Que faire de cette victoire – 81,53% des suffrages – d’un impotent inoxydable fait roi par le cynisme de l’appareil Etat ? «D’abord récompenser ceux qui ont participé à l’élection et châtier ceux qui s’y sont opposés, en premier lieu [l’opposant] Ali Benflis en lui attribuant un score qui l’humile», explique Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen à Genève. Ce travail de «récompense» pourrait être conduit «par Saïd, le frère du Président», croit savoir le chercheur. Ce dernier lève le rideau sur le théâtre d’ombres qui se joue en ce moment à Alger : «Les cercles de pouvoir économiques, bénéficiaires des appels d’offres toutes ces dernières années et qui ont financé à coups de millions la campagne dont on ne connaîtra jamais le montant exact, attendent à partir de demain d’autres gratifications sous forme de contrats.» Ainsi posé, «le panorama du règne de Bouteflika IV» pourrait «ressembler à ça : des cercles économiques si puissants qu’ils se sont organisés en micro-Etats. Ils se sont affranchis de toute tutelle et s’apprêtent à contrôler directement les sources de la rente : le pétrole et le gaz».

«Ombrelle». Pour Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences-Po et chercheur à l’Iris, cette hypothèse n’est pas à écarter : «Ces nouveaux riches ont grandi depuis une dizaine d’années sous l’ombrelle de Bouteflika. Ils n’ont pas de force politique à proprement parler, ils agissent dans l’ombre, ils sont le rempart protecteur du chef de l’Etat et, aujourd’hui, ils possèdent une influence considérable. A tel point que ce sont eux qui vont à présent négocier avec les sociétés internationales qui veulent s’implanter.»

Pour Kader Abderrahim ces «nouvelles oligarchies», nées dans le secteur de l’importation et «surtout de l’attribution des marchés publics», pèsent plus que l’armée car «Bouteflika a modifié ces dernières années les équilibres». Les cercles traditionnels du pouvoir (FLN, armée, renseignements) ont «littéralement éclaté au grand jour» ces derniers trois mois. «Ces divergences apparaissent pour la première fois en pleine lumière et sur la place publique», souligne Kader Abderrahim, qui note comme seule lueur d’espérance «que les forces sociales ont quand même émergé dans cette campagne». «Mais la grande question qui se pose au pouvoir, c’est « que faire de ce nouveau score ? » Comment l’expliquer au monde ? C’est totalement inédit dans l’histoire. Même sous la Chine de Mao, les Chinois ne sont pas allés si loin», constate le chercheur de l’Iris pour qui «les forces de l’argent sont désormais partout à la manœuvre».

«Clanique». Comment lire ce qui se joue à Alger en ce moment ? «Il faut faire appel à la sociologie criminelle et clanique pour tenter de saisir les enjeux de pouvoir et le jeu de ces nouveaux cercles économiques qui dirigent de fait le pays», explique Hasni Abidi, pour qui le pouvoir va désormais s’employer à sacrifier les «idiots utiles» qui l’ont aidé à faire campagne : «C’est Saïd qui pourrait se charger d’écarter Abdelmalek Sellal [l’ancien Premier ministre et directeur de campagne, ndlr] en élargissant le cercle de ceux qui pourraient lui servir», avance-t-il.

Bouteflika, l’homme invulnérable en fauteuil à roulettes, fait aujourd’hui face au «spectre de la fragmentation d’un pays où les préfets ne tiennent plus rien». Pour Kader Abderrahim, «les conséquences de sa reconduction sont incalculables», à tel point qu’il parle de «catastrophe» pour un pays «schizophrène» dirigé par «le Père Ubu».

Jean-Louis Le Touzet