Dieu ou l’armée. L’étau dans lequel est pris le peuple égyptien, soudain renvoyé à l’affrontement entre pouvoir militaire et islamisme politique qui l’a si longtemps privé de sa liberté, menace aussi notre propre débat public.
Inaugurées en Tunisie, les révolutions arabes avaient ouvert l’espoir d’une nouvelle ère politique méditerranéenne qui, potentiellement, pouvait nous libérer, en France, même des passions négatives sur lesquelles la politique de la peur de l’après-11-Septembre fondait sa réussite, enrégimentant nos sociétés dans une guerre sans fin contre un terrorisme identifié à l’islam.
Depuis le tournant tunisien de décembre 2010-janvier 2011, onde de choc géopolitique sans frontières, la réalité du soulèvement démocratique des peuples avait ébranlé cette idéologie au nom de laquelle nos gouvernants (et même nos opinions) cautionnaient, voire soutenaient sans états d’âme, des pouvoirs dictatoriaux, liberticides et corrompus, au prétexte qu’ils faisaient barrage à l’islamisme.
La voici désormais ravivée, sur fond d’inculture, de méconnaissance et d’ignorance, par l’échec au pouvoir des formations issues de l’islam politique, alors qu’elles étaient sorties gagnantes des premières élections libres en Tunisie et en Égypte, échec résultant de leur incapacité à dialoguer avec leurs sociétés et à en accepter le pluralisme, sans compter leur impuissance et leur incompétence face aux urgences sociales qui les avaient légitimées.
Ce n’est en rien l’excuser que de rappeler que le coup de force sanglant des militaires égyptiens fut précédé du coup de force politique de Mohamed Morsi quand, en décembre 2012, le président issu des Frères musulmans a précipité l’avortement de la révolution en s’arrogeant les pleins pouvoirs. Il suffit d’ajouter la sanglante impasse syrienne, l’instabilité meurtrière irakienne, l’inquiétant désordre libyen et l’extension guerrière nord-malienne pour noircir encore plus le tableau où tente de se dessiner, dans une transition chaotique et douloureuse, à l’issue improbable et à la durée incertaine, l’invention par ces peuples d’un avenir dont ils seraient enfin les maîtres.
Les idéologues du choc des civilisations, qui essentialisent les identités, les cultures et les religions, n’ont que faire des incertitudes et des précautions d’une pensée complexe de cette crise multiforme, où il faudrait aussi tenir compte du sursaut démocratique turc lors des manifestations d’Istanbul, de la soudaine révolte marocaine contre le pouvoir royal, voire – au-delà du monde arabe et dans l’islam chiite – de la victoire d’un candidat modéré et pragmatique à l’élection présidentielle iranienne. Car toutes ces sociétés bougent en profondeur, convergeant bien plus qu’elles ne divergent des nôtres – démographiquement, familialement, culturellement – comme l’avaient fort bien démontré Emmanuel Todd et Youssef Courbage dans Le Rendez-Vous des civilisations.
Sans que l’on puisse en faire un pronostic définitif pour l’avenir, l’une des données de la crise égyptienne, sous sa confusion indécidable, n’est-elle pas l’expression directe d’une société définitivement sortie de sa résignation, au point qu’elle s’est massivement retournée contre l’exercice du pouvoir par les Frères musulmans après le leur avoir sans conteste confié ? Prompts à décréter que l’islam est incompatible avec la démocratie, en faisant le pari de la défaite de peuples qu’il faudrait plutôt soutenir dans leurs revendications d’idéaux universels de liberté et d’égalité, nos idéologues de la guerre des mondes n’ont hélas que faire de ces nuances et de ces contradictions.
En envisageant, après la répression sanglante de leurs manifestations, l’interdiction politique des Frères musulmans, décision qui criminaliserait leur mouvement et plongerait leurs militants dans la clandestinité, le pouvoir militaire égyptien assume le choix d’alimenter caricatures et simplismes. Cette fuite en avant contient le risque d’une répétition du dramatique scénario algérien où l’interruption en 1992 du processus électoral, suivie de l’interdiction du Front islamique du salut (FIS), ouvrit une décennie de guerre civile dont l’Algérie n’est toujours pas complètement remise. Un scénario dont on a pu constater, en France, combien l’impunité accordée à la répression militaire là-bas s’accompagnait ici d’une diabolisation croissante de l’islam.
