Au Maroc, « quelque chose d’inédit est en train de se produire »
Mediapart
Rabat, Casablanca, correspondance
Les manifestations continuent au Maroc malgré l’arrestation en Espagne du pédophile espagnol, dont la grâce par le roi du Maroc a provoqué un scandale politique sans précédent. L’objectif de ces manifestations : réclamer des excuses du roi mais surtout revendiquer une justice indépendante et le droit de manifester.
La semaine dernière, des rassemblements avaient déjà eu lieu à travers le pays contre la grâce de Daniel Galvan, condamné à 30 ans de prison pour avoir violé onze enfants de quatre à quinze ans. Jamais une décision royale n’a été ainsi contestée. Fait exceptionnel, la rue marocaine a remis en cause cette décision et provoqué l’annulation de cette grâce. C’est la première fois que le roi Mohammed VI se justifie ainsi devant l’opinion publique.
« Ils ont été acculés à faire marche arrière », se réjouit l’économiste et militant Fouad Abdelmoumni. « C’est un mouvement douloureux pour le Palais, il n’a jamais fait ça. »
À Rabat, ils étaient plusieurs centaines à manifester mercredi 7 août 2013 devant le parlement, bougies à la main, afin de rendre hommage aux victimes de Daniel Galvan. La veille, à Casablanca, environ 2 000 personnes, dont beaucoup d’enfants, se sont rassemblées sur la place Mohammed-V.
Said Maghrouh, un homme d’une trentaine d’années qui travaille dans un centre d’appels à Casablanca, participait à sa première manifestation. « C’est ma façon de dire que tout cela est une honte. Je suis là pour faire pression pour que Daniel soit jugé pour ce qu’il a fait », expliquait-il.
Un passant d’une soixantaine d’années décide de rester sur la place. Il ne décolère pas. « Comment le roi pouvait-il ne pas être au courant ?! Je proteste contre le tourisme sexuel, contre le gouvernement marocain. Les criminels sont ceux qui ont relâché Daniel ! »
« Nous réclamons l’indépendance de la justice ! » « Nous voulons que les responsables soient jugés ! » « Dignité et justice ! » « Le Pouvoir au peuple ! », scandaient les manifestants. Certains réclamaient aussi le départ du conseiller et proche du roi Fouad Ali El Himma.
Le 31 juillet, à l’occasion de la fête annuelle du trône, le roi Mohammed VI graciait le pédophile, qui faisait partie d’une liste de 48 Espagnols graciés. Il n’aura passé que 18 mois en prison. La mobilisation a rapidement pris sur les réseaux sociaux et, en quelques heures, une page Facebook appelant à manifester a réuni plusieurs milliers de participants.
Dès le vendredi suivant, des manifestations avaient lieu à travers le pays. Elles ont été réprimées à Tétouan, Tanger et Rabat, où plusieurs dizaines de personnes ont été blessées. D’autres rassemblements ont eu lieu à Kénitra, où vivait le pédophile, à Nador, Larache, Agadir, entre autres. Les Marocains de l’étranger aussi se sont mobilisés. À Paris, ils étaient 150 à se rassembler samedi devant l’ambassade du Maroc. Un sit-in a eu lieu à Boston, aux États-Unis.
Samedi 3 août, après trois jours de silence, le Palais royal affirmait dans un communiqué – une première – que le roi n’avait pas connaissance du cas Daniel Galvan et promettait une enquête sur les circonstances de cette grâce. Le lendemain, un second communiqué annonçait l’annulation de la grâce.
Aussitôt après cette réponse du Palais, les commentaires pleuvaient sur les réseaux sociaux, vecteurs de la colère des Marocains. Comment le roi pouvait-il ne pas être au courant ? Quelle est la responsabilité du cabinet royal dans cette affaire ?
Sous le hashtag « Mafrasich » (je n’étais pas au courant) les twittos marocains exprimaient leur scepticisme. @Hatimuuus « Mon budget et celui de ma famille est supérieur à celui de l’éducation et la santé ? »
ou encore @donilapute « J’aurais aimé avoir le Roi comme Papa, comme ça il signe les bulletins scolaires sans voir les notes. »
« Quelque chose d’inédit »
Lundi matin, les autorités marocaines émettaient un mandat d’arrêt international. Quelques heures plus tard, Daniel Galvan était arrêté dans la région de Murcie (sud-est de l’Espagne) et placé en détention préventive. Une première tête est rapidement tombée. Lundi après-midi, au terme d’une enquête particulièrement rapide, Hafid Benhachem, le délégué général à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion, proche de la retraite, était limogé. Cet homme de l’ère Basri, ancien directeur de la sûreté nationale, est, pour de nombreux observateurs, le parfait bouc émissaire de ce que l’on appelle désormais le Danielgate.
Le communiqué du Palais royal, troisième du genre en trois jours pour une institution qui ne communique jamais, stipulait que « l’enquête a conclu que ladite administration, lorsqu’elle a été sollicitée par le cabinet royal, a transmis par inadvertance des informations erronées de la situation pénale de l’intéressé, qui faisait partie d’une liste de 48 détenus de nationalité espagnole ».
Une liste de 18 prisonniers à libérer avait été établie tandis qu’une deuxième liste concernait les 30 prisonniers qui devaient être extradés en Espagne. Les deux listes auraient été fusionnées et, au lieu de transférer Daniel Galvan dans une prison espagnole, les autorités l’ont libéré, ainsi que 29 autres prisonniers qui circulent dorénavant en toute liberté sur le territoire espagnol.
