Didier MARTZ, philosophe

« Le discours du « malgré-nos-différences_nous-sommes-tous-pareils » est un leurre. Comme le leurre pour attraper les poissons, il présente des apparences séduisantes et cache l’enfer… »

Eloge de la faiblesse

Préambule

On dit de la philosophie qu’elle serait fille de la curiosité et de l’étonnement. Pour moi, elle  devrait être surtout, ou en tous les cas d’abord, fille de la révolte. On peut en effet être étonné de ce que livre le monde en matière d’injustices, d’inégalités et de violences toutes sortes. On peut aussi en être curieux. S’étonner, être curieux pour ensuite philosopher et interpréter le monde, le comprendre. Certes, mais c’est insuffisant. Le vieux Marx disait que les philosophes n’avaient fait qu’interpréter le monde alors qu’il s’agissait de le transformer. Transformer, c’est passer de la vita contemplativa à la vita activa, de la contemplation à l’action. Une des conditions de ce passage, c’est le sentiment de révolte. Révolte devant le sort qui est fait à toutes les personnes vulnérables, fragiles, à tous les cabossés de la vie : vieux, handicapés, noirs, arabes, pauvres, sans abri ou ceux qu’on appelle les S.D.F., etc.

Révolte accrue par le décalage persistant entre les discours sur la dignité humaine, le respect de la personne, les droits de l’homme, etc. et la réalité sociale, la réalité sociale et existentielle des êtres que je viens de citer. Donc, une réflexion philosophique qui part de l’étonnement et de la curiosité mais surtout qui part de la révolte, qui part de l’estomac noué à la vue et au su de ce tableau. Et en même temps une réflexion modeste devant la réalité crue et brutale de ce que Maurice Bellet appelle « l’en-bas ». Une réflexion théorique qui s’incline devant une réalité qui toujours échappe.

Tout d’abord, je voudrais rendre problématique quelques-unes des idées que je viens d’entendre :

– « Les sociétés modernes seraient responsables de tous nos maux ?». Ce n’est pas la modernité qui est en cause. Ce sont bien plutôt les logiques qui l’animent. Dire « moderne » est un euphémisme pour ne pas dire crûment « capitalisme » ou « néo, ultralibéralisme ». Les sociétés totalitaires se disent, ou se disaient, elles aussi, « modernes » !

– « La crise actuelle ? ». C’est l’arbre qui cache la forêt. La crise qui touche à la justice et à l’égalité sociale n’est pas d’aujourd’hui. La crise dite « actuelle » ne fait et ne fera que les aggraver.

–  « Trop de politique ? ». Au contraire. Il est grand temps de se mettre à faire de la politique au vrai sens du terme, au sens d’Aristote, pour le bien de tous et pas de la simple gestion domestique.

Je dispose de 20 mn. Je vous livre ma réflexion en 20 points. Je vous les livre en vrac, n’y chercher pas un déroulement logique. Par contre, vous y trouverez sans doute une idée fixe et peut être matière à réflexion !

 

1 – Marquage.

Il existe des gens différents mais certains sont plus différents que d’autres. Les premiers, on les appelle les « autres », les « gens » ; Les seconds portent une étiquette : vieux, handicapés, malades, noirs, arabes, SDF ou sans abri… Pour avoir une étiquette, pour appartenir à une catégorie, il faut avoir des signes particuliers : physiques, sociaux, des manières de vivre, d’être. Pratique l’étiquette : elle permet d’être repéré, de bénéficier éventuellement d’avantages, de mesures spécifiques. Un inconvénient cependant : avoir une étiquette, c’est être marqué socialement, repéré, localisé, regroupé, regardé spécialement. Il arrive que le marquage puisse être accompagné d’un signe physique (étoile jaune, matricule ou un sigle, SDF par exemple)

 

2 – Exclusion.

