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Nantes: un deuxième manifestant grièvement blessé à l’œil témoigne

Par Louise Fessard

13 mars 2014
Mediapart.fr

La liste des manifestants blessés le 22 février lors de la manifestation contre Notre-Dame-des-Landes s’allonge. Après Quentin Torselli éborgné par des tirs policiers, un autre jeune homme, Damien, a également été grièvement blessé à l’œil. Il a déposé plainte.

Damien, 29 ans, est coffreur maçon à Rezé, au sud de Nantes (Loire-Atlantique). Il travaille pour des agences d’intérim. Mais depuis le samedi 22 février 2014, le jeune homme, originaire de Normandie et qui ne souhaite pas voir son nom de famille apparaître, ne sait pas s’il pourra reprendre son métier. Ce soir-là, alors qu’il participait avec sa sœur et son colocataire à la manifestation contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes à Nantes, Damien a reçu un projectile dans l’œil qui a provoqué une « contusion sévère du globe oculaire ». « C’était la première fois que j’allais à une manif, je ne suis pas activiste ou quoi, mais je trouve ça un peu bête de détruire autant de nature alors que l’aéroport de Nantes n’est pas utilisé à 100 % », dit-il.

Photo prise par Damien à l'hôpital après son opération.
Photo prise par Damien à l’hôpital après son opération.

Damien poursuit : « J’ai écouté tous les débats, ce qui m’intéressait, c’était les pour et les contre. Puis, vers 18 heures, je me suis déplacé là où il y avait de l’ambiance, par curiosité. Au niveau du bar « Le Chat noir », rue du Guesclin (près de la place de la Petite Hollande), ça a commencé à péter. J’étais entouré de gaz lacrymogènes et de grenades assourdissantes, face aux policiers. C’est là que je me suis pris un truc dans l’œil, je ne sais pas si c’était un tir de Flashball ou une grenade. Mon œil était en sang, deux personnes m’ont emmené pour me faire traverser le barrage de CRS. » Conduit en ambulance aux urgences du CHU de Nantes, ses paupières ont été recousues le soir même (quatre points de suture en haut, deux en bas), avant une exploration de l’œil le lendemain matin au bloc opératoire. « Je n’ai même pas un dixième de vision à l’œil gauche, explique Damien. Quand je me concentre, je vois juste des ombres. » Il a le moral à zéro depuis que les médecins lui ont dit lundi 10 mars « que ce n’était pas opérable et que (s)on état ne pourrait pas s’améliorer ».

« Au début, les CRS tiraient en l’air, puis ils ont commencé à tirer à hauteur d’homme, Flashball et même lacrymos, décrit Alexandre son colocataire de 27 ans, qui était à quelques mètres. Les policiers rejetaient même les pierres que les gens leur jetaient. Dix minutes avant que Damien soit blessé, il y a un mec à côté de moi qui a reçu une balle en pleine face sur le nez. Ça a fait un bruit d’impact bizarre, le mec est tombé direct, avec le nez qui pissait le sang. » Quelques instants plus tard, il raconte s’être retourné et avoir vu son ami Damien au sol avec l’œil en sang.

Marine, sa sœur de 25 ans, qui avait récemment rejoint son frère à Nantes pour chercher du travail, n’a, elle, rien vu : « Avec le mouvement de foule, j’étais à quelques mètres. C’est un ami qui m’a prévenu que mon frère était aux urgences. » De son côté, elle affirme avoir reçu un tir de Flashball dans le ventre et un autre sur la jambe. « Sur le coup, je n’ai pas compris, ça m’a coupé le souffle, raconte la jeune fille. Et c’est en soulevant mon tee-shirt aux urgences, que j’ai vu que ça m’avait carrément brûlé au thorax. Comme j’étais surtout affolée pour mon frère, je ne me suis pas fait examiner. »

Elle estime qu’il y a eu un « gros dysfonctionnement » au CHU de Nantes : « Mon frère est ressorti le soir même avec son dossier médical sous le bras ! Le dimanche matin, les infirmières ne comprenaient pas comment c’était possible qu’on lui ait dit de ressortir. Il a été hospitalisé jusqu’au mardi. » Le jeune homme raconte être rentré chez lui à pied le samedi soir « avec une ordonnance pour des antidouleurs » : « J’ai eu des vertiges, j’ai vomi deux fois sur le trajet et on n’a pas croisé de pharmacie de garde. » Le CHU a-t-il été débordé ? Environ une quarantaine de manifestants blessés auraient été admis dans la soirée, selon la préfecture de Loire-Atlantique.

Damien a hésité avant de se décider à déposer plainte le 6 mars pour « violences volontaires par personne dépositaire ayant provoqué plus de huit jours d’ITT ». « La gendarmerie de Rezé a refusé de prendre la plainte, à l’interphone ils m’ont dit qu’ils ne prenaient pas les plaintes alors j’ai été au commissariat de Nantes, dit-il. Ça s’est bien passé, mais ça les embêtait bien que je dépose plainte. À un moment, le policier qui m’auditionnait, m’a demandé : « Tu portes plainte contre X ? » J’ai dit oui et il a répondu « Oui, de toutes façons, on était en face de vous ». » Questionné par l’officier de police judiciaire, le jeune homme dit avoir vu des personnes jeter des projectiles en direction des forces de l’ordre, mais ne pas avoir participé. Le policier insiste, s’étonnant que le jeune homme se soit dirigé « en direction des affrontements » – « Vous saviez quand même qu’il y avait des risques ? » – avant de l’interroger sur sa tenue ce jour-là, son appartenance à un parti politique et une éventuelle consommation d’alcool ou de drogue. « Il y avait des petits groupes de casseurs, mais ils devaient être une vingtaine grand maximum, et on était séparés des flics par un barrage de palettes : les flics n’étaient vraiment pas menacés, nous assure de son côté Alexandre. Nous, on était là pour faire bloc, nous étions vraiment pacifistes. Jusqu’au moment où j’ai vu ce qui était arrivé à Damien, là j’ai participé un peu. »

Près de trois semaines après la manifestation, Damien a encore du mal à revenir sur les faits. « Je suis conscient qu’il faut en parler, mais ça me gave, j’en ai les larmes aux yeux, lâche-t-il, en plein désarroi. Avant je passais la journée à pousser des brouettes dans la poussière sur des chantiers. Là, je ne peux pas conduire, je ne peux pas travailler ni gagner d’argent. Dès que je fais deux kilomètres en vélo, que je monte des marches en courant ou que j’ai le soleil dans les yeux, j’ai des migraines, ça me pète le casque. Déjà que je galérais à trouver du boulot fixe, je ne sais pas ce que je vais faire. »

Le soir du 22 février 2014, un autre jeune homme, Quentin Torselli, a lui aussi été grièvement blessé place de la Petite Hollande, alors qu’il cherchait à se replier face à un barrage de CRS selon son témoignage. Ce jeune charpentier cordiste de 29 ans a, lui, perdu son œil et devra encore subir plusieurs opérations chirurgicales. Il a déposé plainte le 27 février 2014. « Quentin est encore sous le choc, il ne veut pas trop médiatiser tout cela, même avec ses amis il a du mal à parler », explique sa mère Nathalie Torselli, jointe le 13 mars. Elle dit « avoir quitté le monde des bisounours » et entend mener combat « pour dénoncer ces pratiques folles ». « C’était un manifestant pacifiste parmi un millier de manifestants pacifistes, voilà tout », résume-t-elle.

Matériel que Marine, la sœur de Damien, a récupéré dans la rue où il a été blessé.
Matériel que Marine, la sœur de Damien, a récupéré dans la rue où il a été blessé. © DR

Alors que la préfecture nous avait assuré le 24 février que seuls des LBD 40×46, des Flashball deuxième génération plus puissants et précis, avaient été utilisés, plusieurs vidéos et photographies montrent qu’au moins un policier était bien armé de Flashball et en a fait usage. L’un de ses tirs a même blessé un photographe indépendant Yves Monteil alors qu’il filmait. Le photographe, qui a déposé plainte le 2 mars auprès du procureur de Nantes, doit être très prochainement entendu par la délégation de Rennes de l’IGPN. La question est d’autant plus sensible à Nantes qu’en avril 2012 le tribunal correctionnel avait relaxé un policier qui avait tiré sur un manifestant mineur en novembre 2007. Il l’avait blessé au point de lui faire perdre à tout jamais la vue d’un œil.

Côté forces de l’ordre, la préfecture de Loire-Atlantique compte 27 fonctionnaires (13 CRS et 14 gendarmes) admis au CHU. Questionné mercredi soir par la rédaction de Mediapart sur les blessures causées par le Flashball, Manuel Valls a éludé la question et a évoqué le cas d’un commissaire grièvement blessé à Nantes. Selon le service de communication de la police nationale, il s’agit en fait d’un commandant de police de la CRS 40. Ce dernier a été sérieusement atteint au bras par deux pavés jetés par des manifestants et a du être opéré. «Ils ont subi une véritable pluie de pavés et de projectiles divers», précise le ministère.

déposé

La boîte noire :Un premier entretien avec Damien a été réalisé le 8 mars par Luc Douillard (père du jeune homme blessé en novembre 2007). L’article a été modifié le 14 mars à 17 heures suite à des précisions apportées par le service de communication de la police nationale.

Occupation d’une onglerie à Paris : un nouveau LIP

Par Pascale Fautrier

Depuis le 3 février, quatre salariées chinoises, un chinois, et deux africaines, sans contrat, sans papiers, sans salaires, abandonnés par leur gérant disparu, ont décidé d’occuper leur boutique 24h sur 24, et de la gérer eux-mêmes. C’est la première fois que des travailleurs sans papiers chinois participent à un tel mouvement.

Soutenus par la CGT, le Maire du Xème et les sections locales des partis de gauche (surtout le Front de gauche et ses composantes), ils ont pu obtenir, mais seulement pour cinq d’entre eux, qu’un dossier de régularisation soit constitué par la préfecture. Leur aventure risquée se poursuit : allons leur rendre visite pour les aider de toutes les manières possible, pour se vernir les ongles, se couper les cheveux, les aider financièrement ou seulement causer.

La préfecture refuse de révéler l’identité du propriétaire des lieux que seul le gérant connaissait : leur situation est donc fragile. Interrogeons-nous au passage sur la collusion entre les services de police, la préfecture de police, le ministère de l’intérieur et les mafias qui organisent les réseaux de travail clandestin grâce à de vastes propriétés immobilières. Ce qui motive l’attitude de la préfecture, semble-t-il, c’est la peur de voir ce mouvement faire tâche d’huile : un vaste mouvement populaire et public de travailleurs sans papiers demandant leur régularisation mettrait le pouvoir public en difficulté. Les vraies questions risqueraient d’être posées, par exemple celle-ci : l’Etat n’est-il pas le complice actif de la mafia puisqu’il préfère protéger les vrais responsables de ces réseaux d’esclavage humain, plutôt que d’assumer ses responsabilités politiques de justice en dénonçant les vrais responsables et en légalisant les travailleurs sans papiers actuellement en situation d’esclavage? D’autres questions viendraient alors, tout naturellement, s’enchaîner à celle-ci : quelle est au juste la fonction de la police soi-disant républicaine, chère à Monsieur Valls, invité de Médiapart, en pleine offensive politicienne de séduction des électeurs de gauche : chasser le sans-papiers ou s’attaquer aux réseaux internationaux de mafieux? Une autre question s’ensuivrait, dont Monsieur Montebourg, tout nouvel ami de Monsieur Valls, connaît, j’en suis certaine, la réponse : y a-t-il une si grande différence de nature entre les réseaux « légaux » du capitalisme financier, prompt à s’évader fiscalement, et ces réseaux internationaux de propriétaires fonciers et de détenteurs de capitaux volatiles, habiles à blanchir l’argent d’où qu’il vienne, et par exemple de l’évasion fiscale? Alors quoi, la police, Monsieur Valls, et son armada de papiers d’identité, républicaine, vraiment ? Savez-vous, lecteurs de Médiapart, que cette institution de la carte d’identité obligatoire qui nous semble naturelle, date de l’entre-deux-guerres ; le premier carnet anthropométrique obligatoire  a été imposé d’abord aux populations nomades, considérées comme dangereuses : les nazis allemands et les polices locales, notamment françaises, grâce à ces « papiers d’identité », allaient bientôt exterminer les Roms et tsiganes, envoyés dans les camps de la mort, en compagnie des Juifs, à qui l’on impose aussi, peu de temps après, de porter sur eux leurs « papiers ». Il reste à démontrer, Monsieur Valls, que l’administration policière donc, disais-je, et son obsession des « papiers », invention bien plus récente que la République révolutionnaire, soit bien honnêtement « républicaine »? Même le vieux Clémenceau hocherait la tête, dubitatif : celui qui parlait, à la fin de sa vie, n’est-ce pas, de l’inéluctable gouvernement des oligarchies. Votre police, Monsieur Valls, que vous qualifiez bien hâtivement de « républicaine », son vrai rôle, une fois levé le voile commode des fictions servies aux enfants et aux imbéciles (la dernière en date de ces fictions, chère aux néo-socialistes : le sentiment d’insécurité des « populations fragiles », comme si leur insécurité ne venait pas d’abord de leur état d’abandon social), le vrai rôle de la police soi-disant « républicaine » de Monsieur Valls, donc, ne serait-il pas de rendre visible le misérable crime des pauvres, pour mieux travailler à camoufler les crimes ramifiés des riches, autrement puissamment destructeurs de la dignité et des droits des personnes ? Quant à la soi-disant incapacité de l’état à régulariser les travailleurs sans-papiers : quand se demandera-t-on qui a intérêt, un intérêt immédiat, financier, sonnant et trébuchant, à nourrir dans l’opinion publique les sentiments xénophobes et sécuritaires, qui permettent aux nouveaux esclavages de nourrir les profits à défaut d’une fantômatique « production industrielle »? Quand l’Etat cessera-t-il fermement, sûrement, de se rendre complice de l’exploitation de la misère? Seule la régularisation des sans-papiers permettrait de penser qu’un pas est fait en ce sens.

Versailles Saint-Quentin: l’incroyable descente aux enfers d’une université

Par Lucie Delaporte

07 mars 2014 |-
Mediapart.fr

En quasi-banqueroute, l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines paie aujourd’hui les frais de la gestion calamiteuse de ces dernières années. L’établissement est en particulier asphyxié par deux PPP (partenariats public-privé) sur lesquels planent de lourds soupçons de conflits d’intérêts et de favoritisme. Son ancienne présidente est mise en cause.

Drôle de record. Quatre ans après avoir été l’une des premières à accéder à l’autonomie, l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines est aussi la première du quinquennat à passer sous tutelle rectorale. Une sanction sévère, que s’était refusé jusque-là à mettre en œuvre le ministère et qui signifie que cette jeune fac francilienne est incapable de se gérer elle-même. Un signal inquiétant pour une université de quinze mille étudiants qui figurait, il y a peu encore, parmi les meilleurs élèves de l’autonomie : très bon taux de réussite en licence, bonne insertion professionnelle de ses étudiants…

Sauf qu’aujourd’hui, la fac est au bord du gouffre. Le recteur de Versailles doit donc dans les prochains jours, en lieu et place de la présidence, annoncer le budget 2014 pour l’université en proie à une crise financière sans précédent dans un monde universitaire pourtant déjà plus que morose. En dépit de coupes drastiques, le budget proposé par l’équipe dirigeante de l’UVSQ (Université Versailles Saint-Quentin) mi-février affichait encore un déficit de 5,2 millions d’euros, ce qui a conduit le recteur Pierre-Yves Duwoye à le refuser une nouvelle fois. Et à reprendre la main.

Campus Humanité de l'UVSQ

Si, aujourd’hui, près d’une vingtaine d’universités sont en déficit, car chroniquement sous-dotées par l’État, la crise que traverse l’UVSQ est néanmoins hors norme. Car elle résulte en grande partie d’une gestion où, selon un rapport de la Cour des comptes qui doit sortir ces jours-ci, plus que de la maladresse, la probité des dirigeants est clairement mise en cause. Selon nos informations, la manière dont ont été passés les deux contrats de partenariat public-privé (PPP), ces contrats qui délèguent au privé le financement ou la gestion d’ouvrage d’un établissement public, et qui étranglent les finances de l’université fait planer de graves soupçons de conflits d’intérêts et de favoritisme.

Il y a quelques jours, l’ancienne présidente Sylvie Faucheux, qui a été nommée l’an dernier rectrice de Dijon, a d’ailleurs été débarquée en conseil des ministres. Officiellement pour mieux pouvoir assurer sa défense. Devant les graves éléments découverts par la rue Cambon, il était malvenu de paraître soutenir celle qui fut, en 2007, candidate PS aux législatives dans les Yvelines. Selon nos informations, de récentes découvertes de la Cour des comptes pourraient valoir à Sylvie Faucheux d’être déférée devant la cour de discipline budgétaire de l’institution.

