Catégorie : Roms

Loire-Atlantique : des Roms se font leur place au village

C’est l’histoire d’un village exemplaire, en ces temps de rejet des Roms et de polémiques jusqu’au sommet de l’Etat, sur fond de reconduites à la frontière. Tout commence en 2009, quand une cinquantaine de caravanes débarquent à Indre, une commune de 4 000 habitants située dans la banlieue de Nantes (Loire-Atlantique). «Ils étaient dans un état de misère innommable», raconte un bénévole de l’association Romsi (Rencontre Ouverture Métissage Solidarité à Indre), qui s’occupe quotidiennement de l’intégration des Roms dans la commune. Le maire de la ville, Jean-Luc Le Drenn (divers gauche), décide alors de faire face, de trouver des solutions localement. L’élu est soutenu par son équipe municipale. Il s’occupe de dispatcher les familles dans les communes voisines et d’en prendre cinq chez lui.

Il dispose d’un terrain où il fait installer des bungalows. L’affaire n’est pas simple : des réunions houleuses ont lieu avec les habitants. Un bon tiers de la population est très remonté contre cette installation. «Il fallait un certain courage, explique Gilles Olivier, directeur de cabinet du maire. L’élu est celui qui s’en prend plein la gueule.» Pas question pour autant de verser dans l’angélisme. «C’est du donnant-donnant», précise-t-il. Il dit même que les Roms «ont d’abord et avant tout des devoirs». Et de lister : «Apprendre à parler le français, envoyer les enfants à l’école, saluer la maîtresse, ne pas chaparder, ne pas mendier au marché, etc.» Des règles qu’ils ont dû intégrer et qui leur sont rappelées autant de fois que nécessaire. Actuellement, un autre problème se pose : celui du mariage. Deux adolescentes doivent aller habiter dans leur belle-famille et laisser tomber l’école. «C’est un point d’achoppement. Mais nous ne transigeons pas : elles devront d’abord terminer leur scolarité», affirme Gilles Olivier.

«Copines». Le village de la solidarité est à l’entrée de la commune, juste en face de la mairie. Cet après-midi-là, on peut surtout voir des femmes, sur le pas de leur porte, en train de balayer la cour. Deux hommes reviennent de la pêche, apparemment bredouilles. Le travail, c’est la préoccupation majeure des hommes. Ils sont employés temporaires dans le maraîchage ou la vigne, tandis que les femmes font des ménages et du repassage. «Seul l’emploi leur permettra d’avoir accès à un titre de séjour et, partant, au logement social», explique Gilles Olivier. Car ces bungalows exigus ne seront sans doute pas de taille suffisante lorsque les enfants auront grandi. L’idéal de ces Roms est simple et banal : ils rêvent d’une petite maison avec un jardin.

Le 9 octobre 2013. Indre, banlieue de Nantes.<br /><br />
Village de la solidarité ou sont relogés cinq familles Roms en solution transitoire pour les accompagner dans leur parcours d'intégration.<br /><br />
COMMANDE N° 2013-1158

(Photo Thierry Pasquet. Signatures)

Anniversaire. L’autre volet de l’intégration, c’est le travail de terrain des bénévoles de l’association Romsi qui le réalisent. Ils donnent des cours quotidiens d’alphabétisation, de cuisine et enseignent le b.a.-ba des démarches administratives. «Ils sont rassurés d’être ici, explique Jeanne Gantier, présidente de Romsi. Ils le disent, ils ont vécu tellement d’expulsions auparavant.» Les bénévoles trouvent les Roms d’Indre «bien intégrés». Aux plus jeunes, «il arrive d’être invités pour un anniversaire». Maria, 18 ans, qui fait une formation d’assistante de milieu familial et collectif, confirme : «Avant, les autres élèves me disaient « tu es Roumaine, alors tu voles ». Maintenant non, je suis moins timide, j’ai des copines.»

Les bénévoles remarquent que les Roms ont un rapport au temps différent. «Le temps pour eux, c’est maintenant et demain. Ils sont dans cette précarité : un rendez-vous assez loin, ils l’oublient.» Elles trouvent les femmes «très physiques, très charnelles». Les bénévoles sentent de la reconnaissance. «Quand j’avais des soucis de santé, raconte Claude, ils ont prié [les Roms d’Indre sont évangéliques, ndlr] pour que j’aille mieux.» Il leur arrive de les accompagner dans le tram et d’apercevoir des regards «bienveillants» de la part des autres habitants. «Le récit qu’on fait de notre vie avec les Roms, cela les normalise», affirme Claude. En revanche, lorsque les bénévoles essaient de les éveiller à la citoyenneté, l’indépendance de la femme c’est une autre paire de manche. «Les hommes sont très machos, les femmes sont cantonnées aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants.» Mais, doucement, ces Roms d’Indre ont l’impression de faire leur place dans la cité. «On est presque connus ici, dit Florina, 30 ans, et quatre enfants. On emmène nos enfants à l’école tous les matins. Ils ont des copains et ils jouent ensemble.»

Didier ARNAUD envoyé spécial à Indre (Loire-Atlantique)

Journal d’un avocat : L’affaire Leonarda

Blog Maître Eolas

mardi 22 octobre 2013

La France s’est cette semaine prise de passion pour le droit des étrangers, ce qui ne peut que me réjouir, tant cette discipline est largement ignorée du grand public, ce qui, nous allons le voir, est parfois mis à profit sans la moindre vergogne par nos dirigeants pour se défausser de leurs responsabilités.

Afin de vous éclairer et de vous permettre de vous faire une opinion étayée sur cette affaire, qui est d’une banalité affligeante pour tout avocat en droit des étrangers, voici les faits tels que j’ai pu les reconstituer, ce que dit la loi, et, ce qui est toujours les plus intéressant dans ce type d’affaire médiatisée, ce qu’elle ne dit pas, et enfin, car on est chez moi, mon avis, que vous n’êtes pas obligé de partager ni même de lire.

Leonarda est une jeune fille de 15 ans, scolarisée dans le joli département du Doubs, en France-Comté. Elle n’est pas, d’un point de vue juridique l’héroïne de cette affaire, mais plutôt une victime collatérale. Le vrai protagoniste est son père, Resat D….

Resat D… donc est né au début des années 70 (1973-1974 semble-t-il) au Kosovo, dans une famille Rrom.

Kosovo, terre de contraste et d’aventures

Le Kosovo (carte ci jointe, source Here.com, colorisation par votre serviteur) Image_1.pngest un territoire de la taille d’un département français, qui affecte en gros la forme d’un losange de 100 km de côté. Situé à la pointe sud de la Serbie, il est l’alpha et l’oméga de la guerre, ou plutôt des guerres qui ont déchiqueté la Yougoslavie dans les années 90. C’est en effet au Kosovo, à Gazimestan, que le 28 juin 1989, Slobodan Milošević craqua l’allumette qui allait incendier les Balkans, dans un discours prononcé pour le 600e anniversaire de la bataille de Kosovo, ou bataille du champ des merles, qui vit les armées du prince Lazar de Serbie anéanties par celles du sultan turc Mourad Ier (qui furent elles aussi quasi anéanties bien que deux fois supérieures en nombre). Cette bataille est un symbole très important pour la nation serbe, son acte de naissance, ce qui fait du Kosovo le berceau des Serbes.

Le Kosovo était une des deux provinces autonomes de la République de Serbie (l’autre étant comme tout le monde le sait la Voïvodine au nord du pays), partie intégrante de la Yougoslavie, fédération de six Républiques. Il faut savoir que les citoyens yougoslaves avaient tous, outre la citoyenneté yougoslave, qui n’avait de sens qu’à l’extérieur des frontières, une nationalité (c’est le terme officiel, narodnosti) différente, inscrite sur leur carte d’identité. Tous les Yougoslaves étaient à l’intérieur du pays soit Slovènes (catholiques), Croates (catholiques), Musulmans (oui, c’était une nationalité ; le terme de Bosniaque est synonyme), Serbes (Chrétiens orthodoxes), Monténégrins (chrétiens orthodoxes), ou Macédoniens (Chrétiens orthodoxes, mais pas les mêmes que les Serbes et Monténégrins). Outres ces “nationalités”, reconnues dans la Constitution yougoslaves comme partie constituante de la Yougoslavie, d’autres minorités ethniques étaient parfaitement identifiées du fait qu’elles parlaient leur propre langue, principalement (il y en avait plus de 20 différentes) les Albanais (qui n’étaient pas citoyens de l’Albanie voisine mais bel et bien des Yougoslaves albanophones), musulmans, les Hongrois (idem, en hongarophone), catholiques, et les Rroms (qui parlent le romani).

Note importante sur les Rroms de Yougoslavie : ils vivaient là depuis des siècles, étaient sédentaires depuis leur arrivée, et adoptaient la religion de la République qu’ils habitaient et apprenaient outre le romani, la langue officielle de l’endroit. Cette note s’adresse tout particulièrement aux ministres de l’intérieur qui osent sortir des conneries du genre les Rroms sont culturellement incapables de s’intégrer. Quina vergonya, Manuel, quina ignorància.

Vous comprenez désormais le sens du mot “balkanisation”. Mélangez tous ces peuples dans des proportions variables, excitez les haines nationalistes et religieuses, et vous obtenez un cocktail explosif qui a détonné en 1990.

Le Kosovo, en 1989, était un berceau déserté. Il faut dire que le Kosovo, c’est beau, mais c’est pauvre. Très pauvre. La partie la plus pauvre de Yougoslavie. Les Serbes ont donc émigré dans la riche Serbie voisine, ne laissant qu’une population minoritaire dans les grandes villes, le pays restant parsemé de villages à population quasi-exclusivement serbe, seule la pointe nord du pays demeurant à majorité serbe. La majorité (on parle ici de 90% de la population) est Albanaise et de religion musulmane. Les Serbes, à la veille de la guerre, représentaient 6% de la population. Les Rroms, 2,3%. Le régime de Milošević avait une politique simple : partout il y a des serbes, c’est la Serbie, sauf au Kosovo où c’est la Serbie même où il n’y a pas de Serbes. Et ça a pété en 1998-1999. La guerre a pris fin à la suite d’une campagne de bombardements par l’OTAN qui ont frappé le territoire serbe (même Belgrade a été bombardée) et la retraite de l’armée yougoslave en juin 1999. Le territoire a d’abord été administré par l’ONU, jusqu’à peu après sa proclamation d’indépendance en février 2008, où l’UE a pris le relais, indépendance qui n’est toujours pas reconnue par plusieurs pays (citons la Russie, la Chine et l’Inde, ce qui couvre déjà la moitié de l’humanité) et contestée encore à ce jour par la Serbie.

Le symbole de cette partition est la ville de Mitrovica (prononcer Mitrovitsa), coupée en 2 par un pont qui n’est pas vraiment celui de la concorde. Au nord, les Serbes du Kosovo, qui outre Mitrovica sont dans les villes de Zveçan, Zubin Potok et Leposavić, et refusent encore et toujours l’indépendance (ils boycottent les élections et la participation y est nulle), et au sud, les Albanais. Au milieu coule l’Ibar, et la haine. À Mitrovica, les voitures n’ont pas de plaques d’immatriculation, pour ne pas se faire caillasser par ceux de l’autre côté. Et entre ces deux communautés qui se haïssent, Albanais et Serbes, les Rroms. Ils sont haïs par les Albanais, qui ne leur pardonnent pas d’avoir été du côté des troupes serbes lors de la guerre (ils ont été victimes de pogroms pendant la guerre), et méprisés par les Serbes, qui se replient sur leur communauté et les rejettent comme des éléments extérieurs, d’autant plus qu’au Kosovo, ils sont majoritairement musulmans. Que ce soit clair : les discriminations vécues au quotidien par les Rroms au Kosovo sont certaines et avérées. Mais elles ne sont pas suffisantes pour fonder une demande d’asile sans faits précis et personnels. On va y revenir. Et c’est là que se retrouve aujourd’hui Resat D… et ses enfants, qui découvrent à cette occasion le Kosovo, terre de contrastes et d’aventure.

Aujourd’hui, le Kosovo est le 145e pays au monde en PIB/habitant, 45% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, 17% en dessous du seuil d’extrême pauvreté. Malgré son statut de paradis fiscal : tranche d’imposition la plus élevée : 10% ; impôt sur les sociétés : 10%. Et la monnaie est l’euro. Comme quoi.