On n’en reste pas là. Ces signes distinctifs, trop distinctifs, entraînent une marginalisation, une exclusion sociale. Parfois même, l’histoire nous l’a montré et nous le montre encore, l’exclusion peut aller jusqu’à une sortie de l’humanité. Dans la plupart des sociétés, être pauvres, vieux, handicapés, fous, forts, faibles n’impliquent pas toujours « marginalisation ». Pas toujours parce que le traitement de l’a-normalité (je ne parle pas de différences, ce mot est trop utilisé par les marques de lessive) est variable selon les sociétés. Mais elles ne peuvent pas ne pas en tenir compte (Cf. infra point 4).

 

3 – A-normalité.

Le marquage ou dans une forme plus douce, la mise en catégorie, permet de distinguer, de discriminer. Une activité bien naturelle qui consiste à classer, regrouper. En somme, qui permet de mettre de l’ordre dans le réel. L’homme perçoit des régularités et des irrégularités dans le monde des choses et des êtres et, selon leur fréquence, détermine ce qui est normal et anormal. Il y des normes naturelles. Ainsi, ayant observé que sur 1000 cygnes, 999 étaient blancs et 1, noir, nous pouvons conclure que la norme pour un cygne est d’être blanc. Idem pour les hommes. En majorité, les hommes ont deux bras, deux jambes par exemple et c’est la norme. Il se trouve que certains ne réunissent pas toutes ces caractéristiques. De temps à autre il y a un cygne, signe, noir mais la norme reste toujours le blanc.

 

4 – L’a-normal « fait désordre ».

Ce qui n’entre pas dans la norme naturelle, c’est l’irruption de l’inhabituel dans l’habituel, la démesure dans la mesure, du désordre dans l’ordre. Comme le dit Georges Bataille, d’un côté nous avons le monde humain, rationnel, laborieux, réglé et de l’autre le monde de l’excès, de la démesure : d’un côté le monde profane ; de l’autre, le monde sacré. L’anormalité, sous toutes ses formes, est perturbatrice. Elle est contestation, dans le fond, de l’ordre culturel. Aussi doit-elle toujours être traitée symboliquement ou physiquement. Après avoir trié un lot de pommes, on a en général (selon une courbe de Gauss), une majorité de bonnes pommes au milieu et dans une moindre mesure, de très bonnes voire d’excellentes d’une part et de moins bonnes voire des mauvaises de l’autre part. C’est la même chose pour une classe d’élèves. Je vous laisse le soin d’imaginer les différents traitements qu’on peut faire subir à chacun des profils que l’on classe ainsi.

 

5 – L’a-normalité insupportable.  

Car elle nous renvoie à notre finitude, à notre fragilité. Pour Georges Canguilhem : « il suffit […] d’un écart morphologique, d’une apparence d’équivocité spécifique pour qu’une crainte radicale s’empare de nous. Un échec de la vie nous concerne deux fois : un échec peut nous atteindre et il peut venir de nous. L’écart morphologique révèle précaire la stabilité à laquelle nous sommes habitués et rend toute chose contingente ». Dans ce face-à-face, nous nous retrouvons devant notre condition d’homme : celle d’être des êtres finis, fragiles, mortels. Et cela nous ne voulons pas le voir, parfois nous le supportons pas quant nous en trouvons les signes chez l’Autre, chez l’alter, l’altéré. Habitués à voir le même engendrer le même, à retrouver dans l’Autre la ressemblance qui me rassure, il suffit de percevoir un écart par rapport à ce que je suis habitué à voir pour qu’une crainte s’empare de moi.

 

6 – « Miroir, mon beau miroir… »

Autrui est constitutif de ma conscience, il me fait exister en dehors de lui. J’existe grâce à lui, grâce à son regard. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’Autre (Sartre). Cet Autre peut m’inquiéter par son étrangeté (Freud), son altérité ou encore sa « différence. Mais l’inquiétude est toute relative tant que je reste dans une « atmosphère d’humanité » (Merleau-ponty). L’autre finit bien par me rassurer quant au fond il me ressemble ou est le même. Sauf que…

 

7 – « Nous ne sommes pas pareils ».