Alors qu’elle couvait en réalité depuis plus d’un an, la crise de l’université éclate officiellement en novembre, lorsque le nouveau président Jean-Luc Vayssière annonce qu’il ne peut pas payer les salaires de décembre et que, faute d’un soutien exceptionnel de l’État, il risque de devoir tout simplement mettre la clé sous la porte après les partiels de janvier. Pour le ministère de l’enseignement supérieur, qui sort tout juste d’un bras de fer avec la présidente de Montpellier 3, Anne Fraïsse, menaçant quant à elle de fermer son antenne de Béziers si elle n’obtenait pas le soutien nécessaire à son fonctionnement, il est hors de question de régler la facture. Ce serait, estime-t-il, avec près d’une vingtaine d’universités en déficit, la porte ouverte à tous les chantages.

Si l’ambiance sur place est évidemment électrique, avec des personnels et des étudiants inquiets, le ministère refuse de combler le trou et n’accorde qu’une aide minimale à la fac pour passer le cap de la fin de l’année. L’université est alors dans une situation des plus précaires. La menace sur les salaires s’éloigne mais les fournisseurs, eux, ne sont plus payés. « Les étudiants en médecine ont dû se cotiser afin d’acheter des feuilles pour leurs examens », raconte un enseignant atterré qui explique que le chauffage a aussi été coupé dans plusieurs salles. L’activité des laboratoires est stoppée.

L’absence de soutien de l’État apparaît en interne d’autant plus injuste que la fac a fait beaucoup d’efforts depuis un an.

En mars 2013, lorsque le nouveau président Jean-Luc Vayssière découvre un trou de près de trois millions d’euros pour boucler le budget 2013, il lance un vaste plan de retour à l’équilibre, synonyme de coupes tous azimuts : réduction de l’offre de formation, gel des emplois, économies de fonctionnement. Malgré cette potion amère – qu’ont connue de nombreuses universités ces deux dernières années –, un an plus tard, le compte n’y est pas du tout. L’intersyndicale estime qu’il manque en réalité dix millions d’euros au budget de l’université pour fonctionner normalement.

Comment l’université en est-elle arrivée là ? Le rapport de la Cour des comptes, dont Mediapart a pu consulter la version quasi définitive, dresse un bilan extrêmement sévère de la gestion de ces dernières années.

Une politique clientéliste qui a pourri l’ambiance

Comme à son habitude, la Cour des comptes pointe un dérapage des dépenses par des embauches inconsidérées. À savoir, 200 recrutements sur les trois dernières années pour un effectif total d’un peu plus d’un millier de personnes, avec 148 embauches pour la seule année 2011, au lendemain de l’autonomie. À l’époque, le ministère de l’enseignement supérieur, qui sort du long conflit anti-LRU, encourage les présidents d’université à la dépense pour mieux vendre l’autonomie auprès de leurs personnels et montrer que celle-ci est bien synonyme de développement. Pas question alors de serrer les cordons de la bourse, au contraire.

D’autre part, la logique de concurrence propre à l’autonomie qui s’installe dès lors entre les établissements, particulièrement violente en Ile-de-France, pousse ceux-ci à multiplier leur offre de formation. L’UVSQ créera ainsi plus de 70 spécialités de masters sur cette période-là.

L'ancienne présidente Sylvie Faucheux
L’ancienne présidente Sylvie Faucheux

Les enseignants chercheurs font valoir que les effectifs étudiants sur la période ont eux aussi crû dans les mêmes proportions et qu’il fallait bien suivre. « Nous nous sommes donné les moyens d’être une université qui fonctionne bien et qui pour cette raison a obtenu de bons résultats », affirme par exemple Jérôme Pélisse, maître de conférences en sociologie.

Les rémunérations qui se mettent en place au lendemain de l’autonomie font aussi un peu tousser la rue Cambon. « Les sommes consacrées à la politique indemnitaire ont crû de 30 % en trois ans et contribuent pour 8 % à l’augmentation de la masse salariale », souligne la Cour. Entre 2010 et 2011, les primes pour les enseignants sont ainsi passées de 1,7 million à 2,3 millions et ce sans que, note la Cour, les procédures soient toujours respectées.

« L’ancienne présidence avait une politique très clientéliste en la matière, ce qui a complètement pourri l’ambiance de certains labos », rapporte la mathématicienne Brigitte Chauvin, également secrétaire de la section du Snesup de Versailles. Le conjoint de la présidente, l’économiste Martin O’Connor, aurait été particulièrement gratifié tout comme une série de chargés de mission, dont l’intérêt des « missions » pour l’établissement n’était pas toujours évident.

Dans un optimisme financier manifeste, l’université a aussi créé durant cette période des dispositifs d’intéressement pour des motifs flous et surtout non prévus par la réglementation, note sèchement la Cour. L’établissement ne produit d’ailleurs pas de rapport annuel sur le sujet comme elle y est normalement obligée.

Si ces éléments jettent le trouble sur les pratiques de l’ancienne présidente, le rôle de Sylvie Faucheux dans la signature de deux PPP au cours de son dernier mandat soulève encore plus de questions. Car la très grave crise de l’UVSQ est en bonne partie due à ces deux contrats qui étranglent aujourd’hui les finances de la fac et semblent avoir été négociés en dépit du bon sens, en tout cas pour ce qui concerne les intérêts de l’université puisque, du côté des prestataires, l’opération s’avère plus que juteuse.

UFR de médecine
UFR de médecine

Le premier PPP, signé en 2009, concerne la construction d’un bâtiment pour l’UFR de médecine. Les termes du contrat passé avec la société Origo, filiale à 94 % de Bouygues, sont les suivants : de 2010 à 2012, l’entreprise construit le bâtiment puis la fac s’engage à payer un loyer pour la maintenance et l’entretien. Première mauvaise surprise, le coût final de l’opération dépasse de 40 % le montant initialement prévu, pour atteindre les 113 millions d’euros. La dotation de l’État ne suffit pas à payer des loyers. Ce qui plombe chaque année le budget de l’université de 700 000 euros.

L’intérêt des pouvoirs publics, qui investissent quand même – en plus des loyers à venir – 22 millions d’euros, est tout sauf évident. Mais la MAPP, l’organisme d’État chargé curieusement à la fois de promouvoir les PPP et de se prononcer sur leur validité, n’a jamais rien trouvé à y redire. Pour la filiale de Bouygues, le taux de retour sur investissement des actionnaires est confortablement fixé à 7,8 %, après impôt.

Lobbyiste des PPP

C’est néanmoins le second PPP, dit de « performance énergétique », qui pose le plus de problèmes. Porté par Sylvie Faucheux, qui est aussi économiste du développement, il part de l’idée séduisante de rendre les bâtiments moins énergivores tout en produisant sur place des énergies renouvelables : panneaux photovoltaïques, chaufferie biomasse, éolienne. Le contrat signé avec une filiale de GDF Suez, Cofely, promet au départ 12 millions d’euros d’économies en 20 ans pour un investissement de 4,93 millions, eux-mêmes financés par des économies d’énergie… Le projet d’établissement de 2008 affirme même que l’université pourrait grâce à sa maîtrise d’ouvrage devenir « un centre de référence en la matière ».

Première bizarrerie, l’augmentation du coût du gaz et de l’électricité n’a pas été anticipée et reste uniquement à la charge de l’université, ce qui est un peu étrange – relève là encore la Cour des comptes –, étant donné que le prestataire est lui-même producteur. « GDF Suez vend du volume, vous croyez réellement qu’ils ont intérêt à faire faire de grosses économies d’énergie à l’université ? » s’amuse un expert qui a suivi de près le dossier et s’étonne du peu de contrôle desdites économies dans ce PPP. « On peut même se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’un contrat de vente d’énergie sur un énorme périmètre avec un abus de position dominante », ajoute-t-il. Curieusement, le contrat intègre le nettoyage et la maintenance, qui n’ont pourtant aucun rapport avec le développement durable mais sur lesquels l’entreprise compte bien faire aussi sa marge.

 

Campus de l'UVSQ
Campus de l’UVSQ

Là encore, les coûts dérapent sérieusement. Alors que l’université frôle le gouffre en ce mois de décembre, et est incapable de boucler son budget 2014, des représentants de la filiale de GDF Suez sont reçus au ministère pour évoquer les termes de ce contrat qui plombe un peu plus les comptes de la fac. « Ils ont été très coopératifs, ils avaient bien compris le risque pour eux d’apparaître comme les responsables de la ruine d’une université », rapporte un participant.

Au terme de cette réunion, le contrat de PPP est – fait exceptionnel – renégocié sans aucune pénalité et GDF Suez accepte que soient sortis la maintenance et le nettoyage, soit 50 % du coût total. À croire que le ministère avait bien quelques arguments.

Les premiers éléments d’observation de la Cour des comptes faisaient état de plusieurs dysfonctionnements : « l’équipe mise en place par le prestataire », pour l’amélioration des performances énergétiques, « est insuffisante en nombre et en compétence », assure la Cour qui souligne par ailleurs que les « prestations de certains lots techniques sont inexécutées ». L’entreprise préconise aussi « systématiquement le changement de l’ensemble des équipements plutôt que des réparations parfois moins onéreuses ». En clair, l’université se fait manger allègrement la laine sur le dos.

Le rôle de Sylvie Faucheux dans la signature de ces deux PPP controversés a été prédominant. Elle les a ardemment défendus en tant que présidente de Fondaterra, une association loi de 1901 devenue fondation de l’université en 2009, qui milite pour des projets de développement durable à l’échelle des territoires. Une association dont les membres fondateurs sont GDF Suez, EDF, Vinci, et dont Bouygues est également partenaire.

Or Fondaterra est intervenue à plusieurs reprises comme experte pour défendre le PPP énergétique, comme lors de ce CA du 23 janvier 2007 où la directrice générale de Fondaterra, Marie-Françoise Guyonaud, prend la parole pour promouvoir le PPP sans que personne ne sache à quel titre elle assiste à ce conseil d’administration, ne figurant même pas parmi les personnalités invitées. Selon nos informations, toute entreprise souhaitant concourir à l’appel d’offres devait adhérer à Fondaterra moyennant un droit d’entrée à acquitter en espèces.

« Le rôle de Fondaterra dans le processus d’élaboration a-t-il conduit à ce que l’un ou l’autre de ses membres fondateurs ait pu bénéficier d’informations particulières sur la nature, le périmètre ou le calendrier du marché ? » s’interroge la Cour des comptes. « Ce qui est sûr, c’est que GDF Suez a su très tôt que le marché était pour eux. Ils s’en vantaient publiquement avant que la décision ne soit officiellement prise », rapporte un industriel.

Lors d’un petit déjeuner organisé par la chaire PPP de la Sorbonne, le 18 janvier 2011, la présidente de l’université et Pierre Guyard, directeur marché collectivités et habitat chez Cofely (GDF Suez) sont invités à exposer l’intérêt des contrats de performance énergétique. Selon un participant qui préfère rester anonyme, le second présente son projet et semble tenir pour acquis que sa société va remporter le marché (voir l’invitation ci-dessous). On est pourtant six mois avant que le conseil d’administration de l’université ne se prononce en faveur de l’entreprise…

Interrogé par Mediapart, Pierre Guyard a expliqué qu’il n’avait néanmoins parlé que des contrats de performance en général ainsi que d’un autre projet de PPP en Alsace. À six mois de la signature d’un contrat de plusieurs millions d’euros, ce rendez-vous de la présidente de l’université avec l’un des concurrents a, quoi qu’il en soit, quelque chose de surprenant.

Alors que le marché des PPP universitaires attise les appétits des industriels du BTP, en ce début de quinquennat Sarkozy où l’autonomisation des établissements laisse miroiter de séduisantes perspectives, Sylvie Faucheux joue, selon nos informations, un rôle déterminant au sein du « Club PPP », un lobby pro-PPP qui regroupe les grands noms du BTP et de l’énergie. « Parmi les nouveautés, vous verrez également que le Club a créé un nouveau think tank autour de l’Université et des services et que Sylvie Faucheux, présidente de l’UVSQ, a orchestré », explique en 2011 dans une brochure interne Marc Teyssier d’Orfeuil, délégué général du club et ami intime de Nicolas Sarkozy.

Prix du club PPP
Prix du club PPP

La même année, Sylvie Faucheux reçoit de son club le prix de la « présidente engagée » (voir ci-contre).

Contactée par Mediapart, Sylvie Faucheux se dit « bouc émissaire et victime d’un règlement de comptes politique » (lire aussi la lettre ouverte qu’elle a adressée à la presse), et assure qu’elle n’a pas été rémunérée pour ces activités de lobbying. Marc Teyssier d’Orfeuil n’a, quant à lui, pas donné suite à nos appels.

Si les dérives de la présidence de Sylvie Faucheux sont très lourdes, comment expliquer que personne n’ait tiré plus tôt la sonnette d’alarme ? L’actuel président Jean-Luc Vayssière, qui était alors vice-président à ses côtés, et a donc tout voté en conseil d’administration, pourrait se retrouver à son tour dans une situation délicate.

La boîte noire :Pour cette enquête Mediapart a interrogé une dizaine de personnes, certains ont préféré resté anonyme. L’ancienne présidente Sylvie Faucheux que nous avions interrogé a souhaité à la suite de sa publication exprimer un droit de réponse qui est à lire dans l’onglet « Prolonger ».

Dans les ZEP de Clermont-Ferrand: «Si la maîtresse te parle de zizi, tu rentres à la maison»

Par Rachida El Azzouzi

10 mars 2014 |
Mediapart.fr

 D’un SMS, Farida Belghoul, fer de lance des journées de retrait de l’école, et sa nébuleuse, ont fini d’ébranler la confiance en l’Éducation nationale de centaines de familles, majoritairement musulmanes, dans les cités populaires. À Clermont-Ferrand, un absentéisme record a été enregistré dans les ZEP.

 Clermont-Ferrand, de notre envoyée spéciale

C’est l’histoire de « la rumeur », comme ils l’appellent. Une campagne d’opinion qui en dit long sur les crispations gangrénant la société française et sur le schisme entre une partie des classes populaires et l’école républicaine. Elle a commencé à se répandre il y a un peu plus d’un an, au moment du débat sur le mariage pour tous. Elle a ciblé précisément les familles de confession musulmane à la périphérie des villes, dans les zones défavorisées, au pied des barres en béton des cités, où tous les voyants sont au rouge en matière d’emploi, de santé, d’éducation, de sécurité et de foi en la République.

Sortie d'école dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand.
Sortie d’école dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand. © Rachida El Azzouzi

Des bruits, des voix, des sons, des tracts, venus d’un peu partout, amplifiés par les réseaux sociaux et le bouche à oreille, se sont mis à dire que l’école allait apprendre « l’homosexualité », « la masturbation », « la théorie du genre » aux enfants dès la maternelle, dès la crèche, « des mots qui sont interdits et qui font peur dans notre communauté », souffle une maman musulmane. À la rentrée de septembre, « la rumeur » a de nouveau enflé aux abords des groupes scolaires, des mosquées, des marchés, des associations de quartier, affolant les parents. Certains ont posé la question aux instituteurs. D’autres n’ont pas osé tant on touche à des tabous, ou parce qu’ils ne parlent pas ou pas assez bien le français, n’ont jamais mis le nez dans les programmes scolaires.

Puis il y a eu, fin janvier, à deux mois des élections municipales, « le SMS » de Farida Belghoul, l’apôtre des Journées de retrait de l’école (JRE), cette ex-figure de la lutte antiraciste, passée à l’extrême droite, nouvelle égérie de la réacosphère, vent debout contre l’enseignement de l’ABCD de l’égalité qui vise à lutter contre les stéréotypes de genre entre filles et garçons (lire ici notre enquête). Ardemment relayé par ses comités locaux, avec cette phrase, attribuée à tort à la sénatrice socialiste Laurence Rossignol : « Les enfants n’appartiennent pas à leurs parents mais à l’État », son SMS a fini d’ébranler la confiance en l’école républicaine de centaines de familles musulmanes à travers l’Hexagone.

En Auvergne, l’académie de Clermont-Ferrand (l’une des dix académies qui expérimentent en France l’ABCD de l’égalité) n’y a pas échappé. Dans cette ville de 140 000 habitants, ouvrière et de gauche, où il fait bon vivre, même dans ses quartiers nord fantasmés, sans comparaison avec les banlieues parisiennes ou marseillaises, l’appel national au boycott des classes de Farida Belghoul a été particulièrement suivi. Le 24 janvier dernier, pour la première JRE, un absentéisme record, avec des pics à 40 % par endroits, a été enregistré, de la maternelle au CM2 et même au collège, dans une quinzaine d’établissements des quartiers nord clermontois, mais aussi dans le bassin de Thiers, plus rural.