Donc notre ami Resat est né au Kosovo à l’époque de l’ex-Yougoslavie. Cela semble à peu-près établi. Il en est parti, ce point est certain. C’est après que ça se gâte. Toujours est-il qu’en janvier 2009, il est heureux en ménage et arrive en France avec 5 enfants ; un 6e viendra égayer encore cette famille par la suite. Peu de temps après son arrivée en France, il a présenté une demande d’asile en même temps que sa compagne.

L’asile, procédure de contrastes et d’aventures

Tout étranger (j’entends par étranger ressortissant d’un pays extérieur à l’UE : les citoyens de l’Union ne peuvent plus être regardés véritablement comme des étrangers) qui entend venir s’installer en France doit préalablement demander la permission à l’État. Cette permission prend la forme d’un visa (un autocollant sécurisé apposé sur une page du passeport). Ajoutons qu’un simple visa, dit “visa Schengen” est en principe insuffisant : il faut un visa spécial, dit “long séjour”. Ces visas sont délivrés par les consulats, après un questionnaire simple : “êtes-vous un footballeur de haut niveau ?”. Si la réponse est oui, le visa est accordé ; sinon il est refusé.

Plus sérieusement, mais à peine, l’État est libre de donner l’entrant à qui il souhaite sur son territoire. C’est un pouvoir discrétionnaire qui ne connait que peu d’exceptions où l’État est obligé de délivrer le visa, qui tiennent au fait que l’étranger souhaitant venir a des liens familiaux en France. Une exception particulière est le droit d’asile.

En effet, le droit d’asile dépend d’une convention internationale, la Convention de Genève du 28 juillet 1951, signée au lendemain de l’invention du point Godwin, et alors que l’Europe devait gérer des déplacements de population se comptant en millions dans des pays ravagés. Dieu merci, de ce fait, le droit d’asile est donc à l’abri de la folie du législateur. La France a l’obligation de recevoir et d’étudier toute demande d’asile, la Convention lui laissant une grande liberté sur la procédure, et c’est là que le législateur joue pour restreindre le plus possible ce droit en imposant des délais de plus en plus brefs, en imposant aux demandeurs des obligations de plus en plus difficiles à tenir : ainsi, le demandeur a de nos jours 21 jours et pas un de plus, une fois le dossier de demande obtenu de la préfecture (ce qui vaut les travaux d’Astérix), pour que le dossier arrive à l’OFPRA, rempli en français, à ses frais en cas de besoin de traduction, y compris des pièces justificatives. Si ce délai est raté d’un jour, la demande ne sera pas examinée et le demandeur devra en présenter une nouvelle (l’OFPRA ne considère pas cette irrecevabilité comme un rejet) mais il bascule sur une procédure accélérée moins protectrice (la procédure prioritaire, PP, qui mériterait un billet à elle toute seule).

Quand ces obstacles procéduraux sont franchis, généralement avec l’aide d’associations dévouées et efficaces, le dossier est examiné par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. Longtemps dépendant du ministère des affaires étrangères, il a été confié au ministère de l’immigration de sinistre mémoire, avant, à la disparition de celui-ci, d’être reversé au ministère de l’intérieur, montrant que l’asile est désormais perçu sous le seul angle de l’immigration, alors qu’il traite bien de problèmes internationaux.

L’examen de cette demande prend la forme d’un entretien avec un agent de l’OFPRA, qu’on appelle Officier de Protection (OP). Cet entretien fait l’objet d’une transcription rédigée sur le champ par l’OP lui-même, et portera autant sur les faits fondant la demande que sur des questions visant à s’assurer de la réalité des allégations du demandeurs, notamment de sa provenance. L’OP cherche, schématiquement à répondre à deux questions : les faits sont-ils établis ? Et si oui, rentrent-ils dans le cadre de l’asile, à savoir : le demandeur craint-il avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, et ne peut-il ou, du fait de cette crainte, ne veut-il se réclamer de la protection de ce pays ? Si la réponse est à nouveau oui, le statut de réfugié lui est accordé. Il est placé sous la protection de l’Office, et au-delà, de la France, qui lui délivrera tous les actes d’état civil dont il aura besoin, et y compris un titre de voyage lui permettant de circuler dans les pays signataires de la Convention de Genève sauf celui dont il vient. Un réfugié rompt définitivement tout lien l’unissant à son pays d’origine.

En cas de rejet de la demande, le demandeur dispose d’un délai d’un mois pour exercer un recours devant la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA), anciennement la Commission de Recours des Réfugiés. C’est un recours juridictionnel où l’assistance d’un avocat est enfin possible.

Tant que la demande est examinée, que ce soit par l’OFPRA ou devant la CNDA, le demandeur a un droit au séjour, qui ne peut pas lui être refusé sous prétexte qu’il serait entré illégalement ou même frauduleusement, à savoir avec des faux papiers. Conjugué avec la fermeture progressive et continue des autres voies d’immigration légale, cela pousse à ce que l’asile soit utilisé par des candidats à l’immigration pour obtenir une possibilité de rester en France. Cette fraude à l’asile justifie les lois restreignant de plus en plus ce droit, au nom de la lutte contre la fraude, et la pompe est amorcée. Que dans le tas, des vrais réfugiés soient pris dans la nasse et se voient refuser l’asile auquel ils ont droit est une conséquence que nos dirigeants ont envisagé, et répondu par un haussement d’épaule. Sachez qu’à ce jour, deux tiers des demandes d’asile sont accordées par la CNDA en appel, un tiers seulement par l’OFPRA. C’est un vrai signal d’alarme.

Pendant l’examen de sa demande, le demandeur d’asile a un droit au séjour, une couverture maladie, et pas le droit de travailler. Ce droit lui a été retiré par une loi de 1991. Déjà pour lutter contre la fraude et le chômage. J’en ris encore. À la place, le demandeur perçoit une allocation temporaire d’attente, qui lui est supprimée s’il est logé dans un centre d’accueil des étrangers (CADA). Oui. La solution trouvée par le gouvernement Rocard a été d’interdire à des travailleurs aptes de travailler, de les contraindre à l’oisiveté, et de leur verser une allocation. L’idée a dû sembler excellente car personne n’est revenu dessus. Et au passage, on peste sur ces étrangers venus ne rien faire et toucher des allocs. Ubuesque.

Cette situation n’étant pas tenable à moyen terme, l’administration accepte d’examiner les demandes d’autorisation de travail des demandeurs d’asile dont le dossier est pendant à l’OFPRA depuis un an ou en cas d’appel devant la CNDA. Leurs demandes sont traitées comme celles de tout étranger, ce qui suppose de produire une promesse d’embauche assortie de l’engagement par l’employeur de payer une taxe pour l’embauche d’un étranger de l’ordre d’un mois de salaire si l’autorisation est donnée, et avec tout ça le préfet peut malgré tout refuser si la situation de l’emploi le justifie, c’est à dire s’il estime qu’un Français (ou ressortissant de l’UE ou autre étranger en situation régulière) pourrait occuper ce poste. Je n’ai pas de statistiques nationales, mais mes clients concernés se sont tous vu opposer un refus (échantillon non représentatif car très faible).

Un débouté du droit d’asile dispose d’une voie de recours extraordinaire : le réexamen. Le réexamen permet à un demandeur débouté de faire état de faits nouveaux, survenus ou découverts postérieurement à la décision de rejet : l’existence de faits nouveaux est une condition de recevabilité de la demande. Le réexamen ne donne aucun droit au séjour, ni au travail ni à l’allocation temporaire d’attente. La demande de réexamen est d’abord étudiée par l’OFPRA, qui peut décider de reconvoquer le demandeur (c’est rarissime) ou rejeter sur dossier, ce rejet pouvant à nouveau être porté devant la CNDA, qui peut, et elle ne s’en prive pas, rejeter la demande sans audience. Il n’y a pas de limite au nombre de réexamens qu’on peut demander puisque ce réexamen ne donne aucun droit.

Revenons-en à notre ami Resat.

Arrivé en France, il présente une demande d’asile. Rrom Kosovar, il y a gros à parier que son récit prétendait qu’il habitait le Kosovo quand la guerre a éclaté en 1998. Les Rroms qui arrivent à établir qu’ils étaient au Kosovo en 1998-1999, et tout particulièrement à Mitrovica d’ailleurs, et l’ont fui à ce moment se voient en règle générale accorder l’asile. Leur retour au Kosovo est inenvisageable : ils sont vus comme des collaborateurs des Serbes, leur maison a été détruite ou saisie et les rancœurs sont encore vives. L’info a circulé, mais les OP connaissent très bien la situation au Kosovo et l’historique de la guerre. L’Office n’a pas été convaincue par le récit de Resat, et on sait à présent, de l’aveu du principal intéressé, que c’était à raison. Sa demande est donc rejetée. Il saisit la CNDA d’un recours, examiné en audience publique où il peut s’expliquer devant 3 conseillers, probablement assisté d’un avocat. Le rejet est confirmé. Il va demander un réexamen, qui sera rejeté par l’OFPRA, les faits nouveaux qu’il invoquait étant soit pas vraiment nouveaux, soit pas vraiment établis. La CNDA ne semble pas avoir été saisie d’un recours contre ce rejet.

Une fois la première demande rejetée définitivement, le demandeur d’asile devient étranger de droit commun.

Être étranger en France, vie de contrastes et d’aventure.

La loi, en l’espèce le Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile (CESEDA), prévoit que tout étranger majeur, pour pouvoir demeurer en France au-delà d’un court séjour, couvert par un simple visa, doit être muni d’un titre de séjour délivré par l’Etat, pris en la personne de son représentant dans le département, le préfet (à Paris, qui en a plusieurs, le préfet de police). Ce titre de séjour s’appelle carte de séjour si elle a une durée d’un an, et carte de résident si elle est valable 10 ans. La carte de résident, le Graal des étrangers, assure un droit au séjour quasi-définitif, puisqu’elle est renouvelable de plein droit sauf accident. Les demandeurs d’asile sont censés se voir délivrer une carte de séjour temporaire (en fait un simple récépissé qui a valeur identique mais coûte moins cher à fabriquer : c’est un bout de carton imprimé sur une imprimante à aiguilles (bienvenue en 1980) avec un coup de tampon.

Note importante : un mineur n’est jamais en situation irrégulière et ne peut faire l’objet d’une mesure de reconduite. L’administration le fait quand même, pour ne pas séparer les familles, ce qui est un chouïa schizophrène tout de même puisque c’est elle qui prend la décision qui conduit initialement à séparer les familles.

On dit que le droit est compliqué ; le droit des étrangers en la matière est simple. L’ État est toujours libre de délivrer un carte de séjour à qui il veut sans avoir à s’en expliquer auprès de quiconque. La décision de délivrer un titre de séjour n’est jamais illégale, et on se demande d’ailleurs qui aurait qualité pour l’attaquer. La réciproque est aussi vraie : l’État est libre de refuser un titre de séjour à qui il veut, et use abondamment de ce droit depuis 25 ans. Mais ici il existe des exceptions, et dans certaines circonstances, l’État est obligé de délivrer un titre de séjour. Ces exceptions sont de plus en plus réduites, parce que… non, en fait, il n’y a pas de raison valable. Le prétexte le plus couramment invoqué est la lutte contre le chômage. 25 ans de durcissement continu de la réglementation des étrangers n’ont pas empêché le chômage d’atteindre des niveaux records, mais plus ça rate, plus à la longue ça a de chances de marcher, n’est-ce pas ?

Citons comme cas où l’État est dans l’obligation de régulariser : être parent d’un enfant français ; être le conjoint d’un Français (et là encore des obstacles ont été mis, car un Français qui épouse un étranger n’est plus un Français, c’est un suspect), l’étranger très gravement malade, l’étranger arrivé très jeune en France (la simple minorité ne suffit pas) ; et surtout la catégorie fourre-tout : si le refus de séjour porte une atteinte disproportionnée à son droit à une vie privée et familiale normale tel que protégé par la Convention européenne des droits de l’homme, revoilà ma grande copine.

Cette catégorie de carte de plein droit est une fausse catégorie de carte de plein droit, car elle laisse une large marge d’appréciation à l’administration : y a-t-il ou non atteinte disproportionnée au droit à la vie de famille ? Mais c’est le seul moyen sur lequel on peut contester l’appréciation du préfet dans le cadre d’un recours (j’y reviens).