C’est ce que dit le petit enfant à sa mère quand il croise un handicapé (je ne dis pas « personne handicapé ou personne en situation de handicap », mots leurres) ou un noir (je ne dis pas personne de couleur, mot leurre) ou un aveugle (je ne dit pas mal voyant, mot leurre) : « pourquoi il est pas pareil le monsieur ? ». La maman : « Tais-toi ! » ou « Mais si, il est pareil, il est comme nous, il est différent, c’est tout ». L’enfant : « Oui, mais maman… ».Trop tard ! C’est dit, c’est nommé, c’est distingué ! Et cette autre maman, mère d’un enfant handicapé, reconnaissant que même en disant « je fais comme si de rien était », elle dit que quelque chose d’incontournable « est ». Ainsi quand j’ai devant moi quelqu’un à qui « il manque », quand je ne retrouve pas chez lui cette « atmosphère d’humanité » à laquelle je suis habitué ; quand cet autre ne me renvoie pas l’image attendue à laquelle j’aspire en permanence, je suis pris de panique : alors je fuis, je détourne le regard où je tente d’adoucir par des contorsions verbales, genre discours sur la différence. Ici, il ne s’agit pas de simple altérité (celle dont on cause dans les salons philosophico-éthiques) mais d’altération, d’une altération qui touche fondamentalement l’être humain, au risque de son essence. Et on ne peut pas faire « comme si ».

 

8 – « Ne pas se payer de mots ».  

Aussi le discours de la Ressemblance, du Semblable, du « malgré-nos-différences_nous-sommes-tous-pareils » est un leurre. Comme le leurre pour attraper les poissons, il présente des apparences séduisantes et cache l’enfer. C’est pourquoi je pense que les discours sur l’Homme, sur les droits de l’homme, sur la dignité humaine, sur le respect doivent être interrogés. Surtout lorsque, paradoxalement, plus ils sont tenus, plus les injustices, les inégalités augmentent… Il n’y a sans doute pas de relation de cause à effet et bornons-nous à ce constat : d’un côté, des discours humaniste, démocratique, républicain, généreux, éthique et « hyperéthique » ; de l’autre une réalité qui dit le contraire. Je sais que je cours le risque d’être accusé de tenir un discours « extrême » mais je veux pouvoir penser ensemble les deux termes de cette contradiction. Et faute de mieux de m’accrocher, dans tous les cas, à cette morale provisoire (Descartes), et peut être « garantie », que constitue le propos humaniste sur l’homme et sa dignité. Pourtant…

 

9 –  « Les faits sont têtus ».  

D’abord quelques faits historiques. En effet, l’histoire récente est pleine de manquements : Shoah, Serbes, Rwanda, Darfour, maltraitance de l’humain de toutes sortes indiquent bien combien est peu efficace comme garantie ce type de discours. L’actualité maintenant. Elle est fournie en atteinte à la dignité humaine. Inutile d’en faire la liste, vous la connaissez. La dernière en date, ce sont les personnes qui meurent de froid en plein milieu de nos trottoirs « modernes », et éclairés, et démocratiques.

 

10 – Objection : « Paris ne s’est pas fait en un jour ».

Il y a des avancées, des progrès, des améliorations. Le propos politique est fait de ce qu’on a fait et de ce qu’on va faire. « On ne peut pas tout avoir tout de suite ». « Vous comprenez, il y a la croissance, la mondialisation, l’Europe, les prises de conscience sont lentes, etc., etc. ». Il faut « donner du temps au temps ». Formule qui soit dit en passant en consacre une autre : « prends ton mal en patience » et est un signe manifeste d’impuissance. A l’innocence correspond l’impuissance. Mais quand on veut, on peut. Si on veut faire la guerre, on fait la guerre ; un rond-point pour les voitures, un rond-point pour les voitures. Faire de la politique, c’est faire des choix. Et ne pas choisir, c’est encore choisir. Certes, il y a des améliorations. On avance bien et tout porte à croire que nous vivrons des jours meilleurs. A mon sens non. Malgré tout cela, malgré les discours, malgré les dispositions (dont on vient d’avoir un échantillon dans les discours liminaires) quelque chose bloque, résiste, n’avance pas : on reste isolé, pris dans des carcans de pensée, le statut de personne n’est pas reconnu, la pauvreté s’accroît, le processus de désintégration se poursuit. Contre les discours, même pavés des meilleures intentions, l’enfer existe. L’enfer aujourd’hui existe pour des millions de personnes en France et dans le monde