Le rectorat évoque un « phénomène minoritaire », refuse de donner des chiffres précis, arguant qu’il ne peut dissocier les absents pour cause de « rumeur » ou d’épidémies hivernales, mais ni la grippe ni le retour de la gale ne sauraient suffire à expliquer cette défection soudaine. Particularité de ces écoles, principalement en zone d’éducation prioritaire, qui ne sont souvent pas concernées par l’expérimentation de l’ABCD de l’égalité : elles concentrent une forte communauté turque, celle qui a localement reçu et relayé la première le SMS du mouvement de Farida Belghoul auprès des familles, selon tous les témoignages recueillis.

Les Turcs. La « galaxie Belghoul » n’a pas visé n’importe quelle diaspora. C’est l’une des plus puissantes, avec 5 000 ressortissants en Auvergne dont 3 000 dans le Puy-de-Dôme, pour la plupart originaires d’Anatolie centrale. Très structurée, très organisée, très solidaire, c’est aussi l’une des plus conservatrices et des plus fermées. « On ne se marie et ne prie qu’entre soi, dans ses propres lieux de culte, deux mosquées dont l’une sous l’égide de Milli Görus, réseau turc paneuropéen », décrypte un acteur social.

La dernière enquête Trajectoires et origines de l’Ined et l’Insee, qui compare les parcours scolaires au sein des immigrations récentes d’Afrique subsaharienne, de Turquie et d’Asie du Sud-Est, avec des immigrations plus anciennes comme celle du Maghreb, pointe une déscolarisation précoce des jeunes filles turques et un accès au bac et à l’enseignement supérieur très limité (lire ici et nos décryptages).

 

Difficile, cependant, d’identifier les relais locaux de la nébuleuse Belghoul qui, sous la pression de la médiatisation, a fait disparaître « les contacts régionaux » de son site internet dès le lendemain de la première JRE. « Ce n’est pas parti de nos mosquées », assure Sahin Arif, un des représentants de l’amicale culturelle des Turcs d’Auvergne. Il a été alerté de « la rumeur » par des enseignants turcs qui ont reçu « le SMS » en tant que parents d’élèves, s’est interrogé sur son origine, son mécanisme, sans trouver de réponse. De nombreuses sources, qui revendiquent l’anonymat tant le sujet est « explosif », pointent aussi du doigt « l’islam des caves à Croix-de-Neyrat », l’un des quartiers nord de Clermont où des religieux, barbes broussailleuses et prêches rigoristes, seraient à l’œuvre et auraient encouragé la déscolarisation des enfants le 24 janvier.

Né en Algérie, marié à une Française, l’architecte Karim Djermani, secrétaire général de la grande mosquée d’Auvergne (sur la ligne de la grande mosquée de Paris), qui se dit aussi proche du plus fidèle des sarkozystes, Brice Hortefeux, que du maire Serge Godard, le baron socialiste local, éclate de rire : « Clermont est très loin de l’intégrisme, de Kaboul et d’Argenteuil ! Il y a certainement des associations opportunistes qui manipulent les esprits dans les quartiers, tentent d’implanter un islam qui n’est pas le nôtre, mais c’est une infime minorité. » Il n’a pas reçu le SMS, n’a « retiré personne de l’école ». Pour lui, « le problème, ce n’est pas de savoir qui l’a diffusé. Il faut arrêter de résumer le peuple musulman à des moutons de Panurge, des chiens de Pavlov. Je ne connais pas cette Farida Belghoul ».

« Si la confiance est rompue avec l’école », assène-t-il, véhément, « c’est parce que les musulmans de France partagent les mêmes craintes que les catholiques et les juifs devant la remise en cause de valeurs qui nous sont sacrées, la famille, la religion. C’est le gouvernement, Peillon, Vallaud-Belkacem qui sont dans une forme de fondamentalisme, de propagande. C’est à eux de revoir leur copie et d’ailleurs, sous la pression, ils ont fait marche arrière. Si leur projet est de gommer les différences sexuelles, nous disons non. Ce n’est pas être homophobe. Il y a d’autres chantiers plus urgents dans ce pays : l’économie, l’emploi, l’intégration. »

« Pour nous, l’école, c’est fait pour enseigner, apprendre à lire, écrire, compter »

Pourtant, ce matin-là du 24 janvier, la manipulation des esprits était criante dans les quartiers nord-clermontois. Sur le trottoir de l’école, en déposant son enfant, Gérald, permanent dans une association d’éducation populaire, a pris « une claque » lorsqu’il a vu qu’un SMS, « pas des partis politiques, des syndicats », pouvait conduire « des Français normaux, pas des fascistes », à retirer leurs bambins de l’école du jour au lendemain. Jamais il n’aurait imaginé voir émerger un tel mode d’action : « Cela veut dire que des familles ne perçoivent plus les enjeux de l’école, que le ministère, les enseignants ne communiquent pas, qu’ils prennent de haut les parents et que des groupuscules jouent avec le feu en attisant les peurs et les fantasmes. »

Même lui, qui connaît par cœur ces quartiers nord où il vit « dans un coin encore relativement mixte, d’HLM et de résidences pavillonnaires », n’a « rien vu venir ». Jusqu’à ce que des familles l’encerclent, lui, « le Blanc », responsable du collectif des parents d’élèves : « Alors c’est vrai ? Ils vont enseigner la théorie du genre à nos enfants dès la crèche, qu’ils peuvent choisir entre être une fille ou un garçon ? »

Au même moment, à quelques encablures de là, dans la cité de la Gauthière, « c’était l’hystérie », se souvient une habitante. Les familles s’étaient levées comme elles s’étaient couchées : dans la panique à cause de « la rumeur » arrivée quelques jours auparavant, exclusivement sur les téléphones portables de la communauté musulmane, d’abord les Turcs puis les Maghrébins, les Tchétchènes…

La cité de la Gauthière, à Clermont-Ferrand
La cité de la Gauthière, à Clermont-Ferrand © Rachida El Azzouzi

Tout le monde, les hommes comme les femmes, hésitait à mettre les enfants à l’école, ne parlait plus que de « la théorie du genre » sans trop savoir ce que cela signifiait. On ne prononçait jamais d’ailleurs vraiment son nom ou alors du bout des lèvres avec le rouge qui monte aux joues, la honte de devoir évoquer un sujet qui appelait le tabou de la sexualité y compris dans la sphère familiale. « Chez nous, on ne parle jamais de sexe, on n’embrasse pas son épouse devant les enfants, on change de chaîne au moindre baiser entre un homme et une femme devant un téléfilm », confie un père de famille algérien tellement gêné d’en parler qu’il regarde ses pieds.

Dans les cages d’escalier, les mamans, voilées ou dévoilées, en hidjab ou jeans, selon les générations, leur vision de l’islam, le poids des traditions, s’interpellaient devant les enfants qui ne comprenaient rien aux enjeux. « Tu es folle de les envoyer aujourd’hui à l’école ! Ils vont recevoir la visite d’un sexologue et d’une psychiatre qui va leur apprendre « hum hum » (ndlr : pour ne pas dire « sexe ») », lançait une jeune Turque à sa voisine tunisienne, anéantissant sa journée. « Je l’ai passée à prier et à angoisser », décrit cette dernière jusqu’à ce que ses têtes brunes rentrent de l’école et lui apprennent que l’événement de la journée, c’était la galette des rois, qu’il n’y a jamais eu de sexologue…

Parti travailler aux aurores, tracassé par tous ces commérages qui parasitaient depuis des mois la cité, le mari d’Inès (*), fonctionnaire, avait laissé la responsabilité de la décision à sa femme : « En tant que déléguée de parent d’élève, tu sauras prendre la bonne. » Le couple, quatre enfants de 3 à 10 ans, en avait cependant discuté : « Pour nous, l’école, c’est fait pour enseigner, apprendre à lire, écrire, compter. L’éducation sexuelle, c’est notre rôle, cela se passe à la maison, dans l’intimité du foyer selon nos cultures, nos religions, à l’âge où l’on décide d’en parler. »

Dans leur appartement avec vue sur l’usine Michelin et la chaîne des volcans d’Auvergne, Inès, Française d’origine algérienne, musulmane non pratiquante, qui ne porte pas le voile et ne fait « pas de cirque s’il n’y a pas de viande halal à la cantine », avait fini par trancher : « Les gosses resteront à la maison en attendant de connaître le projet véritable du gouvernement. » Elle s’était fait « une opinion » après une nuit blanche devant le site internet JRE2014 et sa page Facebook où Farida Belghoul déroule ses postulats les plus délirants sur l’enseignement supposé d’une théorie du genre.

Inès, qui a grandi en banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis, où ses parents illettrés lui ont martelé que l’école était sa seule porte de sortie avant d’échouer comme beaucoup d’enfants d’immigrés dans un lycée professionnel « parce qu’on nous considérait comme des cancres », commençait à croire aux thèses de cette « Farida Bel machin qui parle bien » et dont elle ignorait à ce moment-là tout de la vie, du parcours, des rancœurs, des frustrations. Elle ne voulait pas aussi « se mettre à dos la communauté musulmane », « les copines turques en particulier », les plus virulentes dans cette affaire, qui la harcelaient de textos et de coups de fil depuis des jours : « T’as vu la rumeur, les SMS ? Il faut que tu retires tes enfants de l’école, que tu sois solidaire. »

Un mois plus tard, la jeune maman, bac + 2 en recherche d’emploi, se mord les doigts d’avoir osé retirer un jour durant ses enfants de l’école de la République sur une rumeur complètement folle alors qu’elle ne l’a jamais fait pour réclamer l’ouverture d’une classe, le remplacement d’un professeur malade, une meilleure réussite scolaire dans les ZEP. « J’ai été manipulée par un SMS et j’ai perdu quinze euros de cantine ce jour-là », se désole-t-elle ce vendredi 21 février devant la maternelle où est scolarisée l’une de ses filles.

Elle sort « soulagée et rassurée » de la réunion tant réclamée entre l’inspecteur d’académie de la circonscription et les directrices du groupe scolaire sur « les incompréhensions qui ont alimenté les rumeurs » : « On aurait aimé une réunion publique ouverte à tous les parents mais on nous a dit que la salle était trop petite. » En tant que représentante des parents d’élèves, elle fait partie de la dizaine de mamans triées sur le volet qui ont pu y assister et sur lesquelles le rectorat compte pour aller porter la « désintox » et rétablir la vérité dans les différentes communautés.

Elle s’y attelle déjà devant une assistance tout ouïe, en s’appuyant sur le document que leur a distribué l’inspecteur, un tract du ministère du droit des femmes : « Non, la théorie du genre n’existe pas. Il existe des études de genre conduites par des chercheurs qui mettent ainsi en lumière les inégalités sociales entre hommes et femmes. Non, l’ABCD de l’égalité ne vise pas à supprimer la différence des sexes, à influencer la sexualité des enfants. Non, on ne lit pas le livre Papa porte une robe aux enfants dans les modules ABCD. »

« Le pire, c’est qu’on a perturbé nos gamins car on a été obligé de leur parler du tabou du sexe »

Inès se réjouit du dialogue retrouvé avec l’institution : « Finalement, quand l’école parle aux parents, cela va beaucoup mieux. » Elle crie aussi à la manipulation : « C’est très bien que l’on enseigne à mes enfants l’égalité hommes-femmes, que ma fille peut jouer avec des camions, mon fils faire le ménage. Nous avons été bernés par des extrémistes qui profitent de notre ignorance pour attiser nos peurs à la veille d’échéances électorales et nous sommes tombés comme des bœufs. » Désormais, lance-t-elle à la cantonade, elle ne se laissera « plus embrouiller l’esprit par les intégristes de tous bords, les politiques et les médias ». Elle changera aussi de chaîne de télévision si le visage de Farida Belghoul réapparaît.

Catho, Simone (en doudoune grise) n'a pas reçu le SMS, mais si elle l'avait reçu, elle aurait retiré ses enfants de l'école.
Catho, Simone (en doudoune grise) n’a pas reçu le SMS, mais si elle l’avait reçu, elle aurait retiré ses enfants de l’école. © Rachida El Azzouzi

Nora (*), une jeune maman voilée, finit par être convaincue. Elle a « mal à la tête » lorsqu’elle regarde les chaînes d’information en continu, « le spectacle des politiques qui l’emporte sur les vrais problèmes ». Elle clame qu’elle ne participera à aucune élection, ni les municipales, ni les européennes. « Cela ne sert à rien. Nous sommes “rien”. J’ai voté Sarkozy, Hollande. Le second est pire que le premier et il n’est même pas marié. Il trompe sa compagne et on ne parle que de cela dans les journaux. Il fait la guerre au Mali, en Centrafrique où l’on élimine les musulmans. Il n’y a pas de travail pour les jeunes des quartiers, les prix, les impôts, la misère continuent d’augmenter. Par contre, il vote le mariage pour tous. Je ne suis pas homophobe, mais ce n’était pas la priorité et il ne fallait pas l’appeler mariage. »

Derrière elle, Simone, la quarantaine, quatre enfants, baptisés et non baptisés, acquiesce en allumant une cigarette : « Tu mélanges tout mais tu as raison. » « Blanche et catho », pas du genre à aller à la messe, elle n’a « comme par hasard pas reçu le SMS qui avait ses cibles : les Arabes et les Turcs ». Si elle l’avait reçu, elle aurait retiré ses enfants de l’école « car il y a des limites, la sexualité, c’est notre affaire ». Déléguée des parents d’élèves, elle est l’une des rares à témoigner à visage découvert, et l’une des rares catholiques dans cet établissement qui concentre des enfants d’immigrés de confession musulmane. « Le pire, dit-elle, c’est qu’on a perturbé nos gamins car on a paniqué sous leurs yeux et on a été obligé de leur parler du sujet tabou, le sexe. Résultat : l’autre jour, le petit de madame… est entré en classe en menaçant la maîtresse de quitter l’école si on lui parlait de zizi. »

Quelques poussettes plus loin, Seher (*) et cinq autres mamans françaises, originaires de la même région en Turquie, ne décolèrent pas. Elles ont quitté la réunion avec l’inspecteur d’académie comme elles y sont entrées : furieuses. « Je ne veux pas qu’on me photocopie le courrier du ministre de l’éducation nationale envoyé aux établissements, je veux un courrier du ministre aux parents qui dit que la théorie du genre ne sera jamais enseignée à nos gamins », répète Seher. Inès et Simone partent à sa rencontre, tentent de la « désintoxiquer ». En vain. La jeune maman, en jean slim et voile bleu, campe sur ses positions, parle d’un « complot européen venu d’Allemagne » et tourne les talons. « On peut (lui) couper les allocations familiales », elle retirera un vendredi par mois ses enfants de l’école tant qu’elle n’aura pas « le tampon du ministre »…

 

© Rachida El Azzouzi

Signe que « la rumeur » serait retombée pour le rectorat de l’académie de Clermont-Ferrand : la deuxième Journée de retrait de l’école, le 10 février dernier, a été nettement moins suivie, 18 écoles touchées sur une académie qui en compte 1 400 et un taux d’absentéisme de 5,3 %. Mais sur le terrain, malgré les explications de texte entre parents, professeurs, directeurs, inspection académique ; malgré l’appel des imams « à remettre les enfants à l’école » – tout en demandant, cependant, à leurs fidèles « de rester vigilants sur le projet du gouvernement », à l’image du mufti de l’une des deux mosquées turques de la ville –, la confiance est loin d’être rétablie.

« La rumeur a diffusé son poison lentement, sûrement. Je n’ai jamais connu une telle défiance. Tous les jours, je dois m’expliquer avec des familles qui délirent sur le genre », s’étrangle une institutrice. Elle témoigne sous couvert d’anonymat tant le sujet est « brûlant » et parce que la consigne venue d’en haut est « de ne pas répondre à la presse pour ramener la sérénité dans les écoles ».

Enfant des quartiers nord où elle a choisi de rester vivre et travailler, pur produit de la méritocratie républicaine, fille d’ouvrier immigré, « musulmane ouverte » qui ne fait pas la prière mais respecte les rites comme le ramadan, elle avait senti « une fracture au moment du mariage pour tous qui a ravivé des peurs irrationnelles dans certaines franges de la communauté ». Si elle peut « comprendre les interrogations de certaines familles liées aux cultures, aux religions », elle reste « choquée que des parents, dont certains instruits, qui ne s’alarment pas que la pornographie soit en accès illimité sur Internet mais osent imaginer que nous allons faire l’éducation sexuelle de leurs gosses ».

« En matière d’apprentissage de la sexualité en primaire, on en reste aux basiques, à Jules Ferry, à l’œuf, le poussin. Même le mariage tout court entre un homme et une femme, on ne l’aborde pas. C’est ce que je répète aux parents qui jusque-là ne m’avaient jamais posé la question », abonde à son tour un directeur d’école, « pas surpris par la fronde réac». Lui aussi s’exprime sous couvert d’anonymat. Trente ans qu’il enseigne dans ces cités défavorisées, observe leur évolution ou plutôt leur repli communautaire, « la montée des intégrismes sur fond de crise sociale », « le retour du foulard chez des femmes de plus en plus jeunes », « ses anciennes élèves aujourd’hui voilées, déscolarisées et mariées très jeunes »…

Pour lui, l’une des questions cruciales, ce n’est pas l’absence de dialogue entre l’institution et les familles, le ministère et les équipes pédagogiques, encore moins l’islam, mais la ghettoïsation croissante de ces quartiers délaissés des pouvoirs publics, où pour une partie de la deuxième génération descendant d’immigrés, l’école n’a jamais été l’ascenseur social promis.