Aussi y a-t-il fort à parier que les tenants d’une politique de la peur, celle-là même qui a accompagné les désastres de l’après-2001, vont s’empresser de revenir à leurs obsessions, fermant avec un plaisir non dissimulé la porte d’espoir ouverte depuis 2011. Ce faisant, c’est notre avenir qu’ils risquent de compromettre. D’abord parce que ce dernier se construit dans la relation avec les autres nations méditerranéennes pour d’évidentes raisons géopolitiques où se mêlent histoire, géographie, économie, démographie et culture. Ensuite parce qu’en France, de longue date sous le poids d’un passé colonial jamais vraiment soldé et, plus récemment, sous l’effet d’une banalisation de l’islamophobie depuis les attentats new-yorkais de 2001, la question musulmane détient la clé de notre rapport au monde et aux autres, selon qu’on la dénoue ou qu’on l’exacerbe, qu’on l’apaise par la raison ou qu’on l’agite par la passion.
Selon, en somme, que l’on considère (et qu’on accepte et qu’on respecte) nos compatriotes musulmans – d’origine, de culture ou de religion, ces trois modalités disant une pluralité de cheminements ou d’appartenances – dans leur diversité justement, ou qu’on les essentialise en bloc, figeant tout ce qui ressort, peu ou prou, de l’islam dans une menace indistincte qui légitimerait leur exclusion ou leur effacement, un double impératif à se faire discrets et à se faire oublier… Paradoxalement, cette réduction des musulmans de France à un islam lui-même réduit au terrorisme et à l’intégrisme est un cadeau offert aux radicalisations religieuses, dans un jeu de miroirs où l’essentialisation xénophobe justifie l’essentialisation identitaire.
Des généralisations douteuses et irresponsables, selon Edward Said
Dans un essai lumineux sur L’Islam dans les médias, illustration concrète de sa réflexion sur l’orientalisme comme construction d’un Orient imaginaire par l’Occident, Edward W. Said avait tôt souligné cette exception de la question musulmane comme le nouveau point aveugle de notre rapport à l’Autre, au différent, au dissonant et au dissemblable. « Si les généralisations douteuses sur les cultures étrangères ne sont plus tolérées en Occident, l’Islam constitue l’exception, écrivait-il dans la préface à la réédition en 1997 de ce livre d’abord paru en 1981 : le discours sur la mentalité, la personnalité, la religion et la culture musulmanes semblerait tout à fait déplacé dans un débat politiquement correct sur les Africains, les juifs, les Asiatiques ou d’autres peuples orientaux. »
Palestinien devenu Américain, politiquement libéral au sens anglo-saxon de radicalité démocratique, Edward Said (1935-2003) était peu suspect de sympathie pour les forces conservatrices et réactionnaires du monde musulman, soulignant dans le même texte le « climat passionnel » qu’elles installent et « cette image peu engageante de l’Islam » qu’elles véhiculent. Mais ce qui le frappait, depuis New York où il vivait et livrait cette alarme quatre ans avant le 11-Septembre, c’est l’instrumentalisation dans nos contrées de « l’étiquette “islam” » comme « une forme d’offensive » sur le mode « fondamentalisme égale islam égale ce-contre-quoi-nous-devons-lutter-aujourd’hui, tout comme nous avons lutté contre le communisme pendant la guerre froide ».
S’opposant à ces « généralisations inacceptables, irresponsables » où « les circonstances concrètes sont gommées », il rétorquait que « “l’Islam” ne définit qu’une infime partie du monde musulman, qui compte un milliard de personnes, comprend des douzaines de pays, de sociétés, de traditions, de langues et contient quantité de réalités différentes ». Jugeant « absurde d’imputer tout cela à “l’islam” » et de croire « que l’islam régit les sociétés islamiques dans le moindre détail, que dar al-islam a une identité fixe et unique, que la religion et l’État ne font qu’un dans les pays musulmans et ainsi de suite », il s’inquiétait des conséquences de cet aveuglement occidental. Et celle, notamment, de produire, dans une sorte de prophétie auto-réalisatrice, « un “Islam” résolument prêt à jouer le rôle que lui a instinctivement assigné l’Occident, soumis à l’orthodoxie dominante et en proie au désespoir ».
La sombre prédiction de Said s’est hélas réalisée, radicalisant, s’il en était encore besoin, les représentations occidentales dominantes des musulmans. Et ce qui se joue dans la crise égyptienne, selon son issue, c’est la confirmation ou le démenti de cette caricature où se nourrissent, en Orient comme en Occident, les crispations identitaires et xénophobes. Si notre impuissance est grande pour peser sur son cours en Égypte même, notre responsabilité est en revanche immense sur son effet en France, pays d’Europe où vit la plus importante communauté musulmane dans la diverse acception de cet adjectif – l’origine, la culture, la religion – et dont l’islam est le premier des cultes minoritaires face au catholicisme, devant le judaïsme et le protestantisme.