La préfecture du Doubs, département où réside la famille D…, est informée par la CNDA que la requête de Resat D… a été rejetée, et refuse le renouvellement du titre de séjour en tant que demandeur d’asile. Comme elle en a la faculté (ce n’est JAMAIS obligatoire mais en pratique quasi systématique), elle a assorti son refus de renouvellement du titre de séjour de Resat D… d’une obligation de quitter le territoire (OQTF). C’est un ordre de quitter le territoire sous un délai d’un mois, qui, s’il n’est pas respecté, permet à l’administration de l’exécuter de force, au besoin en privant temporairement l’étranger de liberté (jusqu’à 45 jours). Il y a des cas où l’administration peut passer directement au stade de l’exécution forcée, notamment quand une précédente OQTF n’a pas été exécutée.

Quand le refus est assorti d’une OQTF, l’étranger peut, dans ce délai d’un mois, exercer un recours suspensif (ce qui n’est pas la règle en matière de recours administratif) et qui doit être jugé dans un délai de trois mois (ce qui n’est pas la règle en matière de recours administratif). Ce délai de 3 mois et la générosité des préfectures à délivrer des OQTF conduit à l’engorgement des tribunaux administratifs qui les examinent, et a pour résultat que d’autres contentieux pourtant très importants, comme l’urbanisme, les permis de construire, la fiscalité, la responsabilité de l’Etat ou la fonction publique mettent des années à être jugés. Question de priorité.

Si ce recours est rejeté, un appel peut être formé devant la cour administrative d’appel, mais ce recours est de droit commun : il n’est pas suspensif et met des mois et des mois à être jugé. Il n’empêche pas une reconduite à la frontière, même si en pratique, les préfets préfèrent attendre que les recours soient expirés. C’est le cas ici : Resat D… a exercé un recours contre l’OQTF, qui a été rejeté, a fait appel, qui a été rejeté lui aussi. Il est temps ici de s’attarder un peu sur le fonctionnement très particulier du contentieux administratif.

Le contentieux administratif, contentieux de contrastes et d’aventures.

On a beaucoup entendu dans l’affaire Leonarda qu’il fallait respecter les décisions de justice. Cet argument n’a aucun sens ici. Aucune décision de justice n’a ordonné l’expulsion (je devrais dire la reconduite à la frontière mais zut) de Leonarda, ni même de son père.

Tout acte de l’administration peut en principe être attaqué devant le tribunal administratif dans le cadre de ce qu’on appelle un recours en excès de pouvoir, qui vise à demander au juge d’annuler cet acte, et de tirer au besoin toutes les conséquences de cette annulation. Le tribunal est saisi par une requête, écrite et motivée, c’est à dire expliquant les griefs juridiques soulevés contre l’acte en question. Principe essentiel du contentieux administratif : le juge se contente de répondre aux arguments soulevés par le requérant. À de rares exceptions près, il ne peut pas soulever de lui-même un argument oublié par le requérant et qu’il trouverait pertinent. Si vous exercez un recours contre un acte administratif illégal, mais que vous ne soulevez pas le bon argument, votre recours sera rejeté. En outre, selon la nature des actes, le contrôle que peut exercer le juge est variable : plus l’administration est libre, plus le contrôle du juge se relâche. Et en matière de droit des étrangers, l’administration est totalement libre d’accepter ou de refuser. Le juge se contente de s’assurer que le préfet n’a pas commis ce qu’on appelle une erreur manifeste d’appréciation (c’est le terme juridique pour dire “epic fail”), mais en aucun cas il ne substitue son appréciation du dossier à celle du préfet. Ce qui explique un taux de rejet très élevé.

Dans cette affaire, c’est le préfet du Doubs qui a décidé de refuser un titre de séjour à Resat D… et lui seul. Le juge administratif a juste estimé que les arguments soulevés par Resat D… contre cette décision n’étaient pas fondés.

Voilà pourquoi il est inexact d’invoquer l’autorité de décisions de justice : c’est une décision administrative et rien d’autre, qui est aussi légale que l’aurait été la décision contraire, et rien n’empêchait à tout moment l’administration de changer d’avis et de délivrer un titre de séjour, sans même qu’elle ait à s’en expliquer.

Nous en étions là avec notre ami Resat : en 2011, le voilà débouté définitivement de l’asile, avec à la clé une OQTF soumise au juge administratif qui n’a pas estimé que les arguments soulevés contre cette décision administrative étaient pertinents. Plus rien ne se passera dans ce dossier à ce stade : la famille D… demeure en France malgré l’OQTF, les enfants en âge d’être scolarisés le sont.

C’est Resat D… lui même qui va briser ce statu quo en prenant l’initiative de demander la délivrance d’un titre de séjour “à titre exceptionnel et humanitaire”, en application de la circulaire Valls de novembre 2012.

Ah, les circulaires. Un mot là dessus.

Les circulaires, droit de contrastes et d’aventure.

Que les choses soient claires. Le droit a deux sources, et deux sources seulement : la loi, et le règlement, c’est à dire les décrets. La loi est votée par le Parlement (Sénat et Assemblée nationale) et le pouvoir réglementaire appartient au Premier ministre (art. 21 de la Constitution). Loi et décrets, c’est tout. La loi peut déléguer les détails pratiques au décret (ce sont les fameux décrets d’application, qui ne sont pas systématiques contrairement à une croyance répandue), et le décret peut à son tour déléguer les menus détails à des arrêtés ministériels, c’est à dire à un acte pris par un ministre agissant seul. Les circulaires ne sont PAS des sources du droit.

Prenons un exemple imaginaire : une loi est votée qui décide d’instaurer un permis de troller. Elle fixe les conditions pour en être titulaire (il faut passer un examen) et confie au décret le soin de fixer les modalités des épreuves. Un décret est pris qui décide de la nature des épreuves (une épreuve théorique de rhétorique spécieuse, une épreuve pratique sur 4chan) et confie aux préfets le soin de délivrer les permis, et renvoie à un arrêté ministériel du ministre de l’intérieur le soin de fixer le modèle du permis et le service qui a la charge de les fabriquer. Un arrêté est pris qui fixe la matrice du permis de troller et confie sa fabrication à l’Imprimerie nationale.

Une circulaire est une instruction générale donnée par un ministre à son administration. Elle explique le contenu de la loi et comment le ministre entend qu’elle soit appliquée. Bien sûr, c’est un document très intéressant à connaître pour les avocats, puisque c’est le point de vue officiel de l’administration, et s’agissant par exemple de la matière pénale, j’ai pu constater que pour les policiers, la circulaire est parole d’Évangile. Plus même que le code de procédure pénale, je ne vous parle même pas de la Convention européenne des droits de l’homme Il demeure que c’est le point de vue d’un ministre, rien de plus.

En droit des étrangers, la loi disant que l’État fait ce qu’il veut, les circulaires de ministre de l’intérieur ont une grande importance pratique. Elles sont appliquée docilement par les préfectures, ce qui aboutit à la situation suivante : en matière d’immigration, c’est le ministre de l’intérieur qui fait la loi. Situation confortable pour l’exécutif, qui n’a aucune raison de vouloir la changer, d’autant que toute loi sur l’immigration est un sujet sensible où il n’y a politiquement que des coups à prendre. Du coup, ce sont les étrangers qui en payent le prix, soumis à l’arbitraire de l’administration et qui peuvent voir leur situation bouleversée du jour au lendemain en cas d’alternance, sans aucune garantie, puisqu’une circulaire est une feuille de papier signée du ministre. Il n’est que de les lire pour constater d’ailleurs que le ministre se garde bien de dire “vous régulariserez tous les étrangers remplissant les conditions suivantes” mais utilise des périphrases comme “vous examinerez avec bienveillance”, “vous accorderez la plus haute importance à tel critère”. Notons d’ailleurs qu’une circulaire qui irait trop loin et poserait des règles non prévues par la loi serait annulée par le juge administratif, car empiétant sur le pouvoir réglementaire qui n’appartient qu’au Premier ministre.

Résultat : il est inutile de soulever devant le juge administratif le fait que la décision n’est pas conforme aux instructions données par voie de circulaire. Le juge ne contrôle que la conformité au droit (loi et règlement). C’est cet arbitraire qui met en rage les avocats en droit des étrangers, qui voudraient des critères légaux clairs qui permettent un vrai contrôle du juge. C’est ainsi et ainsi seulement qu’on assurera une vraie égalité de traitement. Car la protection que donne une circulaire est de l’épaisseur du papier sur lequel elle est imprimée. C’est un mode d’emploi, rien de plus. Quand on nous parle de “sanctuariser l’école” avec une circulaire, on l’entoure d’une barrière de papier. Seule la loi pourrait vraiment protéger l’école. Une circulaire en la matière tient de la promesse d’alcoolique : j’arrête, jusqu’à ce que je recommence.

Et la circulaire qui fait référence actuellement est la circulaire du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière (qui, si elle n’est pas à l’abri de toute critique, est sans doute la meilleure circulaire qu’on ait eu en la matière depuis 10 ans).

Revenons-en une fois de plus à notre ami Resat. Dans le cadre de cette circulaire, il va demander à bénéficier d’une régularisation à titre humanitaire et exceptionnelle (§2.1.4 de la circulaire). Cette demande a été rejetée le 19 juin 2013, refus assorti d’une OQTF. Ce refus est expliqué dans le rapport de l’IGA : si la situation de la famille (en France depuis 4 ans, enfants scolarisés et parlant français) entrait selon l’IGA dans le cadre des régularisations exceptionnelles, le préfet a estimé que le critère de la réelle volonté d’intégration à la société française faisait défaut pour des raisons qu’il détaille et qui ont été abondamment reprises, dressant du sieur Resat un portrait peu flatteur, au point qu’on oublie qu’il n’a jamais été condamné. Le 21 juin 2013, la demande de son épouse est aussi rejetée avec OQTF, sans que la mission de l’IGA n’explique pourquoi, puisque seul Resat était concerné par la mesure de reconduite forcée à l’origine de toute l’affaire.

Visiblement, aucun recours n’a été exercé contre cette OQTF (le rapport de l’IGA ne le mentionne pas) et une reconduite est envisagée par la préfecture du Doubs, qui prononce le 22 août 2013 l’assignation à résidence des deux intéressés, c’est-à-dire l’obligation pour eux de ne pas quitter leur domicile pour que la police puisse les trouver facilement le moment venu. Cette assignation à résidence a été renouvelée le 25 septembre pour 30 jours. Donc une procédure d’éloignement était en cours.

Tout va se précipiter le 26 août 2013 : Resat D… est contrôlé par la police aux frontières (PAF) à la gare de Mulhouse. Il n’a pas de papiers sur lui, mais donne son identité, et la PAF découvre qu’il a déjà fait l’objet d’une OQTF non appliquée en 2011, et qu’il fait l’objet d’une assignation à résidence dans le Doubs, or Mulhouse n’est pas dans le Doubs, c’est un fait. Le préfet du Haut-Rhin décide de prendre des mesures radicales pour pallier cette carence en géographie française et place Resat D… en centre de rétention jusqu’à ce qu’on puisse le reconduire de force à la frontière. Cette décision peut faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif, qui doit statuer dans les 72 heures. Ce recours a été exercé et a été rejeté par le tribunal administratif de Strasbourg (rejet qui compte tenu de la situation de l’intéressé me semble conforme à la jurisprudence en la matière). Le placement de Resat D… en rétention a été prolongé par le juge des libertés et de la détention de Strasbourg, et après deux refus d’embarquer au motif qu’il ne veut pas abandonner sa famille, Resat D… finit par accepter d’embarquer le 8 octobre, sans doute parce qu’il aura reçu des assurances que sa famille le rejoindra.

Car du côté du Doubs, ça bouge. Les services préfectoraux ont été informés du départ prochain de Resat D… et organisent le départ de Mme D… en exécution de l’OQTF en cours.

Comme vous voyez, le sort des enfants n’a jamais été véritablement abordé si ce n’est accessoirement. Ils suivent le sort de leurs parents, un peu comme des bagages à main. Et l’administration va payer cher ici ce désintérêt en provoquant la crise médiatique que l’on sait.