« Il est fini, le temps du vote musulman massif et aveugle acquis au parti socialiste »

À l’autre bout de la ville, c’est le débat qui enflamme ce vendredi soir Chérif Bouzid, éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse et ses copains d’enfance, sept pères de famille d’origine marocaine, des « grands frères » tous issus des quartiers nord. « Depuis vingt ans, la mixité sociale a disparu des banlieues, favorisant le repli identitaire de communautés acculées par la crise, le chômage. On a concentré la misère et en concentrant la misère, on a concentré l’ignorance, ouvrant un boulevard aux pires mouvances. Il est là, l’échec, et la gauche porte une lourde responsabilité sur l’état de nos banlieues comme la droite sur l’état dans lequel se trouve l’école aujourd’hui, en particulier dans les zones d’éducation prioritaire », constate plein d’amertume le plus politique de la bande.

Attablés dans l’un des principaux kebabs de la ville, chez « Moustache », l’un des patriarches de la communauté turque, ils ont entre 30 et 40 ans, appartiennent à « la deuxième génération ». Ils travaillent dans le social, l’enseignement, la recherche, ont fait des études, courtes ou longues, réussi leur vie professionnelle, personnelle, s’investissent dans la scolarité de leurs enfants, les devoirs, les activités extrascolaires, mais ils n’oublient pas les stigmatisations et les discriminations endurées « de la naissance à l’âge adulte », qui encore aujourd’hui leur laissent l’impression d’être des « citoyens de seconde zone ».

 

© Rachida El Azzouzi

Certains se sont « arrachés » du quartier, d’autres sont incapables d’en partir, trop attachés au béton de leur adolescence, à la famille, à la vie de village. Ils se souviennent des années 1980, quand, dans les tours HLM, « la mixité était réelle ». « Aujourd’hui, les Blancs ont presque disparu. On a parqué les communautés au fur et à mesure des vagues d’immigration, on a fabriqué l’entre-soi. Plus personne ne se mélange. Les Chinois traînent avec les Chinois, les Algériens avec les Algériens, les Turcs avec les Turcs, les Blacks avec les Blacks… »

Tous avouent avoir été « déstabilisés » par « la rumeur », l’un de leurs principaux sujets de discussion ces dernières semaines. La plupart n’ont pas déscolarisé leurs enfants lors des JRE, à l’exception de deux d’entre eux, qui décrivent aussi une autre réalité : les menaces de sanctions, de couper les allocations familiales aux parents frondeurs, les gamins méprisés par le corps enseignant. « Alors comme ça, aujourd’hui, tes parents ne t’ont pas retiré de l’école », s’est entendu dire un de leurs fils.

« Le genre à l’école, c’est un programme risqué, épineux, qui nécessite de consulter les citoyens, de faire de la pédagogie auprès des parents mais pas sur les plateaux télé de BFM. Même les chercheurs ne sont pas d’accord entre eux. » Si, comme la majorité des habitants des quartiers nord, Chérif n’attend « pas grand-chose de la gauche ni de François Hollande », il espérait « un vrai face-à-face avec les parents sur la refondation de l’école, l’ABCD de l’égalité, la question du genre », de la part du ministre de l’éducation nationale et de son homologue du droit des femmes.

 

Au loin, les Vergnes, l'un des quartiers nord les plus excentrés de Clermont.
Au loin, les Vergnes, l’un des quartiers nord les plus excentrés de Clermont. © Rachida El Azzouzi

Démarre une discussion où, pêle-mêle, ils abordent les capitulations du pouvoir en place qui ont creusé un peu plus le divorce avec la gauche dans ces périphéries oubliées, comme le droit de vote des étrangers, la lutte contre les contrôles au faciès, mais aussi Valls et l’affaire Dieudonné, la crise et l’absence de mobilité sociale dans les quartiers, le chômage des jeunes issus de l’immigration, la droite aux manettes pour récupérer les voix des millions de Français musulmans ou les pousser à l’abstention, cette réserve de voix de la gauche qui, selon eux, n’en est plus une.

« Dans les cités, nous ne sommes plus analphabètes comme nos parents. Nous savons penser par nous-mêmes. Il y a une élite. Il est fini, le temps du vote musulman massif et aveugle acquis au parti socialiste grâce en partie au clientélisme. Aujourd’hui, il y a des musulmans de droite, d’extrême droite, des centristes. Oui, demain, des Arabes vont voter FN et personne ne s’affole à gauche », lance une voix à l’autre bout de la table. « Le PS nous a rendus fous et idiots dans les quartiers populaires », réplique un autre.

À Clermont-Ferrand, où le Front national n’a jamais percé, un candidat s’invite, pour la première fois depuis 1989, dans la course à la mairie : Antoine Rechagneux, un agriculteur inconnu du grand public, qui se dit « déçu de la gauche ». Le 11 février dernier, Marine Le Pen est venue galvaniser ses troupes, promettant de « tutoyer la tranche 15-18 % » dans la capitale auvergnate. Dans ce bastion socialiste qui n’a pas connu l’alternance depuis soixante ans, où après dix-sept ans de règne, le maire, Serge Godard, bientôt 78 ans, n’a décemment pas rempilé pour un énième mandat (il y a pensé), la présence d’une liste FN alarme autant que le spectre de l’abstention à moins d’un mois du premier tour des municipales. Encore plus dans le contexte actuel de malaise national, d’impopularité présidentielle record et de progression d’une droite extrême et populiste.

Tandis que la droite se déchire sans que Brice Hortefeux ne réussisse à les souder (aucun accord n’ayant pu être conclu avec l’UMP Jean-Pierre Brenas, le MoDem Michel Fanget et l’ancien premier adjoint socialiste Gilles-Jean Portejoie font liste commune, soutenus par l’UDI et avec des adhérents UMP), la gauche essaie de se réunir autour d’Olivier Bianchi, 43 ans, l’adjoint à la culture investi par le PS après des primaires verrouillées en interne. Tous les sondages donnent gagnant cet homme d’appareil, ancien de l’UNEF-ID, élu depuis 25 ans, qui critique ouvertement le bilan de son maire dans les quartiers populaires : « Nous avons mis beaucoup d’argent dans l’ANRU pour ne faire que de l’urbanisme, pas de l’accompagnement des personnes. Nous avons joué l’ambiguïté avec les communautés, le clientélisme. »

 

Mais l’homme refuse de crier victoire, craint une abstention très forte, en particulier dans les classes populaires dont il a mesuré la défiance et la dépression lors des porte-à-porte, découvrant la force de frappe de « la rumeur », son SMS et la fracture avec l’école républicaine des familles musulmanes et pas seulement. « Clermont n’est pas en dehors de la France et du monde. Nous sommes dans un temps de régression, de remise en cause de la parole publique institutionnelle. »

Au marché de Montferrand, « le marché des quartiers nord », on interpelle les quelques candidats et militants présents qui tractent sur « la rumeur et la défiance envers l’école », UDI, Front de gauche et PS. Tous bottent en touche, s’agacent : « Ce n’est pas le problème, le problème, c’est l’emploi » ; « C’est un problème pour la presse parisienne ». Personne ne veut rebondir sur cette « bombe ». « Tout le monde est très mal à l’aise. Cela renvoie à des rapports culturels, familiaux, émotifs très intimes », avoue Olivier Bianchi.

Les SMS les plus troubles, eux, continuent de circuler dans les cités. Le dernier en date promet l’ouverture d’écoles privées musulmanes. Seher, la trentaine, cette maman turque que l’inspecteur d’académie n’a pas convaincue lors de la réunion d’information consacrée à l’ABCD de l’égalité, déterminée à retirer ses enfants un vendredi par mois, l’a reçu. Elle n’a pas son portable sur elle pour le montrer à ses copines mais « je vais vous l’envoyer, ce serait génial, nos enfants seront entre de bonnes mains comme dans les écoles catholiques »…

La boîte noire :Cette enquête a été réalisée ces trois dernières semaines. Toutes les personnes citées ont été rencontrées sur le terrain ou jointes par téléphone. Je me suis rendue à Clermont-Ferrand du 19 au 23 février et entretenue avec près d’une vingtaine de familles destinataires du SMS prônant la déscolarisation des enfants une fois par mois pour protester contre l’enseignement d’une prétendue théorie du genre dès la maternelle.

Le sujet étant extrêmement sensible, la plupart des personnes ont requis l’anonymat. Les prénoms suivis d’un astérisque sont des prénoms d’emprunt, à la demande des personnes interrogées. J’ai souhaité assister à la réunion de parents d’élèves organisée le vendredi 21 février dans l’un des groupes scolaires frappés par un fort absentéisme lors de la première journée de retrait de l’école mais le rectorat m’a opposé son refus, arguant une réunion interne à l’école qui n’était, par ailleurs, pas ouverte à l’ensemble des parents d’élèves, ce que beaucoup de parents ont déploré.

Comment la «question rom» a fabriqué un racisme d’Etat

 

Mediapart.fr

11 mars 2014 | Par François Bonnet

 

Roms et riverains, une politique municipale de la race : paru aux éditions La Fabrique, ce livre fait surgir comment s’est institutionnalisée une politique de discrimination des Roms appuyée sur un racisme culturel revendiqué. À lire au moment où Manuel Valls, son instigateur, est l’invité de « En direct de Mediapart ».

Il faut lire le livre Roms et riverains, une politique municipale de la race, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique, pour au moins trois raisons. La première n’est pas la principale mais renvoie aux choix éditoriaux faits par les différents médias. Depuis 2008, Mediapart n’a cessé de souligner l’instrumentalisation politique d’un problème social majeur : le traitement réservé aux populations roms (20 000 personnes en France). Nous l’avons fait par de très nombreux reportages, détaillant les politiques d’expulsion mises en place par Sarkozy et intensifiées par Manuel Valls, mais aussi par de nombreuses enquêtes politiques montrant comment cette stratégie de boucs émissaires était une machine à fracturer l’ensemble de la société.

Cette large couverture (retrouvez ici nos principaux articles) a pu parfois nous être reprochée par des lecteurs jugeant que nous accordions trop d’importance à un phénomène somme toute circonscrit et qu’il ne convenait pas de donner une portée générale à des déclarations politiques d’opportunité. La lecture de Roms et riverains devrait convaincre ces lecteurs combien « la question rom », méthodiquement créée depuis plus de dix ans, est devenue un enjeu majeur de politique publique.

Place de la République en janvier 2013. © Sara Prestianni
Place de la République en janvier 2013. © Sara Prestianni

Car, et c’est la deuxième raison de l’utilité de ce livre, aux dépens des populations roms s’est progressivement fabriquée à tous les niveaux de l’appareil d’État (élus locaux, préfets, ministère de l’intérieur, gouvernement) une « politique de la race menée en France aujourd’hui par la gauche gouvernementale, comme hier sous un gouvernement de droite », écrivent les auteurs, le sociologue Éric Fassin, les journalistes Carine Fouteau (de Mediapart) et Aurélie Windels, et le militant associatif Serge Guichard. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment une gauche de gouvernement, qui récuse le mot même de race, peut-elle conduire aujourd’hui une politique non seulement raciste mais ancrée sur un tel concept ?

Parce qu’ils sont européens, vivant et se déplaçant dans un espace de libre circulation, a été appliquée aux Roms une politique différente de celle concernant les immigrés extra-européens. L’abondance de lois limitant drastiquement l’immigration se trouvant pour eux sans effet, l’État et les politiques ont fabriqué un tout autre discours pour justifier le développement des discriminations : ce fut et cela demeure la mise en scène d’une altérité radicale et irréductible des populations roms, définies comme une autre humanité. Le point culminant est atteint avec les déclarations de Manuel Valls assurant que « les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer pour des raisons culturelles » et jugeant toute politique d’insertion « illusoire ».

La mise en place de ce racisme culturel – par « nature », les Roms seraient destinés à vivre dans des « campements insalubres » –, vient justifier des expulsions massives : depuis mai 2012, en moyenne, chaque Rom a fait l’objet d’une expulsion – certains ont pu l’être plusieurs fois, d’autres pas du tout. Cette politique d’État qui ne dit pas son nom – tant elle viole tous les principes fondamentaux –, analysent les auteurs du livre, n’a pu se mettre en place qu’en transférant une partie de la responsabilité aux maires. C’est ce déplacement vers de supposées demandes locales largement dépolitisées qui a pu réduire la portée scandaleuse d’une institutionnalisation de la discrimination.

Enfin, en écho à ses choix politiques, le livre Roms et riverains raconte méthodiquement les réalités des conditions de vie de ces populations : accès à l’eau, à l’électricité, enlèvement des ordures, exclusion de l’emploi, scolarisation difficile des enfants, harcèlement policier. Le face-à-face est quotidien avec des institutions publiques traversées par une simple consigne : « leur rendre la vie impossible ». Le département de l’Essonne, celui de Manuel Valls justement, apparaît comme le laboratoire de cette politique discriminatoire pour laquelle se coordonnent des maires, le préfet et le ministère de l’intérieur.

Loin de certains discours publics, il existe des solidarités méconnues. L’ouvrage raconte d’innombrables initiatives de voisins aidant des familles, des enfants, des jeunes à accéder à l’école, à des cours de français, à des possibilités de travail. Le vacarme anti-rom mais aussi la justice et la police écrasent ces solidarités militantes. Serge Guichard, l’un des fondateurs de l’Association de solidarité en Essonne avec les familles roumaines roms (Asefrr), témoigne de la violence subie par tous ceux qui ne demandent que le respect des droits élémentaires. Son texte très personnel se révèle un réquisitoire terrible contre le dangereux aveuglement des pouvoirs.

Lire pages suivantes des extraits du livre.

« Dépolitiser » la politique de la race

extrait de Roms et riverains, une politique municipale de la race, Par Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels

« Il est temps d’analyser cette politique de la race menée en France aujourd’hui par la gauche gouvernementale, comme hier sous un gouvernement de droite. Il ne suffit pas en effet de nommer la race, qui produit une altérité radicale ; il faut comprendre aussi la politique qui, en amont, fait advenir la race. C’est une politique qui justifie de traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins humain. Si « les Roms » étaient pleinement humains, alors, il faudrait se conduire à leur égard avec humanité; mais puisqu’on les traite comme on le fait, et d’autant qu’on le sait, c’est bien qu’ils ne le sont pas tout à fait. Montesquieu avait pareillement démonté la folle rationalité de l’esclavage dans L’Esprit des lois : « Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. » La déshumanisation des Roms est ainsi la condition nécessaire pour sauvegarder notre humanité malgré ce que nous leur faisons. La race implique une politique, qui lui confère en retour une réalité.

Aborder ainsi la « question rom », c’est renoncer à partir du racisme, ou plutôt accorder à ce mot un statut différent. Nos gouvernants aiment à croire qu’ils ne font que refléter le sentiment des gouvernés ; aussi évoque-t-on volontiers la xénophobie et le racisme populaires, comme si la politique n’y était pour rien. Il importe en réponse de montrer à l’œuvre le « racisme d’en haut », autant que la « xénophobie d’en haut ». Cependant, il ne s’agit pas tant de déplacer le racisme des « riverains » aux « élites » que de décaler la manière d’aborder le problème. Si c’est à juste titre qu’on peut nommer le racisme d’État, ou la xénophobie d’État, il ne faudrait pas en imputer la cause principale aux sentiments racistes des élus ou des bureaucrates. Si l’État est raciste ou xénophobe, ce n’est pas tant au sens psychologique ou idéologique, mais en pratique, indépendamment des intentions, des sentiments et des valeurs de ses agents. Le racisme est l’effet de la race, et non sa matrice. À force de traiter différemment, on fabrique des « autres » ; il faut bien qu’ils le soient, pour qu’on agisse de la sorte – et d’ailleurs, façonnés par cette expérience, ne le deviennent-ils pas ? Ainsi, la politique d’État est raciste d’abord et surtout en ce qu’elle fait la race.