C’est ici qu’il convient d’alerter par avance dans l’espoir fragile de conjurer les amalgames et les stigmatisations. Car comment ne pas constater combien l’alternance électorale de 2012 n’a pas su construire un barrage solide contre la lame de fond sur laquelle la présidence Sarkozy s’est aventurée en eaux extrêmes, piétinant l’engagement constitutionnel d’une République respectueuse de « toutes les croyances » et s’engageant à « assurer l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » ? Depuis le non-débat sur l’identité nationale de 2010, une partie de l’ex-droite républicaine assume, dans la foulée de l’extrême droite, l’injonction faite à nos compatriotes musulmans à devenir invisibles, en effaçant tout signe extérieur de leur croyance, pourtant minoritaire – qu’il s’agisse d’un tissu (le foulard), d’un aliment (le halal) ou d’un lieu (la mosquée).
Or, loin d’installer fermement une pédagogie contraire, le nouveau pouvoir socialiste a laissé son ministre de l’intérieur, administrativement en charge des cultes, donner le la d’un discours qui nourrit les mêmes dérives. Les officiels messages de solidarité face aux violences de plus en plus libérées dont font l’objet les musulmans de France y pèsent moins que les douteuses résonances et les flagrantes renonciations. Manuel Valls ne se contente pas de critiquer le droit de vote des étrangers (pourtant promesse électorale de François Hollande), d’enterrer le récépissé des contrôles d’identité (où se joue la discrimination ordinaire) et d’assumer sa faveur pour l’interdiction du foulard (en critiquant une décision de la Cour de cassation et en appuyant un rapport mort-né du HCI).
Il ajoute à ces positions, que ne démentirait pas un ministre de droite, l’exploitation hexagonale des tensions internationales où se construit une représentation diabolique de l’islam. Récusant, par un mensonge sur son origine prétendument iranienne (lire ce qu’il en est vraiment sous la plume de Carine Fouteau), le terme « islamophobie », façon de minimiser la discrimination qu’il désigne, le ministre de l’intérieur a ainsi récemment déclaré : « L’islamophobie est le cheval de Troie des salafistes. » Cet appel explicite à une indifférence doublée de méfiance – ceux qui se plaignent sont des terroristes en puissance – n’est pas loin d’une invitation à la guerre intestine, soit une guerre contre une partie de nous-mêmes puisque le même Manuel Valls n’a pas hésité, dès 2012, à qualifier de « véritables ennemis de l’intérieur » les jeunes Français égarés dans l’islamisme radical.
La résonance de l’alarme lancée par Emile Zola
Ces généralisations ne sont pas seulement stupides, elles sont surtout dangereuses. Confondre une communauté – d’origine, de culture ou de croyance – avec les actes d’individus qui s’en réclament ou s’en prévalent, c’est faire le lit de l’injustice. Et laisser s’installer ces discours par notre silence, c’est habituer nos consciences à l’exclusion, en y installant la légitimité de la discrimination et la respectabilité de l’amalgame. Au XXe siècle, la tragédie européenne nous a appris la fatalité de cet engrenage, dans l’acceptation passive de la construction d’une question juive. Ne serait-ce que parce que nous avons la responsabilité de cet héritage, nous refusons de toute notre âme cette insidieuse et insistante construction contemporaine d’une question musulmane.
Car aurions-nous oublié le meilleur de nous-mêmes ? Ce sursaut des consciences françaises qui est resté comme l’alarme prophétique dont l’écho, s’il a dans l’instant sauvé un homme et une nation, n’a pas su, hélas, empêcher la catastrophe du génocide ? Cette défense, à travers la cause d’un individu, Alfred Dreyfus, du peuple, le peuple juif, auquel on l’identifiait, au carrefour d’une origine, d’une culture et d’une religion ? Ce refus non seulement de l’injustice d’État dont le capitaine était victime, mais de l’antisémitisme ordinaire et quotidien, par lequel se construisait et s’installait une haine de l’Autre inconsciente d’elle-même, dans l’essentialisation aveugle d’une communauté, assignée à des caricatures, préjugés et fatalités ?