Le départ de la famille est décidé pour le 9 octobre. La famille D… n’est pas informée de cette décision, pour éviter qu’elle ne disparaisse et que des soutiens tentent d’y faire obstacle. La police et la gendarmerie (puisque la résidence de la famille se trouve en zone gendarmerie) débarquent à 6h30. Manque de bol, Leonarda n’est pas là. Voilà le grain de sable qui va tout gripper. Le rapport de l’IGA raconte les détail sur comment Leonarda est retrouvée (elle est avec sa classe et participe à une sortie scolaire), comment la police contacte les enseignants accompagnant, ordonnent que le bus s’arrête sur le parking d’un collège situé sur le chemin, où Leonarda est conduite pour attendre la police à l’abri des regards de ses petits camarades. Tout se passe sans heurt, mais l’enseignante qui a dû faire cela est bouleversée et on la comprend. On n’entre pas à l’éducation nationale pour remettre en catimini une de ses élèves à la police pour ne jamais la revoir, alors même qu’elle n’a rien fait de mal et que personne ne le prétend. C’est violent, plus que vous ne pouvez l’imaginer, et l’administration l’a bien compris qui s’efforce de faire ça en catimini.

La famille D… embarque pour le Kosovo, probablement via l’Albanie, et pour le préfet du Doubs, tout est bien qui finit bien, il peut faire une croix sur la page des statistiques de reconduite à la frontière. Sauf que… vous connaissez la suite.

Resat va révéler à la presse qui suit l’affaire du point de vue d’une de ses filles (et d’elle seulement) qu’il a menti sur le fait que sa famille a quitté le Kosovo récemment. Ses enfants seraient en fait nés en Italie sauf le dernier né en France, où ils ont vécu jusqu’à venir en France en 2009. Leonarda et ses frères et sœurs n’ont jamais mis les pieds au Kosovo et ne parlent pas un mot d’albanais ou de serbe.

La question s’est posée de leur éventuelle nationalité italienne. De ce que je sais du droit italien, non, ils ne le sont pas. Pas plus que le droit français, le droit italien ne reconnait le droit du sol pur. Depuis l’importante réforme de 2009, l’Italie a adopté un droit du sol plus résidence, c’est à dire qu’un enfant né en Italie de parents étrangers devient italien à sa majorité s’il y a vécu sans discontinuer, ce qui n’est pas le cas des enfants D… dont aucun n’est majeur. Cette nationalité italienne aurait sauvé la famille D… puisqu’elle aurait donné aux parents le droit de demeurer dans l’Union auprès de leurs enfants, sur le territoire italien, mais avec liberté de circulation.

Une conclusion riche en contrastes et en aventure

La conclusion du rapport de l’IGA est que la loi a parfaitement été respectée, et c’est une antienne qui a été souvent reprise. Et je reconnais volontiers que rien de ce que j’ai pu lire sur cette affaire ne m’a laissé penser qu’une illégalité avait été commise. Mais, car il y a un mais, on l’a vu, la loi dit que l’administration peut faire largement ce qu’elle veut, hormis quelques cas restreints. Dans ces conditions, c’est plutôt difficile de violer la loi. En outre, le rapport omet de se poser une question, qui ne figurait certes pas dans la lettre de mission : toute la procédure de reconduite s’est fondée sur les déclarations de Resat D… : il dit qu’il est kosovar ainsi que sa famille, renvoyons-le au Kosovo. Sauf que la procédure de reconduite résulte d’une décision de refus de séjour qui repose entre autres sur les mensonges de Resat D… Personne ne s’est dit que les seules déclarations de l’intéressé étaient une base un peu légère pour décider d’envoyer sans vérifications 8 personnes dont 6 mineures dans le coin le plus paumé de l’Europe (mais qui a la vertu; étant dépourvu de tout état civil, d’accepter toute personne qu’on lui envoie en disant qu’il est kosovar) ?

En ce qui concerne Leonarda, il est faux de dire que la loi a été respectée puisque son sort n’a jamais été examiné dans cette affaire. Elle est une victime collatérale de l’expulsion de son père, mais n’était pas en situation irrégulière en France et n’a violé aucune loi.

De même qu’il est incorrect d’invoquer l’autorité des décisions de justice, aucun juge n’ayant décidé ni du refus de séjour ni de la procédure de reconduite, ni de ses modalités. Tout ce qu’a dit la justice est que Resat D… n’a pas démontré l’illégalité de ces décisions. Ni plus ni moins. Et l’administration était libre de prendre, en toute légalité, la décision d’accorder une autorisation de séjour à la famille D… C’est un choix de l’État, pris par son représentant, le préfet : qu’il l’assume.

Un mot sur l’affaire elle-même, sur le phénomène médiatique qu’elle est devenue. La question des enfants scolarisés doit être prise à bras-le-corps et tranchée courageusement. Soit on ne veut plus les expulser, et je n’aurais rien contre, et dans ce cas il faut fixer les conditions de régularisation de leur famille. Soit on ne le veut pas et on assume les interpellations devant les caméras. Le faire honteusement, en catimini, en serrant les fesses pour que ça ne se sache pas est le signe d’une mauvaise solution. Car des Leonarda, il y en a des centaines.

L’exécutif a été ridicule dans cette affaire et je ne vois pas comment il aurait pu plus mal la gérer. Mais ce qui me choque le plus est de voir une jeune fille de 15 ans livrée en pâture médiatique, sans la moindre protection car sa famille n’a aucune expérience en la matière et ne réalise pas ce qui se passe. Ce que j’ai vu ces derniers jours est monstrueux, il n’y a pas d’autre mot : demander à une jeune fille de 15 ans de réagir en direct et à chaud, dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, à une proposition aberrante formulée par le président de la République en personne, qui interpelle une mineure pour lui faire une proposition alors que la loi française dit que seuls ses parents peuvent faire un tel choix, faire de ses moindres mots dits sous le coup de l’énervement une déclaration officielle, lui jeter à la figure un sondage disant que deux tiers des Français (soit 40 millions de personnes) ne veulent pas de son retour (en oubliant de dire que 99,8% des Français ne connaissaient rien à ce dossier ni au droit applicable), est-ce donc cela que nous sommes devenus ? Avons-nous perdu toute décence pour faire ainsi de la maltraitance sur mineur en direct ?

Ah, un dernier mot, ou plutôt un dernier chiffre. Le coût moyen d’une reconduite la frontière a été estimé en 2008, par un rapport de sénateur UMP Pierre Bernard-Reymond, à 20 970 euros par personne. Cette affaire a mobilisé, lisez le rapport de l’IGA, tout un aréopage d’agents publics, de policiers et de gendarmes, et a dû coûter aux finances publiques plusieurs dizaines de milliers euros (je dirais au moins 50 000 euros). Le budget annuel consacré aux reconduites à la frontière est sensiblement identique à celui de l’aide juridictionnelle : un peu plus de 400 millions d’euros.

Détruire la vie de jeunes filles est un luxe qu’on ne peut plus se permettre.

Le moment populiste de Manuel Valls

Blog Médiapart

Que quelques milliers de Roms présents en France arrivent à produire un tel débat qui secoue les socialistes jusque dans l’instance gouvernementale, voilà ce qui constitue un fait politique majeur qui ne peut être effacé. On sent bien qu’au-delà des questions de sécurité, d’intégration ou du chômage, toutes réelles et difficiles qu’elles soient, au-delà même de la crise  économique et sociale qui s’aggrave, quelque chose d’autre est en train de se rejouer quant à la question du politique. Mais quoi ?

A l’évidence, la rhétorique populiste de Marine Le Pen a triomphé – elle fait tout d’ailleurs pour que le FN ne soit plus considéré comme un parti d’extrême droite– et ce que nous appelons « le moment Valls » n’est  rien d’autre que l’infiltration chez les socialistes français de la problématique populiste. C’est par de « petits mots » que s’opère un glissement rhétorique dans l’idéologie populiste et, en ce sens, les propos du ministre de l’intérieur concernant les  Roms sont effectivement antirépublicains.

Les défenseurs de Manuel Valls disent tous qu’on ne peut reprocher à ce dernier d’avoir « parlé vrai » (ce qu’ils présentent comme une vertu démocratique), d’avoir dit la vérité. Mais quelle est cette vérité ? Dire qu’en ce moment historique, l’opinion française dans sa majorité exige l’expulsion des Roms n’est qu’un simple constat. La vérité est de comprendre pourquoi en France se développent des crispations identitaires avec la recherche de boucs émissaires et cela est inséparable de processus de véridiction.

Dans un de ses cours au Colllège de France, Herméneutique du sujet, le philosophe Michel Foucault analyse ce que ce signifiait le « parler vrai » dans l’Antiquité Gréco-romaine, la parrhêsia. Celle-ci était d’abord et avant tout une opposition à la flatterie –son ennemi principal– et  aux pratiques rhétoriques qui lui étaient associées. La parrhêsia était essentiellement une ascèse ayant pour but de constituer le sujet en sujet de véridiction. Voilà pourquoi ce mot signifiait aussi liberté et était associé à la vertu républicaine. Ce qui scandalisait dans la flatterie, c’est qu’elle était un ensemble de procédés rhétoriques visant à obtenir les faveurs du prince. Avec notre ministre de l’intérieur, on assiste comme à un renversement : sous prétexte de vérité démocratique, l’opinion xénophobe devient le Prince et l’homme d’Etat son simple courtisan. C’est un signe (parmi tant d’autres hélas !) de l’affaissement de l’Etat républicain et, plus généralement, d’une crise fondamentale de la représentation qui affecte un bon nombre de pays d’Europe. Dans plusieurs pays du continent, les Roms, tout comme les « musulmans », en font les frais.

Mais, dans son délire rhétorique antirépublicain, Manuels Valls va plus loin. Il affirme que « les Roms ont pour vocation de rentrer dans leur pays ». A-t-on vraiment analysé ce terme de « vocation » ? Est-ce un hasard si le ministre de l’intérieur de François Hollande utilise ce terme d’origine religieuse : « appel de Dieu » ? Remarquons qu’il a évité d’utiliser le terme de « destin » quoiqu’il y ait sans doute pensé. Pourquoi ? Parce que le mot de destin était un piège. En effet, si le destin renvoie à un déterminisme de type métaphysique comme dans la  tragédie grecque, il  peut aussi signifier un déterminisme matérialiste de nature historique. Dans ce dernier cas, le « destin des Roms » aurait invité à analyser l’histoire de cette communauté, qui a connu l’esclavage, les camps de concentration et qui a toujours été le paria des identités nationalistes européennes. Au contraire, le  terme de « vocation » renvoie comme à un principe spirituel, à une force transcendante qui nous appelle.

C’est donc une théorie des cultures comme si Dieu, dans sa générosité infinie et diverse, avait confié à chaque peuple, une tâche spécifique à laquelle il ne peut se dérober. Au sens où l’on dit par  exemple que la France est fille aînée de l’Eglise ou le pays des droits de l’homme ou que les Corses ont vocation à la violence ! Car parler de vocation des Roms c’est surtout parler de la « vocation des Français ». Dans cette problématique quelque peu théologico-politique, nous sommes bien là à l’opposé de toute théorie républicaine de l’identité collective.

On pourra rétorquer que Manuel Valls utilise le terme de vocation dans un sens plus moderne, au sens où l’on parle par exemple de « vocation professionnelle ». Soit. Qui peut nier qu’il existe des vocations professionnelles ? J’étais moi-même en classe de troisième quand j’ai dit à mon père que je voulais être professeur de philosophie, et je lisais les manuels de classes terminales. Ce fut ma seule vocation et aujourd’hui retraité je peux affirmer que je fus un professeur heureux. Précisément dirait notre ministre, c’est que je voulais dire : si chaque peuple suit sa vocation entre chez lui et écoute cet appel, il sera heureux.

Je dois avouer que cela ferait plaisir à mes amis nationalistes antillo-guyanais. Nous, anciens peuples colonisés, notre vocation n’est-elle pas de  devenir indépendants. La chose me trouble et je serais heureux de savoir ce que pense Christiane Taubira à ce sujet. Toujours est-il que si la philosophie est une exigence de rationalité, ma vocation de professeur, cette force qui m’a poussé à la réaliser, est tout à fait inconsciente et relève sans doute de la psychanalyse. Mais peut-on comparer des logiques subjectives de l’identité individuelle avec la formation des identités collectives, surtout quand elles se prétendent républicaines ? Celles-ci doivent demeurer ouvertes car ne pouvant se clore sur un Un transcendant et telle est l’essence même de la démocratie.