Porte de Vanves, en décembre 2012, Delia veut quitter la France mais n'en a plus les moyens. © Sara Prestianni
Porte de Vanves, en décembre 2012, Delia veut quitter la France mais n’en a plus les moyens. © Sara Prestianni

Aujourd’hui, en France, cette politique de la race passe en particulier par une technologie gouvernementale récente qu’on peut appeler « l’auto-expulsion ». Nous traduisons ce concept de l’américain : aux États-Unis, pour lutter contre l’immigration clandestine (estimée aujourd’hui à 11 millions de personnes), la droite républicaine utilise l’idée et la pratique depuis 1994. La Californie adopte alors par référendum la Proposition 187 qui ferme aux immigrés en situation irrégulière l’accès aux écoles et aux hôpitaux publics. Le gouverneur de l’État, Pete Wilson, en explicitait la logique : « S’il est clair pour vous que vous ne pourrez pas avoir de travail, et que votre famille n’aura pas droit aux protections sociales, vous vous auto-expulserez ! » Ce que l’éditorialiste William Safire résumait crûment dans le New York Times du 21 novembre 1994 : « Pourrissez-leur la vie jusqu’à ce qu’ils quittent le pays ! » Certes, on peut en convenir, « la manière la plus économique de changer le comportement est de rendre la vie insupportable dans les conditions actuelles ». Ce conservateur concluait néanmoins : « Une politique publique qui vise à pourrir la vie des enfants n’en est pas moins une abomination. »

L’« auto-expulsion » revient sur le devant de la scène nationale aux États-Unis à l’occasion de l’élection présidentielle de 2012 : Mitt Romney, candidat républicain, en est un fervent défenseur; et comme on peut le lire sur le blog politique du New York Times le 23 août 2012, le programme de son parti « appelle à renforcer le contrôle des frontières, à s’opposer à “toute forme d’amnistie” pour les clandestins, et à soutenir plutôt “des procédures pour encourager avec humanité les immigrés en situation irrégulière à rentrer volontairement au pays”, soit une politique d’auto-expulsion ». Bien entendu, ce concept doit être pris au sérieux : les lois les plus strictes, en matière d’immigration, s’en inspirent – de l’Arizona à l’Alabama en passant par la Caroline du Sud. L’ironie du mot n’est pas accidentelle : Robert Mackey l’explique sur son blog du New York Times le 1er février 2012, c’est justement en 1994 que la campagne pour la Proposition 187 avait incité deux humoristes d’origine mexicaine, Lalo Alcaraz et Esteban Zul, à lancer « les Hispaniques avec Pete Wilson », représentés par la figure de Daniel D. Portado – un peu à la manière satirique des artistes de rue de la « Manif de droite »…

Système de harcèlement

En France, on ne connaît pas encore de mouvements de « Roms pro-Valls » (ni d’ailleurs, soyons justes, « pro-Sarkozy »). Quant à nos gouvernants, ils n’utilisent pas (encore?) le mot d’auto-expulsion ; ils en ont toutefois repris la logique à leur compte, sans davantage en percevoir la terrible ironie que leurs collègues républicains aux États-Unis. En effet, c’est ainsi qu’on peut comprendre les pratiques systématiques de harcèlement, tant bureaucratique que policier, à l’encontre de populations roms. Sans doute ne leur sont-elles pas réservées ; par exemple, on les connaissait déjà dans la « jungle » de Calais – et pour les mêmes raisons : à force de tracasseries, il s’agit de décourager les migrants, dans l’espoir qu’ils renoncent et finissent par partir sans qu’il soit besoin de les expulser. Il est toutefois permis de penser qu’on expérimente aujourd’hui sur les Roms des bidonvilles une gamme très large de techniques dont la systématicité définit la technologie d’une gouvernementalité nouvelle.

L'entrée, bloquée par la mairie, du campement de Ris-Orangis sur la N7, le 16 octobre 2012.
L’entrée, bloquée par la mairie, du campement de Ris-Orangis sur la N7, le 16 octobre 2012.

Il s’agit d’abord, on a commencé à le montrer, des services publics dont ils devraient bénéficier, et dont on les prive légalement (si certains métiers leur sont ouverts, Pôle emploi leur reste fermé jusqu’au1er janvier 2014) – ou pas : outre le ramassage des déchets, dont les collectivités locales ont la responsabilité, on pensera aux inscriptions scolaires, que des mairies refusent en toute illégalité, sous divers prétextes. On pourrait multiplier les exemples : les associations le savent bien, le 115 trouve rarement des places pour les Roms. À Metz par exemple, comme en témoigne un reportage de RTL le 18 janvier 2013, on reconnaît qu’ils ne sont « pas prioritaires ». Plus largement, les résistances bureaucratiques se multiplient, en particulier pour les inscriptions sur les listes électorales qu’encouragent des collectifs de soutien aux Roms avant les municipales de mars 2014… Il est aussi des brimades policières, qui vont des amendes de 100 ou 180 euros (à régler en liquide, faute de leur reconnaître une adresse) pour des vélos auxquels manqueraient plaque d’identification, catadioptre ou réflecteur, jusqu’aux enfants emmenés au poste pour « contrôle d’identité » après avoir été pris en flagrant délit de remplir des bidons d’eau sur la voie publique – sans parler du refus d’enregistrer les plaintes lorsqu’elles émanent de Roms.

Les gestes symboliques ne sont pas moins importants, qu’on interdise officiellement aux enfants de jouer dans les fontaines avec d’autres, au motif qu’ils seraient des manifestants, ou qu’un policier braque son arme sur un petit chien, pour faire peur aux enfants du camp qui l’entourent. Mais au-delà, c’est toute la politique de « réduction » des bidonvilles, bientôt suivie de « démantèlements », qui n’a d’autre rationalité que la finalité inavouée d’auto-expulsion : en effet, loin de régler des difficultés, l’errance imposée aux Roms, dont l’implantation locale est constamment bouleversée, ne peut avoir pour effet que d’empêcher toute vie normale. Les « solutions » de logement qu’on prétend leur offrir, soit quelques jours d’hôtel social, en plus de leur interdire de cuisiner ou de faire la lessive, les éloignent des lieux de scolarisation de leurs enfants, voire séparent les familles. Tout refus de leur part trahirait bien sûr, aux yeux des autorités, un manque de volonté d’intégration.

Mais il y a plus grave encore : lorsqu’un feu éclate dans un camp, est-il jamais question d’enquête pour en déterminer les causes ? Tout se passe comme si la réponse était connue d’avance : ils ne peuvent être qu’accidentels… Certains en rient d’ailleurs, comme Luc Jousse, le maire UMP de Roquebrune-sur-Argens, dans le Var. Le 12 novembre 2013, il raconte au cours d’une réunion de quartier, selon un enregistrement que publie Mediapart : « Ils se sont mis à eux-mêmes le feu dans leurs propres caravanes ! Un gag ! Ce qui est presque dommage c’est qu’on ait appelé trop tôt les secours ! » N’exagérons pourtant pas l’humour de cet édile ; il conclut en effet : « Les Roms, c’est un cauchemar… » Résultat : c’est pour leur sécurité qu’on détruit ensuite les bidonvilles. Le ministre de l’Intérieur vient en visite à Lyon le 13 mai 2013, le jour même d’un incendie qui coûte la vie à trois Roms, deux femmes et un garçon de douze ans. Selon le récit de Libération, « après avoir fait part de sa “profonde tristesse”, Manuel Valls s’est contenté d’indiquer qu’il fallait “poursuivre le travail de démantèlement et d’évacuation des campements de fortune et de squats qui présentent de vrais dangers”. Le ministre a ensuite écouté la colère des riverains, excédés par huit mois de squat face à l’école maternelle de leurs enfants, dans des conditions de sécurité et d’hygiène “inadmissibles” ».

N’allons pas croire pour autant que nos gouvernants ne prêtent pas l’oreille à la détresse qui s’exprime ce jour-là : « On vient ici pour faire une vie, quelque chose, et on a ça : on perd nos enfants », déclare l’oncle de l’enfant mort dans le sinistre. Gérard Collomb, maire socialiste de la ville, le reformule à sa façon : « Il vaut mieux faire en sorte que ces populations vivent dans des conditions meilleures chez elles plutôt que de venir mourir à Lyon »… On voit ici comment fonctionne l’auto-expulsion, qui suppose de créer des conditions insupportables pour ceux que l’on prétend faire partir d’eux-mêmes. Mais pour rendre la vie plus difficile aux Roms en France qu’en Roumanie ou en Bulgarie, on devine qu’il faut mettre la barre très haut. Rendre la vie invivable est sans doute la manière la plus économique de faire partir « ces gens-là » ; c’est aussi la plus coûteuse pour eux – par définition. Reste à apprécier le prix, pour notre humanité, de l’inhumanité qu’il nous faut mettre en œuvre pour les exclure.

Supprimer le mot « race » de la Constitution

Il faut donc partir de la politique de la race pour appréhender la « question rom », et sa singularité dans la « question raciale » en France aujourd’hui. On s’étonnera peut-être : la majorité actuelle ne récuse-t-elle pas le terme même de « race » ? On conviendra certes que le gouvernement de Jean-Marc Ayrault n’est guère engagé dans la lutte contre les discriminations raciales. La Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), supprimée par Nicolas Sarkozy en 2011, n’a pas été restaurée après l’élection de François Hollande : ses missions continuent donc d’être diluées parmi celles du Défenseur des droits. Depuis lors, nonobstant le meeting organisé par le Parti socialiste à la Mutualité le 27 novembre 2013 « contre les extrémismes », ou encore la soirée du 2 décembre au théâtre du Rond-Point « contre la haine », autour de la ministre de la Culture Aurélie Filippetti et de la Première dame, Valérie Trierweiler, on serait bien en peine de nommer quelque action politique menée contre les discriminations raciales. Même l’engagement de lutter contre les contrôles au faciès en demandant à la police de délivrer des récépissés a été rapidement abandonné sous la pression de Manuel Valls.

Une femme devant son cabanon, le 19 octobre, à Ris-Orangis. © Serge Guichard.
Une femme devant son cabanon, le 19 octobre, à Ris-Orangis. © Serge Guichard.

Il n’en reste pas moins que la gauche gouvernementale est radicalement hostile, sinon à la chose, du moins au mot « race ». François Hollande déclarait ainsi avec solennité à l’intention des électeurs d’outre-mer, le 10 mars 2012 pendant la campagne présidentielle : « il n’y a pas de place dans la République pour la race. Et c’est pourquoi je demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot “race” de notre Constitution », dont l’article premier stipule que la République « assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le 16 mai 2013, à l’initiative du Front de gauche, en attendant de toucher à la Constitution, l’Assemblée nationale efface le mot de la législation, quitte à voter avec les députés socialistes un amendement précisant : « La République combat le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Elle ne reconnaît l’existence d’aucune prétendue race. » Comment la gauche gouvernementale, qui récuse le mot avec tant d’ardeur, pourrait-elle mener une politique de la race ?

La solution, c’est de « dépolitiser » la politique. La démarche est familière : en matière économique, nos gouvernants s’abritent depuis longtemps derrière l’Europe et ses contraintes bureaucratiques pour ne pas assumer la responsabilité politique de leur action. De fait, dans ce cas aussi, les élus n’hésitent pas à renvoyer la balle vers les institutions européennes : les Roms n’essaiment-ils pas sur tout le continent ? Il n’empêche qu’il serait délicat de demander à l’Union européenne d’assumer une politique de la race contre laquelle elle s’est définie après la Seconde Guerre mondiale; tout au plus peut-on raisonnablement attendre qu’elle renonce à protester trop bruyamment. C’est pourquoi la « dépolitisation », pour changer d’échelle, opère à l’inverse : la « question rom » se joue de plus en plus au niveau local. Il est vrai que les problèmes pratiques relèvent plutôt de la responsabilité municipale (l’inscription dans les écoles), ou encore des communautés d’agglomération (le ramassage des ordures). Mais la moindre implication de l’État résulte aussi d’un choix politique.

D’ailleurs, ce n’était pas encore le cas en 2010 : le volontarisme de Nicolas Sarkozy encourageait l’affichage d’une politique d’État. On l’a vu, il organisait une réunion à l’Élysée en juillet sur les Roms et les Gens du voyage. Aujourd’hui, en revanche, l’État reste en retrait : c’est ainsi que le ministre de l’Intérieur a drastiquement réduit les primes au retour. Quant au chef de l’État, il est seulement intervenu en octobre 2013 dans « l’affaire Leonarda », adolescente rom du Kosovo expulsée à l’occasion d’une sortie scolaire – et ce fiasco politique ne devrait pas l’inciter à renouveler l’expérience. C’est un des déplacements qu’on relève entre le « problème de l’immigration » sous Nicolas Sarkozy et la « question rom » depuis François Hollande : le premier servait à manifester le volontarisme présidentiel ; aussi engageait-il l’État en première ligne ; en revanche, la seconde vise à mettre en scène le réalisme gestionnaire dont le président de la République doit faire la démonstration face aux difficultés de tous ordres, quitte à s’incliner devant les exigences qu’impose la réalité du terrain.

Sans doute son ministre de l’Intérieur n’hésite-t-il pas à se mettre en avant ; mais c’est le plus souvent à partir de son expérience de maire. Nul n’oublie son ancrage local dans l’Essonne, qui légitime sa pratique politique. D’ailleurs, ce sont des élus locaux qui le soutiennent le plus : le 28 septembre 2013, en pleine controverse suscitée par les propos de Manuel Valls, seize personnalités socialistes prennent la plume dans le Journal du dimanche pour sa défense ; et tous, de Francis Chouat, son successeur à Évry, à Gérard Collomb, maire de Lyon, s’expriment au nom de leur fonction municipale. Pour eux, l’État ne ferait que répondre à la demande des élus locaux, qui sont eux-mêmes le relais des « riverains ». Ainsi, « à la suite de décisions de justice ou pour des raisons d’ordre public, le plus souvent à la demande des élus de tout bord politique qui, comme nous, relaient les attentes légitimes et parfois l’exaspération des habitants, le ministre de l’Intérieur fait procéder à des évacuations de campements ».

L’invention du « riverain »

Ces maires reprennent à leur compte la rhétorique du ministre. En premier lieu, il faut répondre à la demande de « riverains » qui protestent contre « l’installation illicite aux portes ou au cœur de nos villes, le plus souvent aux abords de quartiers populaires, qui connaissent déjà de nombreuses difficultés, de bidonvilles où vivent des populations d’origine rom. Ce qui n’est pas sans générer des tensions ». Deuxièmement, c’est pour protéger les Roms qu’il convient de les chasser : « Ces campements illicites sont des lieux de misère dans lesquels des hommes, des femmes, des enfants sont en danger car exposés à des conditions sanitaires et de sécurité intolérables. » Troisièmement, ces victimes ne sont pas si innocentes : « Sur ces lieux se greffent la délinquance, les trafics mais aussi la prostitution, l’exploitation de la pauvreté, l’utilisation scandaleuse des enfants, contraints à la mendicité, au chapardage par des réseaux mafieux dont les têtes se trouvent en Roumanie ou en Bulgarie. »

Bianca, 15 ans, maman d'une petite fille, est arrivée il y a deux ans à Gardanne.
Bianca, 15 ans, maman d’une petite fille, est arrivée il y a deux ans à Gardanne. © LF

Le sens politique de cette translation de la « question rom » à l’échelle locale est clair. Selon une dépêche Reuters du 4 octobre 2013, « Manuel Valls se sent conforté après la polémique sur les Roms », et d’abord par les sondages qui semblent à chaque fois ratifier sa stratégie de provocation. « “Manuel Valls va continuer à nommer les choses”, insiste-t-on dans l’entourage de l’ancien maire d’Évry, qui voit dans ce discours la réponse à une extrême droite en pleine ascension à six mois des élections municipales. » D’ailleurs, plus que quiconque, il « est sollicité par des élus qui souhaitent son soutien sur le terrain ». Et Manuel Valls répond présent : « Le ministre a le désir d’être utile dans les campagnes locales »… Il n’empêche : chacun se plaît à le répéter, l’élection municipale est locale, et non nationale ; à peine serait-elle politique, à en croire les intéressés, qui ne jurent que par le terrain et la proximité. Autrement dit, ce qu’on voudrait appeler la « municipalisation » de la politique de la race met en scène, de manière très politique, sa « dépolitisation ».

Roms et riverains, une politique municipale de la race
Par Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels
Editions La Fabrique, 225 pages, 13 euros

 

Sarkozy, l’épuisement d’un système

 Mediapart.fr

07 mars 2014 | Par Hubert Huertas

 Nicolas Sarkozy poursuit Patrick Buisson. Autant dire que le créateur attaque sa créature, et s’attaque donc lui-même. Le nouvel épisode, qui mène à la Cour de cassation via un téléphone secret, jette une lumière terrible sur celui qui aspire à redevenir président de la République.      

Ce n’est pas encore « les dix petits nègres » d’Agatha Christie, ou plutôt « les dix grands hommes de l’ombre », mais ça commence à y ressembler. Buisson : poursuivi. Guéant : entendu. Squarcini : jugé. Balkany : soupçonné. Tapie : mis en examen. Pérol : même chose. Thierry Gaubert : idem. Hortefeux : condamné. Herzog : perquisitionné. Sans parler de Jean-François Copé qui ne fait pas vraiment partie du cercle… Et maintenant, pour couronner le tout, Gilbert Azibert, cet avocat général près la Cour de cassation qui renseignait l’ancien président afin de bloquer l’instruction sur l’affaire Bettencourt (notre article ici).