Ce fut hier une histoire de presse, comme, aujourd’hui, la question de l’islamophobie engage en priorité la responsabilité des médias, tant y sont diffusées, banalisées sous la forme d’évidences, les représentations qui construisent la stigmatisation d’une population, d’hommes, de femmes et d’enfants, au prétexte de leur identité religieuse. Si notre profession a gardé en mémoire le fameux J’accuse, par lequel, dans L’Aurore du 13 janvier 1898, Émile Zola prend la défense du capitaine Dreyfus, alors enfermé au bagne de Cayenne, en Guyane, sous une accusation mensongère et falsifiée d’espionnage, elle ne se souvient plus de ce qui l’a précédé – et qui, en fait, marque le véritable basculement de l’écrivain, jusqu’alors indifférent à la cause.
Il s’agit d’un article paru un an et demi plus tôt, le 16 mai 1896, dans Le Figaro, quotidien peu suspect de radicalité et d’audace, dont Zola est devenu l’une des signatures en 1880. Depuis le succès de L’Assommoir (1876), l’écrivain est une personnalité respectable et respectée, chevalier (1888), puis officier (1893) de la Légion d’honneur, président de la Société des Gens de Lettres, candidat à l’Académie française, bref un homme menacé par « tous les périls de l’argent et de la gloire », comme l’écrira l’historien Henri Guillemin (Zola, légende et vérité, Utovie, 2012). Le voici donc qui va renoncer à ce capital illusoire, lui préférant l’éternité des principes en se mettant à dos tous les bien-pensants du moment. Et l’acte décisif de cette rupture sera cet article de 1896, où le nom de Dreyfus n’est pas une seule fois mentionné mais dont le propos amènera les premiers dreyfusards, notamment Bernard Lazare, à contacter Zola pour le rallier à leur cause.
Il s’intitule, tout simplement Pour les juifs, et il suffit de remplacer, dans ses premières lignes, le mot « juifs » par celui de « musulmans » pour entendre la résonance avec notre époque : c’est un cri de colère contre un sale climat. « Depuis quelques années, écrit d’emblée Zola, je suis la campagne qu’on essaie de faire en France contre les juifs, avec une surprise et un dégoût croissants. Cela m’a l’air d’une monstruosité, j’entends une chose en dehors de tout bon sens, de toute vérité et de toute justice, une chose sotte et aveugle qui nous ramènerait à des siècles en arrière, une chose enfin qui aboutirait à la pire des abominations, une persécution religieuse, ensanglantant toutes les patries. Et je veux le dire. »
Zola s’adresse explicitement aux siens, comme sans doute nous le faisons ici même tant la question musulmane divise nos propres lecteurs. Il évoque, d’ailleurs, ces « amis à moi » qui « disent qu’ils ne peuvent pas les souffrir », comme d’autres, aujourd’hui, ne supportent pas l’affirmation d’une foi ou d’une identité musulmanes. Et il s’efforce de démonter leurs préjugés, et le principal d’entre eux, celui qui, sur fond de vieil antijudaïsme chrétien – « nos dix-huit cents ans d’imbécile persécution », écrit-il – fut la matrice de l’antisémitisme moderne : le reproche fait aux juifs d’être un peuple à part dont le ressort serait « l’amour de l’argent ». Auquel s’ajouta ensuite, dans sa théorisation nazie, l’assimilation du judaïsme au bolchévisme, de l’être juif à la menace communiste, sans patrie ni frontière.
Décrivant son mécanisme, il synthétise remarquablement l’argumentaire par lequel se rend acceptable un racisme dont les cibles peuvent toujours varier selon les époques, les contextes et les circonstances. « Les juifs, résume-t-il, sont accusés d’être une nation dans la nation, de mener à l’écart une vie de caste religieuse et d’être ainsi, par-dessus les frontières, une sorte de secte internationale, sans patrie réelle, capable un jour, si elle triomphait, de mettre la main sur le monde. » Où l’on retrouve nos fantasmes d’aujourd’hui sur « l’ennemi intérieur » qu’installerait à demeure un islam menaçant, potentiellement sinon naturellement terroriste, indistinctement identifié à nos compatriotes musulmans, par leur origine, leur culture ou leur croyance.
« Qu’il y ait, entre les mains de quelques juifs, un accaparement douloureux de la richesse, c’est un fait certain, rétorque pour finir Zola. Mais le même accaparement existe chez des catholiques et chez des protestants. Exploiter les révoltes populaires en les mettant au service d’une passion religieuse, jeter surtout le juif en pâture aux revendications des déshérités, sous le prétexte d’y jeter l’homme d’argent, il y a là un socialisme hypocrite et menteur, qu’il faut dénoncer, qu’il faut flétrir. » En somme, l’écrivain refusait ce premier pas du rejet de l’Autre qui consiste à le figer hors de toute histoire, de toute contradiction et de tout pluralisme, en somme à lui dénier sa liberté.