Dans tous les cas donc, le terme de vocation renvoie à une force irrationnelle qui serait constitutive de l’unité d’un peuple. C’est tout simplement ce  que voulait dire le ministre de l’intérieur ayant en charge cette unité du peuple. Il confond le « principe spirituel » d’un Renan avec un principe irrationnel. On assiste ainsi avec Manuel Valls à une sorte de liquidation de l’idéal  républicain fondé sur la rationalité et à la quête d’un populisme d’un type nouveau pouvant damer le pion à Marine Le Pen.

En vérité, Manuel Valls se prépare pour les prochaines élections présidentielles. Il sait que dans la situation actuelle de la France, le républicanisme de droite comme de gauche est en crise et que le populisme est souvent – mais pas toujours – la solution dans un tel cas. Un national-républicanisme de  type gaullien n’étant plus possible, il se peut qu’en la personne de Vals se cherche un nouveau type de populisme avec sa thèse inédite de « vocation d’un peuple ». Telle est la vérité de ce qu’on peut désormais appeler « le moment Vals », succédant à la disparition du « peuple de gauche ».

On a connu toutes sortes de théorie du Volksgeist (esprit d’un peuple) chez les nationalistes allemands. Ils seraient heureux de découvrir  aujourd’hui, venant de France, une nouvelle théorie du Volksberufung (vocation d’un peuple). Le sens des propos de Manuel Valls est clair et net et il  s’agit bien –Mme Duflot a raison de l’affirmer– d’une rupture du pacte républicain. Ceci est particulièrement grave. Le Président  Hollande aurait pu, dans un geste authentiquement républicain, démissionner le ministre de l’intérieur, surtout s’il est populaire. Mais avec ses bras ballants de « président normal » pouvait-il le faire ? Il a signé ainsi le Munich des socialistes français. Manuel Valls doit se rendre bientôt en Guadeloupe, département le plus violent de France. Nous serions curieux de savoir ce qu’il pense de la vocation du peuple guadeloupéen.

Invasion, délinquance, mendicité, saleté? Tout dire sur les Roms

Mediapart

26 septembre 2013 |

Ils arriveraient en masse pour profiter des aides sociales, vivraient sous la coupe de mafias, pilleraient les campagnes : les préjugés circulant à l’encontre des Roms sont légion. Ils traduisent le rejet dont fait l’objet cette population de citoyens européens démunis. Passage en revue des accusations qui leur sont adressées et des contre-vérités qu’elles recèlent.

Ils arriveraient en masse, cambrioleraient les pavillons de banlieue, vendraient leurs bébés, vivraient sous la coupe de réseaux mafieux et dépèceraient des animaux dans les campagnes : les griefs faits aux Roms, dont Manuel Valls martèle qu’ils ont « vocation » à retourner en Roumanie, sont multiples et variés. Appuyés sur des stéréotypes ancestraux, ils reconduisent l’imaginaire attaché aux « bohémiens » et autres « romanichels » d’antan, réputés voleurs de poule vivant dans la fange et se nourrissant d’épluchures. Confortés par des rumeurs locales et des généralisations ravageuses, ils traduisent le rejet dont fait l’objet cette population de citoyens européens démunis.

Nouvelle figure de l’infamie, ces personnes sont une cible d’autant plus facile à atteindre en vue des élections municipales qu’il n’y a pas grand-monde pour les défendre. Les différents sondages dessinent une opinion publique majoritairement hostile. Dans différentes villes, des tracts dénoncent la prolifération des rats dans le sillage des campements. Les rumeurs pullulent. Dans l’espace politico-médiatique, le syntagme figé du « riverain exaspéré » est utilisé à tout-va. Un récent dossier titré “Roms, l’overdose”, dans Valeurs actuelles, dénonce, en vrac, un « fléau », des « hordes », des « bidonvilles immondes », les « gangs roms », bref le « boulet tsigane ». Marianne n’est pas en reste avec son “Gros plan” : « Roms : tout dire ? », véhiculant, sous couvert de questionnement (« Pourquoi les Roms sont-ils aussi nombreux ? », « Sont-ils tous délinquants ? », etc.), des clichés du même genre.

Cette minorité qui a fui son pays en raison de discriminations fait peur. En la désignant comme différente, comme culturellement différente, le ministre de l’intérieur entretient l’inquiétude. Au lieu de considérer ces personnes comme des familles pauvres vivant dans des bidonvilles, les pouvoirs publics les renvoient à une altérité radicale qui va au-delà du sort réservé aux autres étrangers. Manuel Valls leur reproche de ne pas s’intégrer tout en les empêchant de tisser des liens en les expulsant ; les maires leur reprochent d’être sales tout en leur refusant l’accès au ramassage des ordures ; les élus leur reprochent de voler tout en limitant leur accès à l’emploi. Passage en vue des accusations adressées aux Roms et des contre-vérités qu’elles recèlent.

  • « Ils arrivent, sie kommen »

C’est l’un des angles d’attaque majeur. Quand Jean-Marie Le Pen clame « Ils arrivent. Sie kommen », il ne fait que reproduire une idée répandue selon laquelle leur présence serait massive et que davantage encore souhaiteraient venir. Ils sont en réalité moins de 20 000 en France (dont près d’un tiers d’enfants), une chiffre stable depuis une décennie, à rapporter aux 65 millions d’habitants peuplant l’Hexagone. Non pas 20 000 nouveaux venus chaque année, mais 20 000 vivant là pour certains depuis des années. Ils sont donc relativement peu nombreux, mais visibles, car leurs campements (400 au total) font revivre les bidonvilles des années 1960. Ils sont arrivés à partir du début des années 2000. L’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union européenne a accéléré le mouvement, la libre-circulation favorisant les allers-retours avec le pays d’origine. Ils se sont d’abord installés sur les talus du périphérique parisien, rejoignant les sans-abri “français”. Puis des campements ont fait leur apparition un peu partout dans et près des grandes villes, comme Paris, Marseille, Lyon et Lille où beaucoup vivent des restes produits par ces métropoles. La concentration sur quelques départements, Seine-Saint-Denis, Essonne, Nord et Rhône, accroît leur visibilité.

En Espagne et en Italie, où ils travaillent dans l’agriculture et le bâtiment, les Roms migrants sont cinq fois plus nombreux (environ 100 000 par pays sans compter les communautés tsiganes présentes depuis des décennies). Ils sont aussi victimes de préjugés, mais sont mieux intégrés car ils vivent dans les logements vacants construits en masse dans les années 2000.

Paradoxalement, en France, les démantèlements entretiennent cette impression d’« invasion » car en « poussant », selon le terme administratif, les personnes d’un lieu à l’autre, les expulsions à répétition multiplient les points de contacts avec le voisinage. Plutôt que d’avoir quelques centaines de voisins mécontents, des milliers le sont. Près de 20 000 Roms ont en effet été délogés de leur terrain depuis l’arrivée de François Hollande à l’Élysée, selon les données de la Ligue des droits de l’homme et du European Roma Rights Centre, ce qui signifie que chaque Rom a fait l’objet d’une expulsion (certains ont pu l’être plusieurs fois, d’autres pas du tout). Interrogé par Le Nouvel observateur à propos de l’évacuation du campement de la N7 à Ris-Orangis en Essonne, le directeur départemental de la sécurité publique de l’Essonne, Luc-Didier Mazoyer, chargé de l’opération, a parlé d’« effet plumeau » pour souligner qu’« on a beau épousseter, la poussière retombe toujours ».

Dans l’avenir, Manuel Valls en est persuadé, ils ne viendront plus, en raison, selon lui, de la baisse du montant de l’aide au retour qu’il a décidée. L’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’espace Schengen, chiffon rouge agité de toutes parts, ne changera rien : cette question concerne les frontières extérieures de l’Union européenne et non les circulations internes.

  • Haro sur les « campements sauvages »

Aucun dispositif public n’est prévu en France pour les accueillir. En l’absence de solution, les Roms occupent le plus souvent des terrains sans autorisation légale, ce que la plupart des médias désignent comme des « campements sauvages », expression métonymique à peine déguisée. Contrairement à une idée reçue, ils n’ont pas accès aux aires prévues pour accueillir les membres de la communauté des gens du voyage. Le plus souvent de nationalité roumaine et bulgare, ils sont exclus de ces espaces réservés aux tsiganes de nationalité française munis de carnet ou de livret de circulation.

Pour leur emplacement, les Roms privilégient plusieurs critères : proximité de zones urbaines, pour trouver de la ferraille et des fripes, qu’ils revendent sur les marchés aux puces (Montreuil, Belleville et Barbès pour l’Île-de-France), des gares du RER pour se déplacer facilement, des axes routiers comme la nationale 7 où se succèdent les casses automobiles et des centres touristiques pour la mendicité. La présence de friches désigne particulièrement certains départements comme l’Essonne ou la Seine-Saint-Denis.

« Non, les Roms n’aiment pas vivre dans les bidonvilles », comme le rappelle le guide réalisé par Romeurope pour lutter contre les préjugés. Ils sont contraints à la mobilité en raison des évacuations, mais ils aspirent à un logement « normal ». Les maires rétorquent qu’ils n’ont pas les moyens de les faire accéder au logement social, en raison des files d’attente déjà longues. Mais rares sont ceux qui déposent des demandes en ce sens. Des solutions alternatives existent pourtant, mises en place par certaines communes, comme la viabilisation de terrains, en échange d’un loyer, l’installation de logements transitoires dans des bâtiments en cours de rénovation, ou encore la réquisition de logements vides.

  • « Ils ne souhaitent pas s’intégrer »

Selon le ministre de l’intérieur, les Roms ne seraient qu’une minorité à souhaiter s’intégrer en France, notamment pour des « raisons culturelles ». Autrement dit, ils ne seraient pas « comme nous ». Ce même reproche a été fait à l’ensemble des immigrés venus par vagues successives, comme le souligne l’historien Gérard Noiriel dans son livre sur l’histoire des migrations Le Creuset français. Les Algériens vivant dans les taudis de Nanterre en ont fait l’expérience : eux aussi étaient considérés comme « pas intégrables ».

Concernant les Roms, ce stéréotype résulte en partie du fait que lors des évacuations de campements beaucoup refusent d’aller dans les hôtels sociaux qui leur sont proposés. Pourquoi? Car les chambres, parfois insalubres (des enfants y ont attrapé des puces), ne sont mises à disposition que quelques jours, ce qui ne fait que reporter leur problème de logement. Les personnes se retrouvent ensuite à la rue, à appeler le 115, chargé de l’hébergement d’urgence, qui ne répond pas. Selon le dernier baromètre de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), 85 % des demandes faites par des familles sont restées sans réponse en juillet 2013.

Plutôt que d’être transbahutées d’un hôtel à la rue à l’hôtel, certaines optent pour l’installation en campement. Là, elles peuvent cuisiner, faire la vaisselle et laver le linge sans provoquer la colère des hôteliers. Manuel Valls estime par ailleurs que la propension des Roms à faire des allers-retours avec leurs pays d’origine serait le signe de l’échec de leur intégration. Pourtant, ces personnes ne se considèrent pas comme nomades. À la différence des gens du voyage, dont certains vont de ville en ville, la totalité des Roms rencontrés à l’occasion de reportages expliquent avoir été chassés de Roumanie en raison des discriminations et désirer vivre « normalement » en France avec un toit et un emploi.

  • Vols à la tire : « Les Roms harcèlent les Parisiens »

Chapardeurs, voleurs, cambrioleurs, délinquants, voire criminels : le champ lexical pour désigner leurs activités illicites sont innombrables. Pour Nathalie Kosciusko-Morizet, les Roms « harcèlent les Parisiens ». Pour Rachida Dati, ils « viennent arracher les sacs des enfants à la sortie des classes ».

À Villebon dans l’Essonne, l’un des résidents du village de l’usine Galland (lire notre reportage) explique que les membres de sa famille sont soit ferrailleurs s’ils disposent d’un véhicule, soit chiffonniers s’ils n’ont que leurs jambes pour se déplacer. Certains parents envoient leurs enfants dans les containers à habits, les encombrants sont récupérés, des vols de métaux sont signalés dans les décharges et sur les voies ferrées. Cette économie de la pauvreté découle notamment du fait que leur accès à l’emploi est limité. À la différence des autres ressortissants européens, les Roumains et les Bulgares ne peuvent pas exercer le métier de leur choix. Jusqu’au 31 décembre 2013 en tout cas, les inégalités devant prendre fin à cette date. Faire la manche n’est pas un choix délibéré, mais un moyen de survie pour assurer les besoins quotidiens de la famille, affirme Romeurope, qui rappelle que « mendier n’est pas un crime ».

