la détention provisoire dans presque tous les cas.
La ministre Nicole Belloubet a annoncé que la mise en place d’une «régulation carcérale» allait être testée. Qu’en pensez-vous ?
La garde des Sceaux est la première à lancer cette expérimentation sur dix sites en situation de surpopulation. Cela fait des années que je défends un tel système, dont l’objectif est de faire en sorte qu’on respecte un seuil d’occupation de 100% : dès que l’on frôle cette limite, on examine, de façon individuelle, le fait de libérer certains détenus, sans danger pour la société ni pour eux-mêmes, avant d’en faire entrer d’autres. Je suis satisfaite de voir enfin cette proposition appliquée, même s’il aurait fallu avoir le courage politique, que n’ont pas eu le Président et le gouvernement, de l’inscrire dans la loi afin que cette pratique devienne obligatoire.
Au quotidien, quelles sont les conséquences directes de cette surpopulation pour les personnes détenues ?
Aujourd’hui, plus de 1 600 détenus sont contraints de dormir par terre sur des matelas, quand d’autres sont contraints de partager des cellules de 9m2, alors même qu’une loi pose le principe de l’encellulement individuel… depuis 1875 ! Mais celle-ci est reportée de décennie en décennie et la loi de mars 2019 l’a reportée une nouvelle fois à 2022. De fait, la prison ne joue plus aujourd’hui le rôle de réinsertion et de préparation à la sortie que la loi lui assigne. Quant aux droits fondamentaux, ils ne sont plus respectés. D’abord, le droit à la dignité : c’est indigne de faire vivre trois personnes dans une pièce de 9m2. Le droit à l’intégrité physique : cette densité carcérale occasionne des tensions et des violences entre détenus (mais aussi avec les surveillants) qui ne sont plus en sécurité. On déplore aussi une atteinte à l’accès aux soins : pour consulter un dentiste ou un kiné, il y a des mois d’attente…
En fait, tous les droits des détenus sont mis à mal en situation de surpopulation…
Oui. Car la surpopulation joue aussi sur le droit au maintien des liens familiaux par une réduction du nombre de parloirs, tout comme elle se répercute sur l’accès à l’air libre. Théoriquement, un détenu a le droit à deux heures de promenade par jour. Pour des raisons d’économie de mouvements et parce qu’on compte aussi de moins en moins de surveillants, celui-ci n’aura droit qu’à une seule promenade. Il y a aussi une forte demande sur la possibilité de travailler, mais seulement 20 à 25% des détenus sont concernés. Il faut rappeler que la France a été condamnée par la CEDH une trentaine de fois pour ses conditions carcérales, même si cela ne portait pas stricto sensu sur la surpopulation.
La chancellerie a décidé de ne plus publier mensuellement les statistiques de la population sous écrou. Elles seront désormais diffusées tous les trimestres. Qu’en pensez-vous ?
Je le regrette. Il est très important pour l’ensemble des praticiens de la justice et de l’administration pénitentiaire de pouvoir disposer au plus près des statistiques, dans un souci de transparence. Je trouve ce changement d’autant plus regrettable qu’il intervient au moment même où la loi de réforme de la justice, qui entend réguler cette surpopulation, entre en vigueur.
Dans votre dernier rapport publié en mars, vous dénonciez «une culture de l’enfermement» celui-ci devenant «la réponse à tous les maux de la société»…
Depuis une dizaine d’années, on enferme de plus en plus les personnes considérées comme «déviantes». Et cela ne touche pas que la prison, mais aussi l’immigration et l’hospitalisation psychiatrique. Aujourd’hui, les droits fondamentaux de la personne sont presque considérés comme un luxe que l’on ne peut plus se permettre. C’est ce que je dénonce. Nous avions pourtant abouti au début des années 2000 à une société où ces droits étaient considérés comme un socle sur lequel on ne peut transiger. S’il n’y a plus, dans les lieux d’enfermement, de proportionnalité et d’égalité entre les droits fondamentaux et les mesures de sécurité, si l’on pense pouvoir sacrifier les droits sur l’autel de la sécurité, alors on peut dire que nous ne sommes plus dans un état de droit.
En tant que contrôleure générale des lieux de privation et de liberté, que préconisez-vous pour résorber cette inflation carcérale ?
Nous devons sortir de cette culture de l’enfermement et cesser de penser que s’il n’y a pas d’incarcération, il n’y a pas de sanction. La peine de prison ferme doit rester, comme le dit la loi, le dernier recours. Il existe de nombreuses alternatives. C’est un long combat à mener.
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