Ce que font les hommes ensemble plutôt que ce qu’ils croient séparément
Telle est donc l’alarme que l’on voudrait, de nouveau, faire entendre, en défense des musulmans, dans la diversité humaine de ce que ce mot recouvre. En défense de toutes celles et de tous ceux qu’ici même, la vulgate dominante assimile et assigne à une religion, elle-même identifiée à un intégrisme obscurantiste, tout comme, hier, les juifs furent essentialisés, caricaturés et calomniés, dans un brouet idéologique d’ignorance et de défiance qui fit le lit des persécutions. L’enjeu n’est pas seulement de solidarité avec l’autre mais de lucidité sur nous-mêmes.
Car, dans cette crispation où s’efface la frontière entre droite et gauche, ce qui est mis en péril, c’est l’avenir de la France comme société pluraliste, acceptant sa propre diversité et assumant ses défis sociaux. De ce point de vue, l’obsessionnelle question du foulard, relancée à l’université par des apprentis sorciers au cœur de l’été, est un voile jeté sur nos sensibilités, générosités et curiosités. Brandir la visibilité de ce morceau de tissu comme la question décisive pour notre espace public, c’est nous inviter à ne plus voir le reste, tout ce que cette focalisation occulte et masque, et au premier chef la question sociale, celle des quartiers populaires comme l’a récemment fort bien démontré ici-même Stéphane Alliès.
De cet aveuglement témoigne le contresens habituellement commis par ceux qui, à gauche, confondent religion et intégrisme, transformant du coup une laïcité tolérante et pluraliste en laïcisme guerrier et univoque. Il s’agit de cette citation-cliché de Karl Marx sur la religion comme opium du peuple. Or si l’on prend la peine de la lire dans son contexte, on comprend que le message de Marx était tout autre : non pas une invitation à faire la guerre à ceux qui revendiquent leurs croyances, mais un appel à entendre les souffrances dont la religion est le réceptacle, fût-il illusoire.
Voici donc le passage de L’Introduction à la critique de la Philosophie du droit de Hegel où surgit chez Marx cette comparaison de la religion à l’opium, entendu comme paradis artificiel et bonheur illusoire : « La détresse religieuse est pour une part l’expression de la détresse réelle, et pour une autre part la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. »
Bref, ce ne sont pas propos de condamnation, mais phrases de compréhension qui, pour autant, ne signifient aucune complaisance avec les idéologies religieuses. Mais, refusant de réduire les croyants à une identité figée et pariant sur leur libre arbitre face à l’expérience concrète, Marx juge plus important ce que les hommes font ensemble que ce qu’ils croient séparément. Ils les acceptent comme ils sont, et surtout si, dans l’exclusion sociale qu’ils vivent, ils n’ont d’autres échappées que ce soupir religieux. Aussi, commentant longuement cette citation afin de décortiquer cette « haine de la religion » qui s’est emparée aujourd’hui d’une bonne partie de la gauche, Pierre Tevanian souligne combien, hier, ses référents intellectuels critiquaient au contraire les extrémistes de l’irréligion.
Être musulman, l’exprimer ou le revendiquer, n’est pas plus incompatible en soi avec des idéaux de progrès et d’émancipation que ne l’était l’affirmation par les ouvriers ou les étudiants de la JOC et de la JEC de leur identité chrétienne, alors même qu’ils rejoignaient les combats syndicaux du prolétariat ou de la jeunesse. Sauf, encore une fois, à renouer avec les préjugés coloniaux qui essentialisaient d’autres cultures pour les dominer et les opprimer, les rejeter ou les soumettre, rien ne justifie que l’on décrète l’incompatibilité entre la République, ses idéaux et ses principes, et la revendication d’être reconnu, respecté et admis comme musulman.
Tout au contraire même puisque c’est dans la reconnaissance des minorités que se joue la vitalité d’une démocratie acceptant la diversité des siens, la pluralité de leurs conditions, la richesse de leurs différences. Et construisant, par le respect de ces dissemblances, une ressemblance supérieure, celle que proclament les principes dynamiques, jamais épuisés, de liberté, d’égalité et de fraternité. Sous la question musulmane se joue, en vérité, la question française : notre capacité à inventer une France qui, au lieu de se crisper sur une identité fantasmée et mortifère, s’élance vers le monde en faisant de sa relation au divers le meilleur des Sésame.
Pour les musulmans donc parce qu’en les défendant, c’est nous tous que nous sauvons.