Manuel Valls n’entre pas dans ces considérations. « C’est une évidence, nous le savons tous, la proximité de ces campements provoque de la mendicité et aussi des vols et donc de la délinquance. Nous pouvons l’observer sur Paris », insiste-t-il. Le lendemain de sa déclaration sur France Inter, le ministre organise une conférence de presse pour présenter son plan national de lutte contre les cambriolages et les vols à main armée. La tentation de l’instrumentalisation n’est pas loin. Et le risque est réel de focalisation sur un problème en particulier.

Comme les statistiques ethniques sont interdites en France, le ministère cible les Roumains. Selon les chiffres officiels, le nombre de ces ressortissants mis en cause pour vols est passé de 5 420 en 2008, à 11 400 en 2010 et 20 000 en 2011. « La part de leur implication est en augmentation très sensible au cours des dernières années », a souligné le ministre mercredi 25 septembre, place Beauvau. La hausse est nette, en effet. Mais qu’indique-t-elle ? Tout d’abord, les Roumains ne sont pas tous roms. Ensuite, toute personne mise en cause est un suspect dont la culpabilité n’est pas établie. Ensuite encore, une même personne peut être mise en cause de multiples fois. Enfin, ces chiffres ne concernent que les vols élucidés (c’est-à-dire pour lesquels une personne a été placée en garde à vue), soit moins de 15 % du total.

Moins qu’un état de faits, c’est l’activité policière qui est mesurée et son intérêt à un moment ou à un autre pour certains types de délits. À Paris, la préfecture de police a mis en place un dispositif spécifique pour lutter contre la « délinquance roumaine ». Il est donc difficile de distinguer ce qui relève d’une augmentation des atteintes aux biens et d’un effet d’une vigilance accrue à l’égard d’une certaine minorité. Créée dans le sillage du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy, cette cellule est constituée d’agents français et d’officiers de liaison roumains. Une part importante de son activité est liée à l’arrestation de mineurs (10 000 en 2011), certains étant interpellés à de nombreuses reprises. Les vols en question, même s’ils sont répréhensibles, ne sont pas parmi les plus graves : vols de téléphone portable, vols à la tire, vols au distributeur, fausses pétitions qualifiées d’« escroqueries à la charité ».

Ces actes sont surreprésentés dans les zones touristiques et visent principalement les étrangers en visite. Souvent mineurs, les pickpockets sont relâchés rapidement, l’objectif des policiers étant de démanteler les têtes de réseaux plutôt que les petites mains.

  • « Ils sont sous la coupe de mafias »

« Le vrai problème est là : nombre de Roms sont sous la coupe de mafias qui les ont endettés et les contraignent à voler », tonne Marianne dans son dossier. La réalité est plus complexe. Les organisations mafieuses existent, mais elles sont minoritaires. Les boss sont plutôt installés en Italie, en Espagne et en Roumanie, et les exécutants vivent généralement à l’hôtel, envoyés d’un pays à l’autre. Le procès du clan Hamidovic, originaire de Bosnie-Herzégovine, qui s’est tenu à Paris au printemps 2013, a révélé quelques-unes de leurs pratiques. L’ensemble des membres présumés du réseau ont été condamnés, à une exception près, pour avoir contraint des jeunes filles à voler dans le métro parisien. Poursuivi pour traite des êtres humains, le chef a écopé de sept ans d’emprisonnement. Les audiences ont mis au jour une organisation hiérarchisée, avec un système d’intermédiaires complexes et un patriarche menant un train de vie luxueux incompatible avec l’absence de revenus déclarés. Les gains détournés ont été estimés à 1,3 million d’euros par les enquêteurs. Les femmes de la famille étaient presque toutes mises à contribution, à la fois victimes et parties prenantes.

L’institution judiciaire a déployé une énergie considérable pour cette seule affaire, les investigations ayant duré plusieurs années. Lors du procès, il est apparu qu’une famille rivale avait pris le relais d’une partie du business. En février 2012, Gilles Beretti, commissaire divisionnaire alors chargé de la « délinquance itinérante », indiquait à Mediapart que seuls cinq à huit des dizaines de campements roms de la région parisienne étaient liés à des réseaux criminels. « Vous avez des campements avec beaucoup de mendiants qui ne sont pas liés à un réseau », affirmait-il (lire notre reportage).

Une autre affaire, de trafic de bébés, a récemment défrayé la chronique. Une information judiciaire a été ouverte le 1er août 2013, à propos de ventes supposées ayant eu lieu à Marseille et Ajaccio. Deux organisateurs présumés, identifiés comme roms, ont été interpellés. Le directeur interrégional adjoint de la PJ de Marseille, Christian Sivy, a pris soin de qualifier cette situation d’« exceptionnelle ».

  • « Des bandes écument les territoires ruraux »

« Culture de vergers pillés, réservoirs des tracteurs siphonnés, câbles d’irrigation arrachés, animaux dépecés », un récent communiqué de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) a semé la terreur dans les campagnes. Lors de sa conférence de presse, Manuel Valls a pris acte en dénonçant « ces bandes d’Europe de l’est qui écument des régions, des territoires ruraux et provoquent des traumatismes ». Pourtant le syndicat concurrent de la FNSEA, interrogé par Libération, relativise. « Je ne comprends pas trop l’intérêt de faire un tel communiqué maintenant et d’apeurer les gens, réagit Bernard Lannes, président de la Coordination rurale. De notre côté, on ne peut pas dire que 2013 ait été une année noire, ni parler de recrudescence. Il se passe ici et là des choses évidemment choquantes qu’il ne faut pas minimiser, mais j’aurais pu vous donner les mêmes exemples il y a quinze ans. »

La gendarmerie nationale indique avoir constaté des « problématiques locales » (notamment en Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon) mais pas d’augmentation du nombre de faits à l’échelon national. « Quant aux “réseaux” auxquels la FNSEA fait référence, indique le quotidien, ils existent, mais la plupart des vols de fruits et légumes seraient le fait de locaux qui revendent la marchandise, difficile à tracer, dans les marchés du département voisin. Qu’importe, les rumeurs courent, et les gens du voyage tout comme les Roms sont à nouveau désignés comme “le fléau des campagnes”, un cliché qui remonte à Clemenceau. » Conséquence de la paranoïa ambiante : les achats de matériel de surveillance augmentent dans les exploitations agricoles.

  • « Une présence urticante et odorante »

Jean-Marie Le Pen n’est pas le seul à se repaître de l’image de saleté renvoyée aux Roms alors même que les pouvoirs publics refusent quasi systématiquement de mettre des bennes à disposition et de ramasser les ordures, malgré les obligations inscrites dans le code général des collectivités locales qui concernent l’ensemble des installations, y compris illégales. Avec les intempéries, les terrains deviennent boueux. En l’absence de collecte des déchets, les campements se salissent. Certains habitants s’organisent pour y remédier. D’une manière générale, les intérieurs des cabanons sont propres, coussins et couettes impeccablement pliés en bout des lits qui font office de canapé le jour. Le peu de place oblige les familles à maximiser les rangements. L’accès à l’eau est une autre difficulté. Rares sont les municipalités qui leur ouvrent des points d’eau, une fois encore malgré ce que prévoit la réglementation.

  • « Ils profitent des aides sociales »

En tant que ressortissants européens, les Roms ne sont autorisés à rester en France au-delà de trois mois que s’ils disposent de revenus de subsistance jugés insuffisants. Comme c’est rarement le cas, ils tombent dans l’irrégularité et risquent à tout moment d’être obligés de quitter le territoire. Par conséquent, ils ne perçoivent aucune aide sociale (ni chômage, ni revenu de solidarité active, ni allocations familiales). Ils ont droit en revanche à l’aide médicale d’État qui permet d’accéder aux soins de base. Mais, comme beaucoup de personnes démunies, ils manquent d’information sur les services auxquels ils sont autorisés à recourir.

  • « Ils ne veulent pas envoyer leurs enfants à l’école »

Pour certaines familles, la scolarisation constitue un sacrifice car les enfants sont amenés à compléter les revenus de leurs parents. Les envoyer à l’école suppose ainsi parfois un travail de conviction de la part des quelques bénévoles qui se relaient autour des campements pour assurer le ramassage scolaire. La situation se complique quand les maires, contrevenant à la loi, refusent les inscriptions, en prenant comme prétexte l’expulsion à venir du terrain. Les évacuations cassent les processus d’intégration scolaire. Dans un entretien à Mediapart, le préfet en charge de coordonner la politique publique à l’égard des Roms, Alain Régnier, souligne que la scolarisation en maternelle et en primaire a progressé, mais qu’elle reste marginale au collège, notamment pour les filles. Le délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) rappelle qu’il y a encore quelques années dans les campagnes françaises, les maîtres d’école devaient convaincre les parents de laisser leurs enfants aller à l’école plutôt que de travailler aux champs.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/260913/invasion-delinquance-mendicite-salete-tout-dire-sur-les-roms

Roms : la faute lourde de Manuel Valls

Le Monde

| 25.09.2013 à 10h46

• Mis à jour le 25.09.2013 à 14h56

Peu de temps après son installation au ministère de l’intérieur, Manuel Valls avait assuré vouloir traiter le problème des Roms « dans la sérénité ». Faisant référence au discours prononcé à Grenoble, en juillet 2010, par le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, il ajoutait : « Ce n’est pas facile. Si le débat est remis sur la place publique de la manière dont cela a été fait il y a deux ans, on n’y arrivera pas. »

A l’évidence, il n’y arrive pas. Les propos qu’il a tenus le 24 septembre sont aux antipodes de la sérénité à laquelle il invitait. Il ne s’est pas contenté, en effet, d’assurer – ce qui est son rôle – qu’il ferait procéder, à chaque fois qu’une décision de justice le justifie, au démantèlement des campements illégaux où s’entassent quelque 15 000 Roms dans des conditions indignes, à la lisière de nos grandes villes. Il ne s’est pas contenté de juger, comme en mars, que « les Roms ont vocation à rester en Roumanie ou à y retourner ».

Il a relancé le débat exactement sur le terrain où l’avait placé la droite : l’impossibilité, sauf pour « quelques familles », d’intégrer ces populations dont les « modes de vie extrêmement différents des nôtres » et entrent « en confrontation » avec les populations voisines. Dès lors, sauf exception, « il n’y a pas d’autre solution » que de démanteler les campements et de renvoyer leurs occupants dans leur pays d’origine.

Ce faisant, le ministre de l’intérieur sait qu’il exprime, tout haut, l’irritation de bon nombre des élus locaux concernés et qu’il répond à leur sentiment d’impuissance. De même, il veut entendre l’exaspération devant l’augmentation de la petite délinquance dans la capitale ou quelques grandes villes, à laquelle les Roms contribuent pour une part non négligeable – en particulier les mineurs, souvent organisés par des réseaux mafieux.

Si ce n’est du cynisme, drapé dans un langage de « vérité », c’est une faute lourde. Politique autant que morale. Depuis des semaines, sans même que l’extrême droite ait besoin de s’y employer, la droite a délibérément choisi de faire de la « menace » que constitueraient les Roms un thème explosif des prochaines élections municipales et, au-delà, européennes. En apportant de l’eau à son moulin, M. Valls donne crédit à cette campagne qui joue, sans vergogne, sur la peur de l’étranger et fait des Roms des boucs émissaires parfaits.

Mais en désignant l’ensemble d’une population étrangère – et néanmoins européenne –, en stigmatisant une population ethniquement étiquetée, en la jugeant incapable de s’intégrer en France, le ministre de l’intérieur renonce à des principes élémentaires républicains : l’accueil, l’intégration, la solidarité.

Plusieurs voix, à gauche, l’ont immédiatement déploré. Celle de Martine Aubry, maire de Lille, qui a invoqué « l’humanité et l’efficacité, c’est-à-dire la République ». Celle du ministre Arnaud Montebourg, qui a jugé le propos de M. Valls « excessif » et estimé qu’il devait être « corrigé ». Il a raison.

Et c’est au président de la République de le faire, avec fermeté et, si possible, sérénité. C’est sa responsabilité et son devoir.