Nicolas Sarkozy.
Nicolas Sarkozy. © Reuters

Pour un homme qui se flattait, en 2006, à la veille de son élection à la présidence de la République, de n’être éclaboussé par aucune affaire, le palmarès finit par devenir vertigineux. Nous l’écrivions de longue date ; les accélérations survenues dans plusieurs dossiers judiciaires viennent le confirmer. Du financement de la campagne Balladur en 1995 à l’affaire Karachi, de l’invalidation des comptes de campagne de 2012 à l’arbitrage Tapie, du transfert de François Pérol (à la Caisse d’épargne) à la nomination ratée du dauphin Jean (à l’Epad), de l’attribution du marché des sondages aux soupçons de financement libyen, sans parler du dossier Bettencourt, il existe une constante, l’argent, et un refrain, le grand air du complot. Mais cette parade ne couvre plus le grelot des jackpots. Vers où que l’on se tourne, on n’entend plus qu’un bruit : “Money…”, “Money…”, “Money”… comme le chantaient les Pink Floyd.

C’est qu’en Sarkozie les affaires d’argent ressemblent aux problèmes de cœur. La frontière est poreuse entre le public et le privé. Cette confusion des amours et des fonctions, des amitiés et des carrières, des influences et des pactoles, a couru depuis la mairie de Neuilly et s’est emballée rue du Faubourg-Saint-Honoré en déteignant sur les entourages, jusqu’aux rouages de l’État.

On connaissait le procureur Courroye, on découvre l’avocat général près la Cour de cassation, qui réclamait un poste à Monaco en échange de ses services. Comme quoi Buisson avait l’exclusivité du dictaphone, mais pas celle des arrangements. Comme tant d’autres, dans ce réseau où les conseillers n’étaient pas les payeurs, mais les payés, il servait et se servait, facturant les sondages en bon chef d’entreprise, et pesant en même temps sur les grands choix du pays.

Ce que révèle cette succession d’affaires n’est pas l’existence d’hommes et femmes de l’ombre autour d’un président. De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac avaient tous leurs visiteurs du soir et Hollande n’en manque pas. Des effets de cour, des intrigants, des confidents, des amis de trente ans, on en a toujours connu autour des lieux de pouvoir, et le fonctionnement de la Ve République n’a fait que les amplifier. Le président de la République française concentre tant de puissance entre ses mains que le premier visiteur auquel il tend l’oreille pèse davantage que les ministres et le chef du gouvernement.

Mais les dérapages, les débordements, les écoutes téléphoniques sous Mitterrand, le cabinet noir sous Chirac avaient une mission précise, et circonscrite : pour l’un, protéger le secret sur Mazarine, pour l’autre, contenir l’incendie sur les affaires de Paris. Avec ce que nous vivons aujourd’hui, et qui n’est rien d’autre que la confirmation par la justice d’une multitude de scandales révélés par la presse, et ici même à Mediapart, voilà que l’exception, le dérapage, l’abus de pouvoir dans un domaine précis deviennent une règle générale, ou plutôt une non-règle générale, une absence de limite, une privatisation de l’argent public et des institutions au service d’un système…

« La Firme »

Dans l’entourage du président Sarkozy, du temps de l’Élysée, il y avait les virevoltants, les inclassables, les sans-fonction. Ces espèces de sans-papiers de la République étaient dans les petits papiers du maître, et cela suffisait à leur conférer un pouvoir d’influence considérable. Buisson, Goudard, Minc, et compagnie. Mais aux côtés de ces élus du cœur, il y avait aussi les serviteurs, les gardiens du temple et de la boutique. Guéant à l’Élysée avec son œil sur la justice, Balkany dans les Hauts-de-Seine avec les clés du coffre-fort initial, Squarcini à la police, Courroye, et désormais cet Azibert à la Cour de cassation.

Un pour tous et tous pour soi, ce réseau était uni autour du chef comme les deux doigts du sceptre, mais conservait deux fers au feu : le char de l’État et sa propre Ferrari. Buisson, Ouart, Gaubert, Balkany, Guéant, Goudard, Giacometti ont à coup sûr beaucoup donné, mais nul ne soutiendra qu’ils aient été plus pauvres en quittant l’Élysée, qu’en y entrant…

Ce qui frappe ici, c’est une manière décomplexée de passer du service de la France à celui de son destin personnel, de l’intérêt public à son avantage privé. L’exemple le plus caricatural est sans doute celui de Bernard Tapie et de son arbitrage colossal, mais les conseillers-sondeurs ne sont pas mal non plus, François Pérol ne dépareille pas, et la fréquentation assidue d’intermédiaires douteux, grassement rémunérés, vient compléter le tableau.

Dans ce monde sans barrière, les scandales révélés ces dernières années renvoient tous à une confusion du politique, du copinage, et du business. Il reste pourtant un étonnement, et un mystère. Il ne concerne ni la morale ni le style de gouvernement, mais le savoir-faire du patron. La cascade d’affaires qui s’abat sur lui, et sur le parti qu’il a conquis en 2004, finit par révéler une étrange fragilité.

Jean-François Copé, Ziad Takieddine et Brice Hortefeux.
Jean-François Copé, Ziad Takieddine et Brice Hortefeux. © (Mediapart)

La réputation du sarkozysme, et de son cercle informel baptisé « La Firme » du temps de la conquête, c’est son côté professionnel, paraît-il implacable, cohérent, mieux réglé qu’une horloge. Et ce qui surprend dans la foulée, c’est ce côté petit bras, Branquignol, amateur, contradictoire. Voilà que la Sarkozie, experte en communication, donne l’image d’un panier de crabes déboussolés !

Comment l’ancien président, communicant à qui la chronique officielle accorde un talent redoutable, voire une forme de génie, en est-il arrivé à léguer cet héritage fracassant, qui jette un doute sur sa probité ou sur ses compétences de chef, au moment même où il escompte le redevenir ? Car avec ses indignations, ses déceptions, ses étonnements, Sarkozy finit par ressembler à Christine Lagarde aux prises avec l’affaire Tapie. Soit il est responsable, et c’est son quinquennat qui est éclaboussé, soit il s’étonne, et c’est Marie-Chantal qui s’éveille au pays des intrigants, président dépassé par ses collaborateurs, et par la situation.

Sarkozy est-il doté de l’autorité qu’on lui prête, d’énergie, de lucidité, ou d’une grande fragilité ? Face aux affaires, dans sa défense, est-il un patron qui commande, ou une victime que l’on persécute, et que l’on trompe ? Après la presse dénoncée pendant sa dernière campagne, après les juges, voilà que son entourage s’y met et que Buisson l’enregistre à son corps défendant. Ce visionnaire n’aurait rien vu, ce Spiderman se serait pris dans la toile, ce pragmatique serait tombé des nues, ce meneur d’hommes ne saurait pas les choisir.

La vérité c’est qu’il est tout à la fois, et l’histoire de cet animal politique hors norme en témoigne jour après jour. Dans chaque situation de sa vie et de sa carrière, sur le court terme, il a fait la preuve des qualités qu’on lui prête. Audace, rapidité, sens de l’organisation, énergie. Mais sur la longue durée, les vérités péremptoires de la veille sont venues se cogner à celles du lendemain, et les fidélités d’un jour aux emballements du suivant.

Sa force, c’est qu’il n’a pas de limites. Sa faiblesse est qu’il les a trop souvent franchies. Elles le rattrapent aujourd’hui.

Négociations Unédic: Le travail n’est pas un coût, le chômage n’est pas un délit

Blog

 

Les négociations entre les partenaires sociaux pour élaborer la convention Unédic 2014-2017 ont débuté le 17 janvier dernier. Encore une fois, il n’est question que de limiter le droit à l’assurance-chômage, sous quelque modalité que ce soit : dégressivité des aides, allongement de la durée de cotisation nécessaire à l’ouverture de droits, durcissement des critères de la « recherche active d’emploi », harmonisation par le bas en supprimant les annexes concernant les intérimaires et les intermittent.e.s du spectacle… Les chômeuses et les chômeurs sont considéré.e.s comme des « profiteurs du système », alors que les revenus du capital continuent d’augmenter, et que c’est la recherche effrénée de plus-values financières qui produit du chômage.

Nous, travailleur.se.s autonomes, co-entrepreneur.e.s de nos entreprises coopératives, artisan.e.s, paysan.ne.s, artistes et technicien.ne.s du spectacle… que nous soyons salarié.e.s, intermittent.e.s, indépendant.e.s, chômeur.se.s, nous sommes consterné.e.s de voir remis en cause ce droit essentiel.

Pourquoi ne met-on jamais en regard le déficit de l’Unédic avec les baisses de cotisations patronales concédées par tous les gouvernements depuis les années 1990 ?  Pourquoi s’étonne-t-on du déficit de l’Unédic en période de crise, en se focalisant sur l’augmentation des dépenses, plutôt que sur la possibilité de financement que pourrait constituer la taxation des revenus du capital ? Pourquoi ne s’intéresse-t-on pas au fait que nos entreprises faiblement capitalisées sont de moins en moins en mesure de maintenir ou de proposer des emplois dignes et pérennes ? Pourquoi ne prend-on pas la mesure de la vraie catastrophe sociale qui se joue lorsqu’un.e chômeur.se sur deux n’est pas indemnisé.e ?

A croire que l’Unédic est devenue une société d’assurance ! A-t-on oublié que ce régime est fondé sur le principe de la solidarité interprofessionnelle, pour que le monde du travail ne soit pas soumis aux seuls impératifs de flexibilité des grandes entreprises qui traitent, bien souvent, le travail comme une marchandise, et les salarié.e.s comme une variable d’ajustement ?
Pourquoi la réforme de l’Unédic ne pourrait pas constituer l’occasion d’un renforcement des liens de solidarité dans le pays à travers une discussion interprofessionnelle élargie à l’ensemble du monde du travail ? Il est temps de s’émanciper d’un modèle d’équilibre basé sur une croissance vide de sens et d’imaginer un nouveau modèle, plutôt que d’être rivés aux indices de notation des agences Fitch Ratings, Moody’s et Standard&Poor’s. L’Unédic a emprunté 7 milliards sur les marchés financiers : loin des négociations paritaires ou de l’intérêt général, l’avis de ces agences pèse lourd sur les décisions de gestion de l’assurance-chômage.

Alors que la discontinuité de l’emploi s’est imposée comme une réalité depuis bien longtemps, alors que l’entrée dans le monde du travail est de plus en plus difficile pour les jeunes, les négociations Unédic entretiennent une vision dépassée du travail, fondée sur la linéarité des carrières. Il y a aujourd’hui en France 9 millions de travailleur.se.s précaires ou sans emploi : le chômage est utilisé comme un outil pour mettre les travailleur.se.s en concurrence entre eux/elles et dégrader l’ensemble des conditions de travail, dans le public comme dans le privé, pour les salarié.e.s comme pour les indépendant.e.s. Sans compter que l’auto-entreprenariat est considéré, malheureusement, comme une solution au chômage…

Nous faisons partie de cette part croissante des travailleur.se.s qui ne se satisfait pas d’être contrainte d’accepter d’être subordonnée pour bénéficier d’une bonne protection sociale. Citoyen.ne.s, nous n’acceptons pas que la démocratie s’arrête aux portes des entreprises. Professionnel.le.s, nous refusons que l’impératif de productivité et de rentabilité financière continue à primer sur la qualité de la production, des rapports sociaux dans l’entreprise, la déontologie, la pratique et la transmission de nos métiers et savoir-faire. Nous sommes de plus en plus nombreux.ses à vouloir reprendre le contrôle de nos vies et de notre travail en contribuant à l’économie réelle et en répondant à des besoins sociaux, parfois urgents, négligés par la puissance publique.

L’assurance-chômage constitue un rempart contre la toute-puissance des employeurs et donneurs d’ordre pour qui le lien de subordination est un moyen de soumission. Elle nous prémunit contre les hoquets d’un « marché du travail » chaotique. Elle nous permet de ne pas accepter n’importe quel emploi, dans n’importe quelles conditions. Elle nous donne les moyens de développer des activités et des entreprises sources d’emplois choisis. Combien d’associations, de coopératives – des structures de cette économie sociale et solidaire que l’actuel gouvernement sait si bien mettre à l’honneur – auraient pu se développer si nous, qui n’avons pas accès au capital, n’avions pu nous appuyer sur les revenus issus de l’assurance-chômage ? Combien de compagnies de théâtre, de lieux culturels, de petites entreprises de production audiovisuelle existeraient encore sans l’intermittence ?
Il est urgent de penser un système d’assurance-chômage, et plus globalement de protection sociale, qui garantisse une continuité de revenus et de droits à l’ensemble des travailleur.se.s.

L’autonomie dans le travail et le refus de sa marchandisation, que nous appelons de nos vœux, ne peuvent pas se construire en dehors d’un cadre de protection sociale solidaire et interprofessionnel. Les actuels « bénéficiaires » de l’assurance-chômage ne peuvent pas être tenus pour responsables de la crise et du déficit de l’Unédic qu’elle entraîne, ni laissés seuls lorsqu’il s’agit de se battre pour conserver et étendre les droits d’une conquête sociale essentielle pour l’ensemble des travailleur.se.s : nous sommes toutes et tous concerné.e.s.

Pour lutter contre la régression sociale, pour un autre partage des richesses, pour faire entendre qu’un autre modèle de société est possible, nous appelons à renforcer la mobilisation en cours pour faire exister autour de ces négociations Unédic le débat politique qu’elles méritent.

Premiers signataires : Minga, Coopaname, Compagnie N.A.J.E, Esscoop, la Manufacture coopérative, Artenréel, les Matermittentes, SCOP Ozon, Lazzi Théâtre, Oxalis Scop, Vecteur Activités, ATTAC France, Solstice, Scic Smartfr, La Revue Eclair, Libre Informatique, Sud Culture Solidaires 34, Coordination des Intermittents et Précaires IdF, Scop276, Compagnie Jolie Môme

Contact : letravailnestpasuncout@laposte.net

En finir avec les idées reçues sur le « FN, parti des ouvriers »

Mediapart.fr

26 février 2014 |
Marine Le Pen et Steeve Briois à l'entrée d'une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012.
Marine Le Pen et Steeve Briois à l’entrée d’une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012. © Reuters

Si des terres de gauche basculent vers l’extrême droite, ce ne sont pas les ouvriers qui votaient hier pour la gauche qui votent désormais pour le FN. C’est ce qui ressort des travaux des chercheurs Nonna Mayer et Florent Gougou. Ils démontrent qu’il s’agit plutôt d’un « droito-lepénisme » que d’un « gaucho-lepénisme », thèse pourtant dominante dans les médias.

Le Front national, parti des ouvriers ? C’est ce que claironne Marine Le Pen. Ce spectre d’une domination absolue du FN chez les ouvriers plane sur les élections municipales et européennes. Pour son premier colloque, mardi soir, le nouvel Observatoire des radicalités politiques (ORAP), qui rassemble des chercheurs travaillant sur l’extrême droite, s’est penché sur « la réalité de ce vote, sa complexité et sa progression ».

Qu’y a-t-il derrière la formule sensationnelle du « FN, premier parti des ouvriers » et le « présupposé idéologique » qui veut qu’un ouvrier « devrait être un électeur de gauche » ? Réunis à la fondation Jean Jaurès, les chercheurs du Centre d’études européennes Nonna Mayer (spécialiste du FN) et Florent Gougou (spécialiste du vote ouvrier) ont exposé leurs travaux et tordu le cou à plusieurs idées reçues concernant le vote FN : la thèse d’un « gaucho-lepénisme » (ébauchée par Pascal Perrineau en 1995), selon laquelle une partie importante de l’électorat frontiste viendrait de la gauche, le « mythe » d’un « vote de désespérance » (les plus démunis voteraient FN) et celui d’une réticence des femmes à voter pour le parti lepéniste.

Ils mettent en évidence un « vote des ouvriers de droite plus favorable à l’extrême droite qu’à la droite modérée ».

Les deux chercheurs ne remettent pas en cause un « survote ouvrier » pour le Front national, mais pointent du doigt la « différence des niveaux » annoncés. « Tous les instituts de sondage s’accordent pour dire que les ouvriers votent en moyenne plus pour le Front national que la moyenne de l’électorat, mais l’ampleur de ce vote diffère beaucoup », relève Florent Gougou. Le premier institut à l’annoncer (la Sofres, en 1995) livrait d’ailleurs dans le même temps et selon la même méthode deux sondages avec sept points d’écart (30 % d’ouvriers votant FN dans le premier, 23 % dans le second).

Le chercheur rappelle au passage que les ouvriers « ne pèsent que 30 % à 35 % à l’intérieur de l’électorat du FN », alors qu’ils étaient « 50 % au sein du Parti communiste (en 1967 et 1978) ».