 

11  – Quelle est alors la fonction de ces discours ?

Michel Foucault dans « Surveiller et punir » émet l’hypothèse suivante à propos des prisons : si des discours, des pratiques, des dispositions, des dispositifs, si les moyens qu’on met en œuvre ne parviennent pas à atteindre les fins qu’une société se fixe, c’est qu’ils ont une autre fonction. Pour les prisons, produire de la délinquance contrairement à ce qui se dit et semble se vouloir. Agir contre les discriminations, nommer un monsieur « discrimination », c’est pouvoir maintenir au sein de la société, des poches, des zones, des individus « désaffectés ».

 

12 – Relire le Capital.       

Bien que Marx soit mort et que pourtant on ne finisse pas d’enterrer, la thèse concernant l’utilisation du chômage comme moyen de pouvoir par le capitalisme peut être encore opératoire. Il est toujours d’actualité d’avoir au sein d’une société des zones de précarité à la fois pour permettre aux individus qui la composent de savoir ce sur quoi ils sont d’accord et ce qu’ils ne veulent pas être. Aussi de les menacer dans leur pseudo-stabilité : la peur reste toujours un moyen efficace de faire de la politique (Cf. Le Prince) et des affaires. Nos démocraties encore fortement inspirées du discours humaniste et républicain des Lumières tentent en vain de limiter les effets négatifs. Mais leur tendance au libéralisme leur font jouer un jeu cruel entre l’assistance et la répression voire le cynisme.

 

13 – Norme et norme.

Il existe des normes naturelles certes, mais il existe aussi des normes culturelles liées à l’état d’une société à un moment donné. La norme dit alors ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, d’être ou de ne pas être. Elle peut être explicite lorsqu’elle est édictée : « ne fais pas ceci, ne fais pas cela, c’est bien, c’est mal, c’est beau, c’est pas beau, c’est vrai, c’est faux… » mais elle peut être aussi – et c’est souvent le cas dans une société particulièrement atrophiée dans sa faculté de juger comme la nôtre – être implicite, sournoise. Par exemple, si la norme c’est être mobile, rapide, performant, en bonne santé, en forme physique, etc., elle met automatiquement des individus hors norme, les met à l’écart, les exclut… « gentiment ».

 

14 – Le sacrifice.

Les sociétés (il faudra faire un sort aussi à ce mot de « société » souvent employé seul. Ici il s’agit de société reposant sur une logique utilitariste) pourraient aussi fonctionner au sacrifice. D’une manière générale, le sacrifice d’une victime est un mécanisme de gestion de la violence dans les sociétés. Gestion de la violence des individus entre eux par une violence, légitime, exercée sur un seul ou un groupe d’individus. C’est une forme archaïque. Plus contemporaine est la forme sacrificielle contenue dans la doctrine utilitariste. Elle est illustrée par JP Dupuy par l’image du Caïphe devant décider du sort de Jésus : son argument explicite : mieux vaut la mort d’un homme que la mort de tous. L’utilitarisme moderne formule cette idée ainsi : certains membres de la société peuvent être privés d’une partie de leur bien-être à condition que ce soit pour le bien de tous. 15 % de chômeurs valent mieux qu’une catastrophe économique ! Rationnel ou immoral ?

 

15 – Le bouc émissaire.  