« Les Roms sont l’objet d’un rejet spécifique »

POLITIS
Par Ingrid Merckx20 septembre 2013

Alors que les déclarations anti-Roms se multiplient, Laurent El Ghozi, président de la Fnasat et cofondateur de Romeurope, dénonce un racisme spécifique. Selon lui, c’est la politique menée et son échec qui favorisent les propos extrêmes.

Président de la Fnasat (Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les Gens du voyage) et cofondateur du collectif Romeurope, Laurent El Ghozi revient sur le racisme anti-Roms en réaction au reportage de politis.fr à Décines le 3 septembre.

Depuis, les propos anti-Roms se sont multipliés. Jeudi 19 septembre, le maire de Wasquehal (Nord), Gérard Vignoble (UDI), a écrit au président de la République une lettre pour l’alerter sur le climat « épouvantable et dangereux » généré par la présence de quelque 3 200 Roms dans la métropole lilloise.

« Il pousse les citoyens à des positionnements radicaux et tout en opposition. Monsieur le Président, sachez entendre le désarroi de bien des Français », écrit-il dans sa lettre. Et d’ajouter : les Roms « n’ont pas toujours les comportements adaptés à nos modes de vie et habitudes, semant la crainte et l’exaspération » .

Voici donc la réaction de Laurent El Ghozi de la Fnasat :

« On observe des réactions violentes, voire très violentes, d’hostilité à l’égard de populations qui sont d’abord pauvres, migrantes, mais supposées nomades et supposées roms. Or, rien ne dit qu’elles le soient. Ce n’est écrit ni sur leur tête ni sur leurs papiers d’identité. On est donc bien dans de la représentation. Autant quand il n’y avait que des « zadistes » (militants contre la zone d’aménagement différée) à Décines, ils étaient plutôt bien tolérés, autant l’arrivée de quelques familles de Roms a entraîné des réactions extrêmement violentes.

C’est une hostilité qui se manifeste à l’égard des étrangers et des pauvres, mais aussi une hostilité très spécifique, ancestrale, qu’on retrouve partout : les Tsiganes, les Roms et les Gens du voyage forment la population la plus discriminée de toutes, dans tous les pays d’Europe et de tous temps, selon Thomas Hammarberg, haut commissaire aux Droits de l’homme. Pourquoi ? Alors qu’ils sont inoffensifs. S’ils volent un peu et ne se comportent pas toujours bien, ils ne sont pratiquement nulle part et jamais violents. Mais, étant supposés ne pas avoir d’attaches territoriales, ils sont considérés incontrôlables, donc dangereux.

Le rejet du nomade

Cela déclenche à la fois une forme de romantisme autour de la la liberté : « les fils du vent »… mais aussi de la peur qui ne s’applique pas simplement aux Roms ou aux Gens du voyage, d’ailleurs, mais à toutes les populations nomades, parce qu’elles n’ont pas d’ancrage. Il y a donc bien un rejet spécifique du « nomade », le reportage de Politis à Décines en témoigne.

Le nomadisme des Roms est pourtant une idée reçue : les Roms de Roumanie sont sédentaires depuis des générations. D’autant plus que, jusqu’en 1856, ils étaient esclaves, et donc attachés à la terre de leur seigneur. Ceaucescu a sédentarisé le peu qui restait. De même, sur les 400 000 Gens du voyage français, à peine 100 000 voyagent régulièrement. Pourtant, toute la législation française vise à contrôler ceux qui n’ont ni adresse ni propriété, alors traités comme suspects.

Le droit commun doit s’appliquer à tout le monde

Pour nous, à Romeurope, le droit commun doit s’appliquer à tout le monde, il n’y a aucune raison pour créer des droits spécifiques, ni des discriminations particulières. Qu’on facilite des modes de vie différents, itinérants ou alternatifs, c’est une richesse. D’ailleurs, dans la loi Alur présentée cette semaine à l’Assemblée, un certain nombre de dispositifs veulent faciliter des modes d’habiter différentes. Mais nulle besoin d’être gitan ou manouche pour vivre en caravane : ainsi, les terrains d’accueil pour gens du voyage qui sont des services publics, devraient ouverts à tous ceux qui souhaitent habiter en caravane. De même, les terrains de camping doivent être ouverts à tous ceux qui vivent en caravane, Tsiganes ou pas. C’est cela le droit commun : pas de politique spécifique mais pas de discrimination.

La misère est intolérable

Maintenant, habiter à coté de gens qui vivent en bidonville, cela peut être insupportable, quelles que soient ses opinions politiques. Avoir un bidonville à côté de chez soi, c’est avoir sous ses yeux une misère intolérable et des comportements liés à cette misère. Le Rom n’est pas spontanément voleur ou sale, mais vivre dans une économie de survie peut entraîner des comportements éventuellement délictueux. Par exemple, le simple fait de ne pas avoir d’eau invite à aller en prendre chez les voisins. Cela peut gêner ou choquer mais cela résulte de la manière dont on les oblige à vivre…

On multiplie les exaspérations

Les propos anti-Roms sont relayés sans limites, on les entend trop bien ! De plus, la politique qui est menée ne règle rien : évacuer un terrain, c’est multiplier les voisins potentiellement mécontents. Plus on déplace de terrains et plus on multiplie les exaspérations et les risques de délinquance ou de mendicité. C’est la politique menée et son échec manifeste qui favorise le développement de propos extrêmes. Il n’y a pas non plus d’affichage politique du gouvernement pour dire : les Roms sont des ressortissants européens, une partie n’est que de passage, les autres souhaitent s’installer, la France doit les accueillir comme elle l’a fait pour bien d’autres. Quel message livre le ministre de l’Intérieur quand il dit : « Ils n’ont pas vocation à rester en France ? », alors que nombre d’entre eux sont chez nous depuis des années.

Le droit de travailler signifie des ressources légales

Les effets de la levée de l’interdiction de travailler pour les ressortissants Roumains et Bulgares sont évidents dès que les préfets y mettent un peu de bonne volonté, avec quelques centaines de nouveaux contrats de travail signés tous les mois malgré le contexte de chômage. Le travail signifie des ressources légales, permet de se loger, de scolariser normalement ses enfants, de s’intégrer…Cela démontre que les Roms ont la volonté et la capacité de travailler dès qu’on leur en laisse la possibilité. Car tout vaut mieux que de faire la manche dans le RER… »

A lire, le dossier de Politis : Quel avenir pour les Roms en France ?

Quand droite et gauche s’entendent pour expulser les Roms…

MEDIAPART

Carine Fouteau

http://wp.me/p21cdX-1ks

La chasse aux Rroms s’arrête à Douarnenez

 

Mediapart

 

22 août 2013 |

Sur la ligne C du RER, à Paris et dans sa banlieue, il arrive qu’un train nommé NORA croise une rame baptisée ROMI. L’inconscient de la SNCF existe : ne voilà-t-il pas une sorte de clin d’œil ferroviaire concernant les boucs émissaires que s’est toujours trouvée la France ? Sous l’occupation, l’historien Pierre Nora fut menacé d’être raflé. Aujourd’hui, les Rroms sont expulsés avec un zèle farouche. Il ne manque plus, sur le RER C, qu’une “mission” – intitulé officiel de la désignation des rames ! – ALLA (chute de “h” : pas plus de quatre lettres), pour incorporer les discriminations à l’encontre des citoyens musulmans. Et, pourquoi pas, une SOLA (Sola Scriptura : « par l’écriture seule », l’un des principes de la religion réformée), histoire de rappeler les dragonnades dont furent victimes, en notre étrange pays, les protestants…

Revenons aux Rroms, pour lesquels il en cuit cet été. Au mois de juillet, c’était le maire UDI de Cholet, Gilles Bourdouleix, qui grommelait, lors d’une altercation avec les gens du voyage : « Hitler n’en a peut-être pas tué assez. » Cette semaine, c’est la une infâme de Valeurs Actuelles, hérissée de stéréotypes et d’amalgames, fondée sur un sondage jetant de l’huile sur le feu et manipulé de surcroît, pour rendre encore plus acrimonieuses les réponses phobiques sollicitées.

Dans un tel contexte de chasse à l’homme, rapporté quasiment jour après jour dans Mediapart par Carine Fouteau, une bouffée salutaire refoulera les miasmes, du 23 au 31 août : le festival de Douarnenez, vétéran des rassemblements conviviaux et conscientisés, où la militance et la culture changent un instant l’air du temps, comme un petit vent frais breton…

Thème de cette 36e édition : “Rroms, tsiganes et voyageurs”. Avec une citation du linguiste Marcel Courthiade pour résumer l’esprit des lieux : « Les Rroms sont un cas d’école de tous les problèmes liées au fait d’être autre. » Douarnenez, parmi une foison de débats, d’expositions, de livres, de musiques, d’animations pour les enfants, ou de repas à la bonne franquette, c’est d’abord un festival de cinéma. Virgine Pouchard, co-programmatrice, en pince pour Papusza (2013), fiction inédite au somptueux noir et blanc, avec des sous-titres français tout juste réalisés par l’Institut polonais de Paris. Ce long métrage, de Joanna Kos-Krauze et Krzysztof Krauze, évoque le destin d’une poétesse polono-rrom, issue d’une famille de harpistes itinérants, Bronisława Wajs, dite Papusza (“Poupette”, 1908-1987) : « En osant transcrire ses poèmes par écrit, en défiant les lois de sa société, notamment sur la place réservée aux femmes, elle finit exclue de sa communauté », rappelle Virginie Pouchard.

Parmi les nombreux documentaires présentés, Virginie Pouchard souligne l’importance du Bateau en carton (2010) de José Vira, qui découvre, à Massy-Palaiseau, une communauté de Rroms vivant dans des conditions pires que celles des Portugais au siècle dernier, quand le réalisateur était logé là, avec ses parents. D’où un regard qui “désethnicise” la question, filmant des immigrés “ordinaires” et non une population spécifique stigmatisée comme telle.

Citons aussi, dans le programme d’une richesse impressionnante (à lire sous l’onglet “Prolonger”), Derrière le mur – improvisations filmées (2008), de la sociolinguiste et cinéaste Cécile Canut, qui avait signé dans Mediapart un billet de blog sur “l’ethnicisation négative” de la France. À la périphérie de la ville bulgare de Sliven, naguère réputée comme pépinière de musiciens, un mur coince désormais dans un ghetto la population jugée indésirable pour sa bougeotte. Oui, un mur, à l’instar de celui de Kosice, en Slovaquie, davantage sous le feu des projecteurs dans la mesure où la cité se retrouve cette année “capitale européenne de la culture”, rappelle Virginie Pouchard.

« Une identité forcément marquée par la défiance »

Le festival de Douarnenez, c’est aussi, selon son directeur depuis trois ans, Éric Premel, « une Agora frondeuse, avec 300 personnes tous les soirs, des activistes, des historiens, des artistes, questionnés ou interrompus par le public, sans langue de bois. Les gens lâchent leur téloche pour discuter entre eux ou s’enfermer dans le noir avec tout le genre humain sur le grand écran. Dans un partage facilité par cette ville rebelle de toujours, les riches et les pauvres, les cultivés et les pas éduqués explorent la complexité, la confrontation, le recul critique. C’est la meilleure façon d’éviter les amalgames. Nous essayons d’enlever les palissades mentales qui, trop souvent, séparent les citoyens chacun dans leur couloir de militance. Ils découvrent ici les problématiques semblables du couloir voisin : les chocs, les blessures, les rapports à la mémoire… »

Éric Premel ajoute : « Les festivals sont devenus des lieux d’excellence artistique ou de paillettes. Nous, avec nos 15 000 entrées payantes, nous refusons de nous arrêter au culturel et à l’esthétique. Nous voulons provoquer la pensée critique, fût-elle gênante. L’an dernier, le militant basque Gabriel Mouesca est venu raconter comment la France l’a détenu 16 ans tout en refusant de le juger, ce qui valut à Paris une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Ce n’est pas forcément ce que tout le monde veut entendre. »

Le prédécesseur d’Éric Premel, Erwan Moalic, qui co-dirigea le festival de Douarnenez de 1978 à 2010, se souvient de la 6e édition, en 1983, qui abordait déjà la question des Rroms et autres tsiganes. L’approche était peut-être plus folklorique et moins politique, mais la gauche récemment au pouvoir avait alors envoyé des représentants curieux et bienveillants : « Aujourd’hui, c’est plus distancié… »

À part Alain Régnier, préfet naguère collaborateur de Dominique de Villepin et devenu délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées (DIHAL), l’exécutif boude Douarnenez. L’un des participants aux débats, Régis Laurent (abonné à Mediapart), est médiateur du Finistère auprès des gens du voyage. Chaque département a le sien, ce qui fait de la Bretagne la seule région ayant établi ainsi de possibles garde-fous, dans un contexte où tout peut arriver.