Marine Le Pen et Steeve Briois à l'entrée d'une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012.
Marine Le Pen et Steeve Briois à l’entrée d’une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012. © Reuters

Mais derrière la quantification hasardeuse de ce vote, faute d’outils, une autre question s’avère plus importante : d’où vient cette dynamique ouvrière de vote pour le parti d’extrême droite ?

Le chercheur Florent Gougou.
Le chercheur Florent Gougou. © oxpo.politics.ox.ac.uk

Auteur d’une thèse sur la mutation du vote ouvrier, Florent Gougou travaille avec les résultats des élections et l’analyse des sondages. Il a mis sur pied une typologie des mondes ouvriers en identifiant une série de cantons ou communes où la proportion d’ouvrier est très élevée (lire les documents sous notre onglet « Prolonger »). Il met en lumière « deux dynamiques derrière ce vote ouvrier pour le FN ».

Un vote des ouvriers de droite « plus favorable à l’extrême droite qu’à la droite »

La première, c’est un « vote des ouvriers de droite plus favorable à l’extrême droite qu’à la droite modérée ». Dès la percée du FN, aux européennes de 1984 puis aux législatives de 1986, « le rapport de force au sein du vote ouvrier de droite est favorable à l’extrême droite, par rapport aux autres groupes sociaux », démontre le chercheur. Le parti lepéniste tire donc profit de cette « spécificité » du vote ouvrier.

Un « recul du vote de gauche des ouvriers »

Mais la progression du vote FN chez les ouvriers s’explique par une deuxième tendance, depuis la fin des années 1970 : « un recul du vote de gauche des ouvriers ». « Depuis les années 2000, ils votent autant à gauche que l’ensemble de l’électorat, alors que dans les années 1970, ils votaient massivement pour la gauche, jusque 20 points davantage », explique Florent Gougou.

De « nouveaux ouvriers »

Dans la typologie qu’il a construite, l’effet est net : « Des terres de gauche basculent vers l’extrême droite. » Mais selon le chercheur, « c’est l’interprétation de ces données qui pose problème ». « Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui votaient hier pour la gauche qui votent désormais pour le Front national », mais « de nouveaux ouvriers qui entrent dans le corps électoral », avec le « renouvellement générationnel ». Ce recul du vote de gauche des ouvriers est donc porté « par de nouvelles cohortes ».

Il détaille : « Leurs parents étaient de gauche, mais eux n’ont jamais eu des habitudes de vote à gauche. Ils ont les mêmes professions qu’eux, mais ont été socialisés dans un monde différent, dans lequel le FN est présent. » D’un côté, on trouve des ouvriers socialisés dans les années 1960, « où le jeu politique était dominé par la prédominance du Parti communiste à gauche », de l’autre ceux des années 1990, « où le FN est un acteur du jeu politique et Jean-Marie Le Pen est connu ».

Florent Gougou relève par ailleurs une « grande rupture en 2007 ». « L’électorat ouvrier de droite, radicalisé dans les années 1980, est plus séduit par Nicolas Sarkozy en 2007, que le nouvel électorat ouvrier, plus jeune. Ce qui se confirme en 2012. »

Un « droito-lepénisme »

Nonna Mayer
Nonna Mayer

Directrice de recherche au CNRS, la sociologue et politologue Nonna Mayer remet elle aussi en cause le « mythe » d’un « gaucho-lepénisme », « un thème séduisant » selon lequel « on passerait de l’extrême gauche à l’extrême droite ».

En s’appuyant sur l’enquête électorale française 2012 du Centre d’études européennes et en passant au crible les 28,5 % d’ouvriers qui ont voté pour Marine Le Pen à la présidentielle, la chercheuse met au contraire en lumière « un droito-lepénisme ». « On a clairement un monde ouvrier de droite qui est plus séduit par Marine Le Pen. »

« Plus on va à droite, plus on vote Marine Le Pen quand on est ouvrier », démontre-t-elle (voir aussi notre onglet « Prolonger ») :

« Tous nos indicateurs disent la même chose, explique-t-elle. Par exemple, si on leur demande de quel parti ils se sentent le plus proches, ce sont des partis de droite et d’extrême droite. Ou comment ils ont voté en 2007 : ceux qui ont voté Marine Le Pen en 2012 ont voté à 5 % Ségolène Royal au premier tour et 7 % au second tour. »

L’idée reçue d’un « vote de désespérance »

Nonna Mayer démonte deux autres « idées reçues » sur le vote frontiste. D’abord l’idée qu’il serait un « vote de désespérance », que « ce sont les plus pauvres, démunis, qui voteraient FN ».

« Qui vote le plus pour Marine Le Pen en 2012 ? Pas les ouvriers précaires – qui, quand ils sont allés voter, ont d’abord voté Hollande. Ce sont les ouvriers non-précaires, dont le vote pour Marine Le Pen a atteint 36,8 %. Ce sont ceux qui ont peur de tomber. Ils regardent vers le haut mais aussi vers le bas désormais, ils ont peur d’être déclassés. »

La chercheuse dresse leur profil. Ils sont « un peu plus catholiques, ont un plus fort taux d’équipement des ménages, habitent plus hors des grandes villes, ont un petit diplôme : ils ont un petit quelque chose qu’ils ont peur de perdre ».

L’« effet femme » n’existe plus

Autre mythe déboulonné, l’« effet femme ». « Pendant des années, deux variables expliquaient le vote Le Pen : le niveau d’études et le sexe. Les femmes étaient plus réticentes à l’égard de ce parti. En 2012, ce n’est plus le cas. Pour la première fois, quand on regarde l’âge, la profession, la religion, il n’y a plus d’effet “femme”. Alors qu’hier deux catégories de femmes ne votaient pas Le Pen : les vieilles catholiques et les jeunes, diplômées, actives et féministes », analyse Nonna Mayer.

« Quand on regarde le monde ouvrier en 2012, hommes et femmes ont voté pareil », explique la chercheuse, qui a noté également, « pour la première fois aussi une explosion du vote pour Marine Le Pen chez les employés de commerce ».

Une « proximité avec les idées du FN » en progression

Pour la directrice de recherche, qui étudie le FN depuis les années 1980, « il s’est passé quelque chose ». Il n’y a pas que le vote frontiste qui en témoigne. Un autre indicateur permet de le constater, « la proximité avec les idées du FN, encore plus massive que le vote FN ». La chercheuse l’a constaté lors de sa centaine d’entretiens menés auprès de précaires pour son enquête.

« On l’observe quand on interroge sur « la préférence nationale », sur « le FN est un danger pour la démocratie ?”, “Marine Le Pen incarne l’extrême droite ?”, “il y a trop d’immigrés en France ?” », explique-t-elle en énumérant les statistiques des réponses de l’échantillon, et notamment ce chiffre : « 55 % des ouvriers se disent d’accord avec les idées du FN, contre 34 % de l’électorat. »

« Il y a une sympathie et une attraction à l’égard de Marine Le Pen et ses idées », note Nonna Mayer. « Lors des entretiens, on entend “Marine Le Pen, je ne vais pas voter pour elle, je ne suis pas raciste, mais elle a peut-être raison quelque part”. » Ce qui revient, c’est : 1) “c’est une femme, ça nous change”, 2) “elle est courageuse”, 3) “elle est franche, et quand elle parle on comprend ce qu’elle dit, le reste de la classe politique, on ne comprend pas”. »

Ce potentiel est « beaucoup plus élevé dans les milieux populaires », mais « ce sont dans ces catégories que l’on s’inscrit le moins sur les listes électorales. Une bonne partie de cette population défavorisée, ouvrière, ne va pas voter. Donc cela pourrait être pire ».

La chercheuse démontre surtout la nécessité de redéfinir les catégories. « Le monde ouvrier a changé. Aujourd’hui, deux ouvriers sur cinq sont isolés et non dans un collectif, ils font du travail de manutention. Plutôt qu’utiliser les catégories socio-professionnelles, il faudrait se pencher sur les “travailleurs non qualifiés”, le “prolétariat de service”, qui se trouvent à cheval sur les catégories des ouvriers et des employés de services. »

 

Notre-Dame-des-Landes : le vrai scénario de la manifestation contre le projet d’aéroport

 Mediapart.fr

24 février 2014 | Par Louise Fessard et Jade Lindgaard

 La ville de Nantes a-t-elle été le théâtre de scènes de « guérilla urbaine » samedi après-midi lors de la manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ? Le ministre de l’intérieur, des élus locaux, des responsables politiques nationaux et des chaînes de télévision déroulent un même scénario. Pourtant, sur place la réalité fut bien différente : une manifestation familiale et festive, des violences en marge, un jeune homme gravement blessé par un tir de police. Mediapart a reconstitué le déroulé des événements.

La ville de Nantes a-t-elle été le théâtre de scènes de « guérilla urbaine » samedi après-midi lors de la manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ? L’« ultra gauche violente » et de « véritables casseurs antisystème » ont-ils orchestré une razzia en plein jour au cœur de l’une des plus grosses villes de France ? Les associations de paysans et de riverains opposés au projet d’aérogare sont-elles devenues « la vitrine légale d’un mouvement armé » ?

A Nantes, le 22 février, pendant la manifestation contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes (©JJ)
A Nantes, le 22 février, pendant la manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (©JJ)

Depuis samedi, le ministre de l’intérieur, des élus locaux, des responsables politiques nationaux et des chaînes de télévision déroulent un même scénario, univoque : la prise en otage d’une manifestation familiale par des hordes armées et la mise à sac du centre-ville (voir notamment ici, ou là, et encore ici) . Ces déclarations sont pourtant bien éloignées des faits que Mediapart a pu constater sur place, samedi, pendant la manifestation. Que s’est-il vraiment passé samedi 22 février entre 13 heures et 19 heures dans la métropole des Pays de la Loire ? Voici le déroulé des événements que nous avons pu reconstituer.

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Voir ici notre dossier complet sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes

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Le 12 février à 17 h 30, dix jours avant la date du rassemblement, le collectif des organisateurs composé d’opposants historiques à l’aéroport, d’agriculteurs et d’occupants de la Zad, la zone d’aménagement différée, déclare en préfecture une manifestation. Le parcours part de la place de la préfecture de Nantes et s’arrête square Daviais, dans le centre-ville. « Il existe une tradition syndicale en Loire-Atlantique selon laquelle on ne demande pas d’autorisation, on déclare les manifestations », explique Julien Durand, agriculteur retraité et pilier de l’Acipa, la principale association des opposants. «Nous avons souvent des manifestants non disciplinés, reconnait Patrick Lapouze, directeur de cabinet du préfet de Loire-Atlantique, qui dit être à l’initative de la réunion du 12 février. Mais lorsqu’il s’agit de manifestants institutionnels avec des personnalités politiques présentes, il serait tout de même bon que les règles républicaines soient respectées».

Deux jours plus tard, ce trajet est refusé par l’État qui, selon les organisateurs, s’oppose à son passage par le Cours des 50-otages, l’une des principales artères de la ville, très régulièrement empruntée par les manifestants nantais. Plusieurs réunions se tiennent, aucun accord n’est trouvé. De son côté, Patrick Lapouze, directeur de cabinet du préfet de Loire-Atlantique, affirme avoir proposé en vain plusieurs itinéraires qui passaient tous par le Cours des 50-otages. « Le Cours des 50-otages n’est pas un problème, au contraire c’est le lieu des manifestations institutionnelles, affirme-t-il. Mais les organisateurs voulaient passer aussi par les rues latérales, commerçantes et tortueuses où le maintien de l’ordre n’était pas possible. À partir du moment, où ils ont refusé, j’ai indiqué que je bloquerais le Cours. »

Le 22 février à 13 heures, jour de la manifestation, la place de la préfecture est noire de monde. Quelque 1 500 gendarmes et policiers sont mobilisés, dont selon nos informations le GIPN. Des familles, des délégués de comités de soutien de divers départements, des bonnets rouges – dont le maire de Carhaix, Christian Troadec –, des élus, des militants associatifs et syndicaux et de nombreux masques à l’effigie d’espèces animales présentes sur la Zad et menacées par le projet d’aéroport : triton crêté, triton marbré, lézard, campagnol…Le rassemblement est calme et joyeux. Peu de banderoles. Le cortège démarre autour de 13 h 15. Il suit un parcours alternatif, plus au sud, pour dégager la route du gros des manifestants, explique Julien Durand, l’un des organisateurs. Les forces de l’ordre bloquent le bas du Cours des 50-otages, ce qui raccourcit le parcours, au risque de ne pas permettre à tout le monde de défiler, précise Durand : « C’était trop court pour l’ampleur de la manif. »

Les manifestants sont nombreux : 20 000 selon la police, sans doute 50 000 selon les organisateurs, qui comptent 65 cars et 520 tracteurs, soit plus que pour la manifestation de réoccupation de la Zad (voir ici) du 17 novembre 2012 (40 bus et 400 tracteurs environ), dont le décompte oscille entre 15 000 et 40 000 participants. Très vite, des murs se couvrent de tags : « Nantes ma prison citoyen maton », « Non à l’Ayraultport », « Vinci dégage ». Les (rares) avions qui survolent cette partie de la ville sont hués. Un slogan résonne, en boucle : « Non à l’aéroport ! Résistances et sabotages ! » Sur un chantier de Vinci, le concessionnaire de Notre-Dame-des-Landes, en bord de parcours, une tractopelle est mise en feu. Une agence de Vinci est mise à sac : volets de bois arrachés, vitrine brisée, ordinateurs détruits, fils arrachés, armoires renversées.

« Pourquoi cette agence et ce matériel n’ont-ils pas été protégés ? Vinci est la cible des anti-aéroport », s’interroge aujourd’hui Julien Durand. « Comme les commerçants et la municipalité, les responsables de Vinci ont été alertés, ils ont jugés les volets de bois suffisants : après c’est un choix individuel », répond le directeur de cabinet du préfet. Mais les autorités semblent avoir été surprises par des actes de vandalisme qui ont commencé dès le départ du cortège et non sur la fin lors de la dispersion. Sur les précédentes manifestations de ce type, « les dégradations n’avaient jamais commencé aussi tôt, de façon aussi violente, et ce sous le regard bonhomme des manifestants institutionnels », indique Patrick Lapouze.

Un peu avant 15 heures, les premiers manifestants, des militants de la Confédération paysanne et de Via Campesina notamment, sont arrivés square Daviais, l’esplanade de fin de parcours. Débutent les premières prises de parole. Tout est calme. À 500 mètres de là environ, des affrontements débutent, au bas du Cours des 50-otages. D’un côté, des petits groupes lancent des pavés, des œufs remplis de peinture et autres projectiles sur les forces de l’ordre. De l’autre, des rangées de CRS tirent des bombes lacrymogènes à répétition. Les canons à eau déversent des tonnes de liquide à grands jets. Des grenades assourdissantes retentissent. Le commissariat tout proche, pourtant barricadé, est recouvert de tags, de jets de peinture. Début d’incendie à l’intérieur. Deux agences de voyagistes (Fram et Nouvelles frontières) sont mises à sac (vitrine brisée, intérieur détruit).

Une antenne du conseil général est aussi visée. Le toit d’un abri de tram part en flammes. Le feu se propage à un arbre voisin qui lui aussi se consume. Il s’agit sans conteste de destructions de biens matériels. Mais pourquoi parler d’attaques contre « des symboles de la République », comme l’affirme le président de la région, le socialiste Jacques Auxiette ? Ces actes de vandalisme semblent ciblés : les autres commerces sur le parcours, sans lien avec les porteurs du projet d’aéroport, sont laissés intacts (boulangeries, boutiques de fringues, épicerie…).

En milieu d’après-midi, des slogans plus radicaux apparaissent : « un flic, une balle ». Au sol, gisent des extincteurs pré-remplis de peinture pour taguer plus vite et plus fort. Mais ces échauffourées restent très circonscrites. Car en même temps, les manifestants continuent de défiler, les yeux rougis par l’épais nuage de lacrymogènes. Le meeting du square Daviais se poursuit dans les rires et les chants. Sur la place du commerce, à 100 mètres d’une bataille rangée entre CRS et manifestants, des dizaines de personnes boivent un verre assises en terrasse. Des passants font leurs courses. Certains manifestants tentent d’empêcher les attaques anti-policières. Mais la plupart laissent faire et poursuivent leur chemin. La scène n’a rien d’une guérilla urbaine. Aucun mouvement de panique. Pas d’état de siège. Tous ceux qui le souhaitent peuvent s’éloigner.

Un jeune charpentier a perdu son œil

Combien de militants de culture « black bloc » se trouvent-ils dans les rues de Nantes ? À vue d’œil, très peu. Quelques dizaines au maximum. On semble les reconnaître à leur organisation bien rodée. Le visage entièrement recouvert, ils changent de vêtements sous une tente pour mieux se dissimuler quand ils quittent les lieux, et transportent leur matériel en caddies de supermarché. « Il y avait des groupes hyper organisés, habillés en noir avec des sacs à dos, on en a vu certains retirer leurs vêtements pour les mettre au feu », dit Caroline de Benedetti, présente dans le cortège et qui s’occupe du magazine L’Indic.