Le sacrifice pour se dérouler à besoin d’une victime ou de victimes. Mais n’est pas victime qui veut. La victime doit présenter dit René Girard, des signes victimaires. Ils sont facilement trouvés dès lors que les individus présentent des signes distinctifs, un profil particulier. Inutile de donner des exemples, l’histoire en est pleine. Et si les signes ne sont pas suffisamment distinctifs, au besoin on les invente. On produit du normal, un normal totalisant, une normalisation. Le bouc émissaire, même s’il ne dit plus son nom, a encore de beaux jours devant lui. En 10 ans, au pied de la forteresse Europe, 12000 personnes sont mortes noyées en tentant de rejoindre ses rives. Vous remarquerez que cette mort ne suscite pas beaucoup d’émotions et que par conséquent indique implicitement qu’il y a une norme qui permet de dire qui peut entrer dans le jeu social. Normalité consensuelle !

 

16 – Exception et concentration.

Outre les lignes de partage, de clivage qui fractionnent la société, il se manifeste aujourd’hui des formes inquiétantes d’exclusion. Deux formes. A) Une forme visible : contenue dans le modèle du camp (Giorgio Agamben) caractérisé comme zone d’exception (suspension temporaire de l’ordre juridique) illustré par Guantanamo, Sanguate, centre de rétention (250 enfants sont aujourd’hui dans ces centres) et zone de transit dans les aéroports, autant de zones de non droit. B) Une forme moins visible, contenue dans le modèle concentrationnaire. On connaît déjà la concentration des activités de travail, de loisirs, de commerces dans des lieux respectifs. On connaissait aussi le regroupement de personnes présentant le même le même profil dans des institutions. Elle s’étend maintenant aux vieux sous la forme des maisons dites de retraites ou encore « résidence », autre zone d’exception par la constitution d’un désert social par assignation. On peut croiser ce processus avec une autre tendance, celle qui consiste à créer des zones d’indifférence entre le public et le privé.

 

17 – Le lavabo et l’homme.

Si vous parlez d’un lavabo, implicitement vous faites référence à un certains nombre de caractéristiques communes à tous les lavabos sans lesquelles ils ne pourraient pas être appelés « lavabo ». Je pense à la forme creuse, l’alimentation en eau, une évacuation, pour l’essentiel. Pour l’accessoire, la forme, la couleur, la profondeur, etc. mais ces caractéristiques ne modifient en rien l’essence du lavabo. Ainsi, pour l’homme, parler de Nature humaine ou de l’Homme en général, c’est parler d’une essence universelle de l’Homme. Comme pour les lavabos, c’est dire qu’il existe des caractéristiques communes à tous les hommes sans restriction. C’est donc dire qu’il existe une définition de l’homme qui s’appliquerait à tous et à chacun d’entre eux sans équivoque. Très vite, comme pour nos pommes de tout à l’heure, nous allons trouver quelques caractéristiques essentielles : celles que nous retrouvons le plus souvent. Certes, à regarder les hommes, nous pourrions conclure que ce qu’ils ont en commun, c’est de ne rien avoir en commun et qu’ils ont plutôt des différences. Mais pas au point de nous empêcher de parler d’une nature humaine quelles que soient ces différences.

Mais il y a plus : il a pu arriver, en raison de différences trop manifestes ou sous prétexte de ces différences, de refuser le statut d’homme à des êtres qui manifestement pourtant ressemblaient à des hommes, comme par exemple les Noirs dont on a prétendu qu’ils n’avaient pas d’âme, ce qui autorisait à les utiliser comme esclaves ou comme les Juifs que les nazis comparaient à des rats ou à des microbes, ce qui préparait à l’idée qu’il était nécessaire de les supprimer et qu’en le faisant, on ne tuerait pas des hommes. Ce que je veux apporter ici par rapport à ce que j’ai déjà dit, c’est que l’idée d’un essence humaine (ou la recherche d’une essence humaine), de l’Homme, avec un grand H,  sur laquelle repose toute la philosophie, porte en elle-même, comme la nuée porte l’orage, l’exclusion ou la possibilité de l’exclusion. Tout simplement parce que le lavabo peut très bien en plus être un lavabo.

