La chasse aux Rroms s’arrête à Douarnenez

 

Mediapart

 

22 août 2013 |

Sur la ligne C du RER, à Paris et dans sa banlieue, il arrive qu’un train nommé NORA croise une rame baptisée ROMI. L’inconscient de la SNCF existe : ne voilà-t-il pas une sorte de clin d’œil ferroviaire concernant les boucs émissaires que s’est toujours trouvée la France ? Sous l’occupation, l’historien Pierre Nora fut menacé d’être raflé. Aujourd’hui, les Rroms sont expulsés avec un zèle farouche. Il ne manque plus, sur le RER C, qu’une “mission” – intitulé officiel de la désignation des rames ! – ALLA (chute de “h” : pas plus de quatre lettres), pour incorporer les discriminations à l’encontre des citoyens musulmans. Et, pourquoi pas, une SOLA (Sola Scriptura : « par l’écriture seule », l’un des principes de la religion réformée), histoire de rappeler les dragonnades dont furent victimes, en notre étrange pays, les protestants…

Revenons aux Rroms, pour lesquels il en cuit cet été. Au mois de juillet, c’était le maire UDI de Cholet, Gilles Bourdouleix, qui grommelait, lors d’une altercation avec les gens du voyage : « Hitler n’en a peut-être pas tué assez. » Cette semaine, c’est la une infâme de Valeurs Actuelles, hérissée de stéréotypes et d’amalgames, fondée sur un sondage jetant de l’huile sur le feu et manipulé de surcroît, pour rendre encore plus acrimonieuses les réponses phobiques sollicitées.

Dans un tel contexte de chasse à l’homme, rapporté quasiment jour après jour dans Mediapart par Carine Fouteau, une bouffée salutaire refoulera les miasmes, du 23 au 31 août : le festival de Douarnenez, vétéran des rassemblements conviviaux et conscientisés, où la militance et la culture changent un instant l’air du temps, comme un petit vent frais breton…

Thème de cette 36e édition : “Rroms, tsiganes et voyageurs”. Avec une citation du linguiste Marcel Courthiade pour résumer l’esprit des lieux : « Les Rroms sont un cas d’école de tous les problèmes liées au fait d’être autre. » Douarnenez, parmi une foison de débats, d’expositions, de livres, de musiques, d’animations pour les enfants, ou de repas à la bonne franquette, c’est d’abord un festival de cinéma. Virgine Pouchard, co-programmatrice, en pince pour Papusza (2013), fiction inédite au somptueux noir et blanc, avec des sous-titres français tout juste réalisés par l’Institut polonais de Paris. Ce long métrage, de Joanna Kos-Krauze et Krzysztof Krauze, évoque le destin d’une poétesse polono-rrom, issue d’une famille de harpistes itinérants, Bronisława Wajs, dite Papusza (“Poupette”, 1908-1987) : « En osant transcrire ses poèmes par écrit, en défiant les lois de sa société, notamment sur la place réservée aux femmes, elle finit exclue de sa communauté », rappelle Virginie Pouchard.

Parmi les nombreux documentaires présentés, Virginie Pouchard souligne l’importance du Bateau en carton (2010) de José Vira, qui découvre, à Massy-Palaiseau, une communauté de Rroms vivant dans des conditions pires que celles des Portugais au siècle dernier, quand le réalisateur était logé là, avec ses parents. D’où un regard qui “désethnicise” la question, filmant des immigrés “ordinaires” et non une population spécifique stigmatisée comme telle.

Citons aussi, dans le programme d’une richesse impressionnante (à lire sous l’onglet “Prolonger”), Derrière le mur – improvisations filmées (2008), de la sociolinguiste et cinéaste Cécile Canut, qui avait signé dans Mediapart un billet de blog sur “l’ethnicisation négative” de la France. À la périphérie de la ville bulgare de Sliven, naguère réputée comme pépinière de musiciens, un mur coince désormais dans un ghetto la population jugée indésirable pour sa bougeotte. Oui, un mur, à l’instar de celui de Kosice, en Slovaquie, davantage sous le feu des projecteurs dans la mesure où la cité se retrouve cette année “capitale européenne de la culture”, rappelle Virginie Pouchard.