Joint par téléphone quelques heures après l’annonce de son renvoi, Hafid Benhachem acceptait de porter le chapeau de ce Danielgate. « J’assume mes responsabilités. C’est moi le directeur. L’administration a commis une erreur en transmettant une mauvaise information, par inadvertance, j’insiste. » C’est la conséquence de l’erreur d’un « subalterne », a-t-il ajouté. Hafid Benhachem reconnaît-il avoir une responsabilité dans les erreurs sur la liste des prisonniers graciés ? « Je suis responsable des prisons », a-t-il répondu.
Mardi 6 août, le roi recevait en audience les familles des victimes du pédophile. Depuis le déclenchement de l’affaire, le Palais s’est évertué à gérer cette crise particulière. Malgré l’absence de responsabilité établie et reconnue dans l’entourage du roi, pointé du doigt dès le début de cette affaire, la réaction du monarque a satisfait une partie des contestataires. Le roi s’était exprimé pour leur répondre, un événement en soi.
Sur la toile, ils étaient nombreux à crier victoire. Cependant, pour de nombreux Marocains, ce scandale est aussi l’occasion de dénoncer l’opacité du système de prise de décisions et de revendiquer à nouveau une réelle indépendance de la justice.
« Je continue de manifester pour l’indépendance de la justice et l’affaire n’est pas terminée. Je continue de croire à la pression de la rue pour que les choses changent enfin au sommet de l’État. Si certains sont satisfaits d’un simple communiqué, moi je fais partie de celles et ceux qui croient aux actes », déclare Lahcen Kabouri, un manifestant régulier.
Cette dénonciation de la grâce a fédéré des Marocains issus de milieux sociaux divers, pour nombre d’entre eux familiers du web – présence de beaucoup de twittos aux manifestations –, des militants, des intellectuels, des gens issus du milieu artistique.
Elle a aussi réveillé la contestation initiée il y a deux ans par le Mouvement 20-février, né le 20 février 2011 dans la foulée des mouvements de protestations tunisiens et égyptiens. Certains militants n’avaient pas pris part à une manifestation depuis plusieurs semaines. Lors du premier rassemblement à Rabat vendredi dernier, ils étaient nombreux à s’être déplacés de Kénitra (où vivait le pédophile), de Salé, Casablanca, Meknès, Fès. Certains n’avaient jamais manifesté.
« Quelque chose d’inédit est en train de se produire », affirmait un militant du Mouvement 20-février juste avant la manifestation réprimée à Rabat, « nous sommes plusieurs milliers à dénoncer cette grâce royale ».
Le silence des politiques
« Avant même que la manif ne commence, il y avait des courses-poursuites, des coups de matraque, des intimidations, raconte Tahani. Mais à chaque fois que les forces de l’ordre nous séparaient, on se regroupait pour scander encore plus fort nos slogans. C’était une journée historique celle où les Marocains et les Marocaines dignes se sont réveillés pour défendre l’honneur et la dignité de nos enfants. C’était un vrai moment de bonheur, malgré les coups, la répression, nous étions heureux de voir qu’il y a toujours de l’espoir. »
Reprenant le slogan phare des protestations de ces deux dernières années, les manifestants criaient « Vive le peuple » alors que les forces de police les matraquaient. Ils s’adressaient directement au roi, qui leur a « mis la honte » et les a « vendus à l’Espagne ».
Pendant ce temps, la classe politique s’illustrait par son silence.
Les partis PPS (coalition gouvernementale) et PAM (opposition) ont demandé l’ouverture d’une enquête. Mais le chef de gouvernement Abdelilah Benkirane ne s’est pas exprimé et les rares intervenants n’ont fait qu’alimenter la colère des Marocains. Le porte-parole du gouvernement a déclaré qu’il ne disposait d’aucune information. Le ministre de la justice a quant à lui justifié la grâce en parlant d’une faveur accordée à l’Espagne pour des « raisons d’intérêt national » : « Il s’agit d’une décision royale dictée sans doute par des intérêts nationaux, même si le bénéficiaire est impliqué dans des crimes. »
La présidente de l’Association Touche pas à mon enfant, Najat Anouar, s’est attiré les foudres des Marocains sur la toile après avoir refusé de remettre en question cette grâce qui constitue, d’après elle, « un droit exclusif du roi ». Le site de son association était d’ailleurs piraté quelques heures après. Fatima Khayari s’est quant à elle retirée de l’association par la suite : « Quel fut mon dégoût, oui mon dégoût je dis bien, quand je vous ai vue justifier l’injustifiable, défendre l’indéfendable, choisir le camp de ceux qui pensent que l’honneur de nos enfants ne vaut même pas une excuse royale. »
Les médias officiels n’ont commencé à couvrir les événements qu’après la diffusion du premier communiqué du Palais, sans avoir auparavant couvert les manifestations.
Aucun dirigeant de parti politique ne s’est exprimé, excepté Nabila Mounib, secrétaire générale du PSU (Parti socialiste unifié). Pour elle, ce Danielgate s’inscrit dans les protestations que connaît le Maroc depuis deux ans. « C’est une véritable demande populaire qui s’installe », explique-t-elle. « Ça va continuer, ça se dessine clairement dans la tête des gens. La question fondamentale, c’est l’établissement d’un État de droit et la séparation des pouvoirs. »
Ce n’est pas la première fois que des manifestations concernent directement le roi. L’an dernier déjà, des sit-in avaient dénoncé la cérémonie d’allégeance et appelé à une réduction du budget du Palais royal. Les deux rassemblements avaient été réprimés. Mais contrairement au Danielgate, ils n’avaient pas mobilisé la rue marocaine.
D’après Hassan Akrouid, membre du Mouvement 20-février et de l’ONG Attac Maroc, ces dernières protestions sont « particulières ». « Ce sujet a à voir avec la dignité des Marocains. Les citoyens marocains ont refusé cette grâce royale et discutent maintenant de ces sujets ensemble. Cela va participer à étendre d’autres mouvements de protestation », affirme-t-il.