 

18 – Biopolitique et biopouvoir.

Je pointerai ici juste pour mention ces deux notions. Car il me semble, qu’à travers elles, se joue quelque chose de plus que ce que je viens d’exposer dans les 17 points précédents. Pour le moment, ce n’est qu’un tourment que je n’arrive pas à articuler avec le questionnement d’aujourd’hui, donc de la situation des personnes vulnérables et des raisons de cette violence sourde ou spectaculaire qui s’exerce sur eux. En deux mots, ces termes désignent l’intrusion du politique dans la vie des gens. On sait que nécessairement le politique a vocation à gérer la polis, la zoé, la vie des gens en tant qu’ils sont des citoyens de la Cité. La nouveauté, c’est que le pouvoir politique s’occupe depuis quelques temps déjà d’une autre vie des gens c’est-à-dire celle qui concerne leur santé, leur corps. Il intervient sur la naissance, la mort et les maladies considérées comme des facteurs de soustraction des forces, mais également la vieillesse, les accidents. Des exemples : l’euthanasie, l’avortement, la fécondation, la prise en charge des personnes âgées, l’injonction à vivre plus longtemps, les questions de santé (tabac, alcool…), la sexualité (sous différentes recommandations). Tout ce qui requiert des mécanismes d’assistance et d’assurance, et c’est le cas des personnes vulnérables, implique une intervention double du pouvoir : l’une dans la vie des citoyens (la zoè) et l’autre dans leur vie nue (le bios) désormais pénétrée par le scientifique, le médecin, le juriste et le souverain. Je laisse ici quelques points de suspension et d’interrogation.

 

19 – Changer de logique.

Il semble évident qu’il faille changer de logiques : politique, économique, idéologique. Changer de modèle de pensée. Changer de point de vue. Le point de vue de la fragilité et de la vulnérabilité. Une manière d’être autrement avec le monde. A la rapidité elle oppose la lenteur, l’entraide à la concurrence, l’inaction à l’action, la banalité à l’extraordinaire, à la raideur rationnelle, la souplesse de l’irrationalité, la faiblesse à la force, l’inutilité à l’utilité, le surplace à la mobilité, à la puissance l’impuissance, etc. Lao Tseu disait : « Partout et toujours, c’est le mou qui use le dur. Le non-être pénètre même là où il n’y a pas de fissure. Je conclus de là l’efficacité du non-agir. En ce monde, rien de plus souple et de plus faible que l’eau; cependant aucun être quelque fort et puissant qu’il soit, ne résiste longtemps à son action. Les vagues de l’océan viennent à bout des falaises les plus dures; et pourtant, nul ne peut se passer d’eau.

De même, l’homme qui vient de naître est souple et faible. Quand il devient fort, solide, raide, la mort le gagne… Celui qui est fort et puissant est marqué par le mort, celui qui est faible et flexible est marqué par la vie. Est-il assez clair que la faiblesse vaut mieux que la force et que la souplesse prime la raideur? » Il me vient à l’esprit que Marcel Duchamp avait détourné de sa fonction essentielle, un objet utilitaire. Le lavabo devient un vase pour fleurs !

 

20 – Douce utopie, douce espérance.  

Est-ce que le discours d’un monde meilleur a encore quelque sens compte tenu des désillusions qu’il provoque ? Nous vivons sur le modèle théologique du paradis pour demain, version laïque des lendemains qui chantent. Nous vivons dans le mythe d’un progrès de l’humanité, d’une humanité débarrassée du Mal, de la violence. Est-il seulement possible d’envisager un autre modèle, le modèle de, sinon la désespérance, celui de l’in-espoir et arriver à penser le monde dans ses contradictions, les tenir ensemble ? Bateau et naufrage, bonnes intentions et enfer, etc. Renoncer ainsi au désir d’être et penser alors « que les combats sont vains mais qu’ils méritent d’être menés » (Albert Camus, La Peste) ?

 

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