« Une identité forcément marquée par la défiance »

Le festival de Douarnenez, c’est aussi, selon son directeur depuis trois ans, Éric Premel, « une Agora frondeuse, avec 300 personnes tous les soirs, des activistes, des historiens, des artistes, questionnés ou interrompus par le public, sans langue de bois. Les gens lâchent leur téloche pour discuter entre eux ou s’enfermer dans le noir avec tout le genre humain sur le grand écran. Dans un partage facilité par cette ville rebelle de toujours, les riches et les pauvres, les cultivés et les pas éduqués explorent la complexité, la confrontation, le recul critique. C’est la meilleure façon d’éviter les amalgames. Nous essayons d’enlever les palissades mentales qui, trop souvent, séparent les citoyens chacun dans leur couloir de militance. Ils découvrent ici les problématiques semblables du couloir voisin : les chocs, les blessures, les rapports à la mémoire… »

Éric Premel ajoute : « Les festivals sont devenus des lieux d’excellence artistique ou de paillettes. Nous, avec nos 15 000 entrées payantes, nous refusons de nous arrêter au culturel et à l’esthétique. Nous voulons provoquer la pensée critique, fût-elle gênante. L’an dernier, le militant basque Gabriel Mouesca est venu raconter comment la France l’a détenu 16 ans tout en refusant de le juger, ce qui valut à Paris une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Ce n’est pas forcément ce que tout le monde veut entendre. »

Le prédécesseur d’Éric Premel, Erwan Moalic, qui co-dirigea le festival de Douarnenez de 1978 à 2010, se souvient de la 6e édition, en 1983, qui abordait déjà la question des Rroms et autres tsiganes. L’approche était peut-être plus folklorique et moins politique, mais la gauche récemment au pouvoir avait alors envoyé des représentants curieux et bienveillants : « Aujourd’hui, c’est plus distancié… »

À part Alain Régnier, préfet naguère collaborateur de Dominique de Villepin et devenu délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées (DIHAL), l’exécutif boude Douarnenez. L’un des participants aux débats, Régis Laurent (abonné à Mediapart), est médiateur du Finistère auprès des gens du voyage. Chaque département a le sien, ce qui fait de la Bretagne la seule région ayant établi ainsi de possibles garde-fous, dans un contexte où tout peut arriver.

Le service anthropométique mesure un romanichel...Le service anthropométique mesure un romanichel…

Régis Laurent, sociologue ayant consacré sa thèse aux pentecôtistes tsiganes (« je ne suis pas sensible à la religion, mais je voulais comprendre »), ne décolère pas en pensant au discours de Grenoble (30 juillet 2010) de Nicolas Sarkozy : « Il a empoisonné l’opinion publique. Ce fut le premier homme d’État à déblatérer, au sommet, des horreurs et des absurdités ouvrant la porte à toute la connerie de l’humanité. Il a libéré la pire des paroles. Le problème, de latent, est devenu hystérique. Ce fut une régression après les progrès timides de la loi Besson de juillet 2000, sous Lionel Jospin, concernant “les gens du voyage”. Ce terme administratif reflète la loi de 1912 ayant créé le carnet anthropométrique des nomades, puis la loi de 1969 euphémisant ce cadre juridique français visant une population spécifique sur une base ethnique. Face à cette persécution permanente légalisée, les gens du voyage ont construit une identité forcément marquée par la défiance, d’où une forme d’agressivité qui peut choquer chez eux, au premier abord, quand on ne les connaît pas. Le festival de Douarnenez me semble apte à permettre cet aperçu sur la législation, avec également des données historiques, anthropologiques, artistiques, sur ces populations diverses, démunies, vulnérables, sans relais politique. J’espère y trouver – et je vais tenter d’y répercuter – un discours à contre-courant de ce qui se dit et s’écrit dans les médias ; je ne parle pas de Mediapart, bien entendu !… »

À lire, sous l’onglet “Prolonger”, le dossier de presse riche et complet de ce 36e festival de cinéma de Douarnenez (23 au 31 août 2013).

La boîte noire :Comme l’explique le tout premier lien de l’article à ceux qui pourraient s’étonner du redoublement de la consonne “r” au début de Rrom : « Le mot vient du rromani, c’est-à-dire la langue du peuple rrom. En rromani, il prend deux “r” et se distingue donc du “r” simple, qui existe aussi. En phonologie, on appelle cela une opposition. Par exemple “rani” veut dire “dame”, alors que “rrani” veut dire “branche”. Depuis les débuts de la littérature rrom dans l’Union soviétique des années 1920, ce son particulier était transcrit en double “r”, transcription reprise dans l’alphabet du rromani adopté en 1990 par l’Union rromani internationale. » Bref, un acquis du socialisme réel…