Mais autour d’eux, parmi les lanceurs de projectiles, on voit de nombreux jeunes bien moins préparés. Leur visage est apparent, parfois même sans capuches. Certains portent des drapeaux bretons, sans rapport avec les habituels étendards anarchistes. Impossible de les relier au black bloc, et encore moins à l’« ultra gauche » désignée par Manuel Valls. Cette expression, notamment popularisée par le criminologue Alain Bauer – et ami de trente ans du ministre de l’intérieur – ne recoupe aucune réalité sociologique avérée dans les mouvements politiques radicaux, beaucoup trop épars et autonomes les uns des autres. Elle avait servi au ministère de l’intérieur alors tenu par Michèle Alliot-Marie, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, au moment de l’affaire de Tarnac. La préfecture agite quant à elle le chiffre d’un millier de personnes, ayant « le profil traditionnel de ceux qu’on rencontre sur la Zad, allant de modérément à extrêmement violents avec des méthodes qui s’apparentent à celles des Black bloc ». Car Patrick Lapouze en est persuadé : « Ce que j’ai vu à Nantes hier, c’est ce que je vois depuis des années sur la Zad. On estime que le nombre de gens qui y sont actuellement est de 200, mais le nombre total de ceux qui y tournent est de l’ordre d’un millier. »

Pour Philippe Capon, secrétaire général de l’Unsa Police, les événements n’avaient rien d’imprévisible. « C’est un remake du sommet de l’OTAN à Strasbourg (en 2009, ndlr) avec des petits groupes très organisés, hyper-violents, dont on connaît très bien le mode d’action, explique-t-il. Ils arrivent, ils cassent en sachant d’avance où ils vont taper, puis ils s’en prennent à la police. On aurait pu les arrêter bien avant. Mais on a senti un flottement sur les instructions samedi, avec des ordres et des contre-ordres. Un commissariat en feu, ce n’est pas normal. »

Françoise Verchère, conseillère générale du Parti de gauche et l’une des responsables du collectif des élus doutant de la pertinence de l’aéroport (le Cédépa), parle, elle, carrément de « manipulation pour essayer de justifier le projet d’aéroport » : « Dès le samedi matin, en arrivant à l’aéroport de Nantes avec les tracteurs, les policiers nous ont dit que les black blocs allaient gâcher notre manifestation », explique-t-elle, jointe par téléphone. Dans une lettre ouverte au ministre de l’intérieur, elle s’étonne donc que ces casseurs, manifestement attendus par les autorités, n’aient pas été arrêtés avant leur arrivée. Impossible, pour des raisons matérielles et de respect des libertés, de filtrer les casseurs parmi « les 20 000 personnes qui sont rentrées dans Nantes samedi pour une manifestation qui n’était pas interdite », prétend le directeur de cabinet du préfet. « Il fallait mettre 25 000 militaires autour de Nantes pour faire des barrages ? » rétorque-t-il.

Côté forces de l’ordre, la préfecture de Loire-Atlantique compte 27 personnes (13 CRS et 14 gendarmes) admises au CHU, sans plus de détails. Côté manifestants, le décompte est moins précis : une quarantaine de personnes auraient été admises. Au moins deux ont fini au CHU avec de graves blessures au visage suite à des tirs. Un jeune charpentier cordiste de 29 ans, Quentin Torselli, a perdu son œil (voir ici ce billet de blog). « L’œil est crevé et l’os ainsi que le nez sont cassés en plusieurs endroits, c’est très douloureux », explique-t-il, joint par téléphone au CHU de Nantes. Il a été touché vers 19 heures place de la Petite Hollande, alors qu’il cherchait à se replier face à un barrage de CRS, selon son témoignage. « J’ai fait la manifestation avec tout le monde jusqu’au Cours des 50-otages qui était bloqué, raconte Quentin Torselli. Les CRS tiraient lacrymos, grenades et flashballs en tir tendu en se protégeant derrière quelqu’un d’autre. J’allais pour partir quand j’ai été touché et j’ai perdu connaissance. »

Quentin évacué par des manifestants après avoir été touché.
Quentin évacué par des manifestants après avoir été touché. © Yves Monteil

Pour Yves Monteil, photographe indépendant et membre de Citizen Nantes, témoin de la scène : « C’était : jets de pierres et de bouteilles contre tirs de lacrymos et de flashball. ». Il ajoute que « le manifestant blessé a été évacué dans une rue adjacente, au moment où le cordon de CRS avançait dans l’allée principale. Alors qu’une vingtaine de personnes levaient les bras en disant “Arrêtez, il y a un blessé”, les CRS ont continué à progresser dans cette rue adjacente en envoyant des lacrymos et des grenades ».

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Retrouver ici notre dossier Flashball

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La préfecture indique que seuls des LBD 40×46, des Flashball deuxième génération plus puissants et précis, ont été utilisés. Quentin Torselli, qui se définit comme un « citoyen, pas spécialement militant », a d’abord pensé à une grenade assourdissante « à cause du bruit ». « Je me rappelle d’un grand bruit et d’un grand choc, qui correspond en fait sans doute à l’éclatement de mon œil, indique-t-il. Un médecin m’a dit que les lésions correspondent à un tir de Flashball et on n’a pas retrouvé d’éclats de grenade. » Selon Yves Monteil, un autre manifestant, lui aussi blessé au visage par un tir, a été pris en charge par les secours près du CHU à peu près au même moment (voir ici d’autres photos). « Il a pris un tir de Flashball dans le nez dans le même quart d’heure », affirme le photographe, qui affiche lui un bel hématome au thorax, causé selon lui par un tir de lanceur de balle de défense alors qu’il filmait. De son côté, Quentin Torselli a effectivement croisé « quelqu’un qui a été blessé à l’œil » en se rendant au scanner. Contacté, le CHU de Nantes n’a pas souhaité confirmer.

« La réaction policière est disproportionnée, réagit le jeune charpentier. Ces armes, Flashball, grenades assourdissantes, sont dangereuses et n’ont pas leur place dans des manifestations. » Il envisage des suites juridiques, au pénal ou devant le tribunal administratif, « ne serait-ce quepour que ça n’arrive plus à d’autres ». En France, selon notre décompte, une vingtaine de personnes ont été grièvement blessées par des lanceurs de balles de défense depuis 2004. « Sans surprise, la liste des blessés et des éborgnés ne cesse de s’allonger », note le collectif « Face aux armes de la police ». Sans aucune réaction du ministère de l’intérieur, malgré les mises en garde à répétition de feu la CNDS puis du Défenseur des droits. « Il n’était pas masqué, pas armé, en train de reculer face à une charge, s’indigne sa mère Nathalie Torselli. J’ai une tristesse infinie, une rage qu’un gosse qui est là pacifiquement pour manifester son désaccord se retrouve dézingué. Il n’a rien fait que d’être là. »

Selon la préfecture, 14 personnes ont été interpellées. «La priorité pendant ces huit heures de violences était de défendre ce qui pouvait être protégé, dit Patrick Lapouze. Mais nous avons beaucoup de matériel vidéo, photographique en cours d’exploitation.»  Le maire de Nantes Patrick Rimbert (PS) a indiqué dimanche qu’il allait porter plainte contre X… pour tous les dégâts causés par la manifestation. Contactée lundi, la procureure de la République, Brigitte Lamy, indiquait n’avoir pour l’instant reçu aucune plainte.

À la suite de ces débordements, le préfet de Loire-Atlantique, Christian de Lavernée, a accusé les associations d’opposants d’être devenues « la vitrine légale d’un mouvement armé », expression qui s’applique habituellement aux mouvements indépendantistes en lien avec des groupes pratiquant la lutte armée, au Pays basque, en Corse ou en Irlande. Dans un premier temps, les organisateurs de la manifestation ont publié un communiqué plutôt conciliant vis-à-vis des heurts de samedi : « Il existe différentes manières de s’exprimer dans ce mouvement. Le gouvernement est sourd à la contestation anti-aéroport, il n’est pas étonnant qu’une certaine colère s’exprime. Que pourrait-il se passer en cas de nouvelle intervention sur la Zad ? » En réalité, les organisateurs de la manifestation sont divisés. Avant de repartir de Nantes, plusieurs comités locaux de soutien aux opposants leur ont demandé de condamner plus fermement les violences. L’Acipa, l’association historique d’opposants, tient une réunion exceptionnelle dès lundi soir. Et prévoit de tenir une conférence de presse à ce sujet jeudi prochain.

« L’unité de l’action et de l’opposition se vit tous les jours sur la zone, considère Julien Durand. Nous sortons de six mois d’occupation militaire, qui a occasionné la destruction de maisons, d’outils de travail, la pression militaire sur les habitants de la zone. J’appelle à mettre à leur juste place les dégradations matérielles de samedi par rapport aux préjudices physiques que nous avons connus. Parmi nous, certains ont perdu un œil et ont eu des orteils arrachés. » Le dossier de l’aéroport de la discorde est aujourd’hui en stand-by : la préfecture de Loire-Atlantique a publié fin 2013 les décrets nécessaires à l’ouverture des travaux mais aucune intervention n’est attendue sur le terrain avant les imminentes élections municipales et européennes.

La boîte noire :Cet article a été mis en ligne lundi soir un peu avant 21h. Depuis, nous avons reçu le message suivant d’Alain Bauer : « Je lis avec curiosité votre dernier papier sur la manifestation de Nantes. Contrairement à ce que vous indiquez, je ne suis ni l’inventeur ni l’utilisateur du terme ultragauche. J’en ai étudié l’apparition et l’utilisation depuis une première définition par Lénine dans un article, mais ma contribution s’est arrêtée à cela. La pratique de l’amalgame et l’idée que le ministre de l’intérieur se puisse s’exprimer sans référence à mes travaux est sans doute flatteuse, mais très fausse ».

En réalité, dans notre article, nous écrivons que M. Bauer a popularisé la notion d’ultra gauche, et non qu’il l’a inventée.

Notre Dame des Landes : Marie, notre correspondante raconte…

https://www.youtube.com/watch?v=sDZ56h-wUfQ#t=822
cette vidéo ne montre pas grand chose de la manifestation en elle même, mais le chaos final c’est à peu près l’idée !
en aparté avant que je raconte ma manifestation (parce que j’ai oublié mes fleurs en papier crépon pour offrir aux gendarmes), les crs et la bac ont usé de flashball, tirs tendus (pourtant interdits), lacrymogènes au milieu de foule hétéroclite (gens masqués, familles, tracteurs, vieux, passants), ont gazé au final au hasard (et c’est là que j’ai fini par abandonné mon reportage, j’avais slalomé entre toutes les lacrymos mais un coup de vent m’a fait prendre du gaz de bombe de la bac utilisée au hasard en se retournant et bam dans les yeux). Sur la fin la bac et les crs ont clairement reçu l’ordre de dégager coûte que coûte le centre ville quelque soit les dommages collatéraux, laissant passer des non manifestants au milieu, arrêtant le premier attrapé sur leur chemin, envoyant des grenades assourdissantes au hasard (vu de mes yeux) je n’ai pas suivi la fin mais je me doute que ça a du dégénérer encore plus que ce que j’ai vu.
malgré la présence de blacks blocs, ou casseurs, ou selon moi des antifa et certains zadistes énervés et habitués aux affrontements avec les forces de l’ordre, tout a été fait par la préfecture pour scinder la manif en deux, jouer à la souricière, pousser aux violences et tenter de ternir l’image du mouvement. Le maire de nantes porte plainte aujourd’hui contre X

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Samedi 22 février, Nantes. 13h au pont Paul Morand. Les opposants au projet de l’aéroport de Notre dame des Landes ont répondu présent, et ce, massivement. Un peu partout des groupes s’organisent et on se demanderait presque s’il on est pas plutôt à Carnaval : masques d’oiseaux, salamandre géantes, brigades de clown, pancartes humoristiques, maquillage sur les visages, banderoles colorées, collectif de cercueils des grands projets inutiles, fanfares, battucadas. Quelqu’un construit même en hauteur une cabane dans un arbre alors que flottent sur le canal plusieurs drapeaux accrochées à des bouées reprenant le logo de l’avion barré. La « manif à haut risques » comme titrait le jour même Ouest France est prête à partir, avec quelques tracteurs et semi remorques en tête de défilé. Qui attendent sûrement de rejoindre les quelques 500 tracteurs garés du quai de la fosse à la place du commerce.
Comme convenu par arrêté préfectoral, l’itinéraire initialement prévu ayant du être modifié suite à une interdiction d’accès au centre ville, chaque entrée de rue est bouclée par les crs. Le cortège est long, très long, la place du commerce est pleine de monde quand certains passent à peine le boulevard Léon Bureau. Celui juste à côte des machines de l’île, île de nantes rebaptisée ainsi dans le projet immobilier dantesque de Nantes métropole; certains manifestent également à ce sujet indiquent certains graffitis qui s’étalent sur le parcours.
C’est plutôt l’humour qui domine, avec des slogans tels que « Touche pas à ma salade », « Vous navet pas le droit de nous carotte », le célèbre « Ayrault port », mais aussi des militants d’Attac déguisés en banquier.
Vers 15h30, la manifestation qui stagne entre la place du commerce, l’hôtel dieu et le square Daviais commence à entendre retentir des tirs de sommation. Jusque là le local Vinci a été saccagé et une foreuse sur un chantier incendiée; mais côté cortège, rien ne prévoyait un tel déploiement de forces pour scinder la manifestation en deux et tenter de disperser rapidement les manifestants occupant le centre ville. Après de nombreux tirs de lacrymogènes, un groupe de crs tente une approche au flashball, repoussée immédiatement; mais pas uniquement par des personnes masquées jetant des projectiles, mais pas de nombreuses personnes du cortège se sentant agressées aussi par la configuration du lieu. C’est vers de 15h45 que tout s’embrase, chariots enflammés en direction du barrage de crs, poubelles en guise de barricades, office de tourisme saccagé, certains se replient quand d’autres tentent de discuter tranquillement dans la fumée qui commence à envahir tout le quartier.
Devant l’hôpital de l’Hôtel Dieu, l’ambiance paraît plus calme. Des clowns dansent sur un rond point avec de la musique funk, les gens discutent en voyant rapidement progresser de nouveaux cordons de crs qui recommencent des envois de lacrymogènes. Le secteur n’étant pas entièrement quadrillé, des passants se retrouvent à atterrir entre les deux « zones à risques », où la bac finit par détacher de petits cordons dans la foule. Devant l’hôpital de l’Hôtel Dieu, l’ambiance paraissait plus calme; car très rapidement les crs arrêtent les manifestants pacifistes à visage découvert se trouvant sur leur passage, des personnes âgées ramassent eux mêmes des lacrymogènes pour les retourner à l’envoyeur. La bac complètement sur les dents repousse les journalistes ou photographes présents, tentent des manœuvres totalement obscures et dangereuses pour les personnes coincées là par hasard; des gens qui n’ont pas pu atteindre la gare par exemple et qui attendent avec leur valise et qui m’informent que de toute façon les trains sont bloqués. Une grenade assourdissante éclate aux pieds d’un petit groupe (manifestants et badauds), blessant ainsi un journaliste de RennesTV. Un chaos général règne dans toutes les rues du quartier, et c’est suite à l’intervention de la bac avec une bombe lacrymogène (et non une grenade) et un petit coup de vent que le produit a fini par atterrir dans mes yeux; il m’avait bien semblé que Nantes était une ville pleine de brouillard ce jour là.

Au lendemain de la manifestation et des titres choc de la presse nationale, plusieurs questions s’imposent; à qui profite l’interdiction d’accès au centre ville de Nantes, une interdiction annoncée 48h avant la manifestation ? A qui profite que le local de Vinci et un chantier non protégé se trouvent quand même sur le parcours ? A qui profite enfin, de voir la violence et la haine s’exprimer entre les forces du (dé)sordre, un pouvoir sourd, et des groupuscules excédés par la montée de l’extrême droite ? Venue pacifiquement à cette manifestation, je pense tout comme Hervé Kempf sur Reporterre que la violence dessert le combat contre l’aéroport. Mais tiens également à souligner l’incompétence des forces de l’ordre à tirer dans le tas, scinder un cortège pour passer en force sur la dispersion d’une manifestation, sûrement la plus importante depuis le début du mouvement. Des forces de l’ordre qui ont déjà abusé de leur pouvoir sur le terrain fin 2012.
Fin 2012, je faisait le pied de grue sous la pluie un vendredi soir devant la préfecture de Rennes pour manifester contre l’aéroport. En novembre 2012, j’aidais un dimanche à la reconstruction de la chataigne. Été 2013, j’ai fait voler un cerf volant sur la ZAD où se sont rassemblés plus de 20 000 participants. Nous étions sûrement plus de 30 000 ce samedi 22 février 2014 à Nantes, preuve que le mouvement n’a pas faibli. 23 février 2014, j’attends toujours que les tritons de Notre Dame des Landes puissent dormir tranquilles.
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