Le service anthropométique mesure un romanichel...Le service anthropométique mesure un romanichel…

Régis Laurent, sociologue ayant consacré sa thèse aux pentecôtistes tsiganes (« je ne suis pas sensible à la religion, mais je voulais comprendre »), ne décolère pas en pensant au discours de Grenoble (30 juillet 2010) de Nicolas Sarkozy : « Il a empoisonné l’opinion publique. Ce fut le premier homme d’État à déblatérer, au sommet, des horreurs et des absurdités ouvrant la porte à toute la connerie de l’humanité. Il a libéré la pire des paroles. Le problème, de latent, est devenu hystérique. Ce fut une régression après les progrès timides de la loi Besson de juillet 2000, sous Lionel Jospin, concernant “les gens du voyage”. Ce terme administratif reflète la loi de 1912 ayant créé le carnet anthropométrique des nomades, puis la loi de 1969 euphémisant ce cadre juridique français visant une population spécifique sur une base ethnique. Face à cette persécution permanente légalisée, les gens du voyage ont construit une identité forcément marquée par la défiance, d’où une forme d’agressivité qui peut choquer chez eux, au premier abord, quand on ne les connaît pas. Le festival de Douarnenez me semble apte à permettre cet aperçu sur la législation, avec également des données historiques, anthropologiques, artistiques, sur ces populations diverses, démunies, vulnérables, sans relais politique. J’espère y trouver – et je vais tenter d’y répercuter – un discours à contre-courant de ce qui se dit et s’écrit dans les médias ; je ne parle pas de Mediapart, bien entendu !… »

À lire, sous l’onglet “Prolonger”, le dossier de presse riche et complet de ce 36e festival de cinéma de Douarnenez (23 au 31 août 2013).

La boîte noire :Comme l’explique le tout premier lien de l’article à ceux qui pourraient s’étonner du redoublement de la consonne “r” au début de Rrom : « Le mot vient du rromani, c’est-à-dire la langue du peuple rrom. En rromani, il prend deux “r” et se distingue donc du “r” simple, qui existe aussi. En phonologie, on appelle cela une opposition. Par exemple “rani” veut dire “dame”, alors que “rrani” veut dire “branche”. Depuis les débuts de la littérature rrom dans l’Union soviétique des années 1920, ce son particulier était transcrit en double “r”, transcription reprise dans l’alphabet du rromani adopté en 1990 par l’Union rromani internationale. » Bref, un acquis du socialisme réel…

PETIT LEXIQUE DES TSIGANES ROMS, GENS DU VOYAGE

Le Monde.fr

| 17.10.2012 à 13h26

Par Angela Bolis

« Toutes les communautés tsiganes ont à affronter le même problème : comment construire et maintenir une autonomie dans une situation d’immersion et, pour la majorité d’entre elles, de dispersion ? Les réponses sont multiples. » Ce postulat, écrit par l’anthropologue Patrick Williams dans Etudes tsiganes en 1994, laisse entrevoir l’unité et la diversité de ce peuple, qui représente la première minorité ethnique d’Europe, forte de 10 à 12 millions de personnes.

De la même manière, si ces communautés peuvent être regroupées sous le terme Tsigane, ou plus récemment Rom, les noms qui servent à les désigner sont multiples. Au point qu’il est parfois difficile de s’y retrouver. Et que, en l’absence de consensus, la question continue à se poser dans la communauté scientifique comme chez les Tsiganes eux-mêmes.

Ainsi, il y a les dénominations internes (Rom par exemple), et les dénominations externes, que les non-Tsiganes utilisent pour désigner les Tsiganes, comme Romanichel, ou encore Bohémien. Ce dernier terme renvoit par exemple aux lettres de protection qui leur étaient accordées par les rois de Hongrie, de Pologne et de Bohême (région située aujourd’hui en République tchèque) à partir du XVe siècle.

Il y a aussi les dénominations qui distinguent les différentes branches de ce peuple hétérogène. Il en est ainsi des Gitans – Gypsi en anglais, Gitanos en espagnol (qui se prénomment eux-mêmes Kalé) – qui vivent en Espagne et dans le sud de la France, et représentent environ 10 % des Tsiganes selon le collectif Romeurope. Les Sinté, ou Manouches en français, se sont plutôt établis dans les régions germanophones, le Bénélux et certains pays nordiques, et représentent environ 4 % des Tsiganes, selon la même association. Les Roms d’Europe orientale et centrale, enfin, se distinguent en diverses communautés selon leur activité, par exemple les Roms kalderasch, chaudronniers, ou les Roms lovaras, marchands de chevaux.

Tsiganes. Ce terme académique générique recouvre toutes les différentes branches de ce peuple. Selon l’Atlas des Tsiganes, Les Dessous de la question rom, de Samuel Délepine, le mot tsigane est issu du grec médiéval athingani, qui signifie intouchable. En Europe de l’Est, ce terme exogène (utilisé par les non-Tsiganes) a « aux yeux de beaucoup de Roms, une connotation péjorative », explique le Conseil de l’Europe. En Europe occidentale, à l’inverse, ainsi qu’en Hongrie et en Russie, il « est mieux toléré et parfois plus approprié », estime l’institution européenne. Selon l’Atlas des Tsiganes, il peut même y être connoté positivement, comme lorsqu’il est associé à la musique ou à la fête tsigane.

Roms. Signifie homme en romanès. Il s’agit là encore d’un terme générique, mais, cette fois, endogène, c’est-à-dire employé par les Roms eux-même. Il a été choisi en 1971 par des associations d’Europe de l’Est, comme l’Union romani internationale, pour remplacer celui de Tsigane, considéré comme péjoratif. Toutefois, il est le plus souvent employé pour désigner une branche du peuple tsigane qui s’est implantée en Europe orientale et centrale – en Roumanie en grande majorité, mais aussi en Bulgarie et en ex-Yougoslavie – et dont une partie a émigré en Europe occidentale plus récemment : depuis la deuxième partie du XIXe siècle, puis depuis la chute des régimes communistes. Selon Romeurope, ils représentent 85 % des Tsiganes européens, et sont « environ 10 millions », selon le Conseil de l’Europe.

Gens du voyage. Il s’agit d’une catégorie administrative, issue de la loi du 3 janvier 1969. Se substituant alors au terme « nomade », elle concerne les personnes vivant plus de six mois par an en résidence mobile terrestre. Selon la Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes, « la quasi totalité des gens du voyage sont de citoyenneté française. Leur nombre est estimé autour de 400 000 personnes. Ce n’est pas tant la mobilité des personnes qui prime, que le mode de vie caractérisé par l’habitat en caravane. » Il s’agit donc d’un terme qui ne désigne pas forcément les Tsiganes – les catégories ethniques n’existant de toute façon pas dans le droit français. En France, les gens du voyage sont soumis à un régime particulier, dénoncé « comme source de stigmatisation et de discrimination », comme le relève une proposition de loi enregistrée au Sénat le 12 juin 2012.

En effet, ils doivent attendre trois ans avant de pouvoir s’inscrire sur les listes électorales au lieu de six mois. Ils détiennent aussi un titre de circulation qu’ils doivent présenter régulièrement aux autorités, sous peine d’une amende, voire d’une peine d’emprisonnement. Pour l’anthropologue Patrick Williams, « c’est un héritage du carnet nomade, qui s’apparente à de l’apartheid : ce sont des citoyens de seconde zone qui ont, au lieu de l’adresse sur leur carte d’identité, le numéro du titre de circulation. Ils sont donc, par exemple, repérés en tant que Tsiganes à n’importe quel contrôle de police. » Dans le « Décalogue du Palais Bourbon« , en 2009, l’Union romani internationale estimait que « nous ne nous reconnaissons pas nous même sous cette appellation d’un point de vue humain, culturel et identitaire ».

ROMS, UNIQUE OBJET DE MON RESSENTIMENT par MAITRE EOLAS

Le Gouvernement a donc décidé, pour des motifs d’opportunité politique assez évidents sur lesquels je ne m’étendrai pas, ayant assez de choses à dire par ailleurs, de mettre en œuvre une politique d’expulsion, au sens premier du terme : « pousser dehors », les Roms étrangers vivant en France.

Ils sont fous, ces Roms, hein ?

Avant d’aller plus loin, qu’est-ce qu’un Rom ? Rom vient du mot Rrom, en langue romani (l’orthographe a été amputé d’une lettre en français, la double consonne initiale n’existant pas dans cette langue), qui signifie « homme » au sens d’être humain (féminin : Roma ; pluriel : Romané). Il s’agit d’un peuple parti, semble-t-il (la transmission de la culture étant orale chez les Roms, il n’existe pas de source historique fiable, mais tant la langue romani parlée par les Roms que la génétique confirme l’origine géographique indienne), du Nord de l’Inde (Région du Sindh, dans l’actuel Pakistan, et du Penjab pakistanais et indien) aux alentours de l’an 1000 après Jésus-Christ, sans doute pour fuir la société brahmanique de l’Inde qui les rejetait comme intouchables (c’est donc une vieille tradition pour eux que d’être regardés de travers par leur voisin).

Ils sont arrivés en Europe via la Turquie au XIVe siècle, suivant les invasions des Tatars et de Tamerlan, et s’installèrent dans l’Empire byzantin (qui les appelle Ατσίγγανος , Atsinganos, « non touchés », du nom d’une secte pré-islamique disparue, dont les zélotes refusaient le contact physique ; quand les Roms arrivèrent, les byzantins, qu’on a connu plus rigoureux dans leur réflexion, les prirent pour des membres de cette secte), ce qui donnera tsigane, Zigeuner en allemand et Zingaro en italien. Ceci explique que leur foyer historique se situe dans les actuelles Turquie, Roumanie, Bulgarie, pays qui restent les trois principales populations de Roms, et dans les Balkans (ex-Yougoslavie).

Outre des professions liées au spectacle ambulant, les Roms se sont spécialisés dans des professions comme ferronniers et chaudronniers, Γύφτοs, Gyftos, ce qui donnera Gypsies en anglais, Gitano en espagnol, et Gitan et Égyptien en Français (dans Notre Dame de Paris, la Recluse appelle Esmeralda « Égyptienne » ; et Scapin appelle Zerbinette « crue d’Égypte »).

Le roi de Bohême (actuelle république Tchèque) leur accordera au XVe siècle un passeport facilitant leur circulation en Europe, d’où leur nom de Bohémiens. De même, le Pape leur accordera sa protection (Benoît XVI est donc une fois de plus un grand conservateur) Leur arrivée en France est attestée à Paris en 1427 par le Journal d’un Bourgeois de Paris (qui leur fit très bon accueil) — C’est d’ailleurs à cette époque que se situe l’action du roman d’Hugo Notre Dame de Paris.

Pour en finir avec les différents noms qu’on leur donne, Romanichel vient du romani Romani Çel, « groupe d’hommes », Manouche semble venir du sanskrit manusha, « homme », soit le mot Rrom en romani, et Sinti semble venir du mot Sind, la rivière qui a donné son nom à la province du Sindh dont sont originaires les Roms. Sinti et Manouche désignent la même population rom établie dans les pays germanophones et presque intégralement exterminés lors de la Seconde guerre mondiale C’est pourquoi le mot Tsigane, évoquant l’allemand Zigeuner, d’où le Z tatoué sur les prisonniers roms, est considéré comme blessant aujourd’hui .

Il convient ici de rappeler que les Roms ont été, aux côtés des Juifs, les cibles prioritaires de la politique d’extermination nazie. Le nombre de victimes du génocide, que les Roms appellent Samudaripen (« meurtre collectif total »), se situe aux alentours de 500 000, avec pour les Sinti allemands entre 90 et 95% de morts.

Ces mots peuvent être utilisés indifféremment pour désigner les Roms, encore que les siècles d’installation dans des pays différents ont fait apparaître des différences culturelles profondes. Même la langue romani n’est plus un dénominateur commun, puisque les Roms d’Espagne et du sud de la France, les Gitans, parlent le kalo, un sabir mâtiné d’espagnol, depuis qu’une loi espagnole punissait de la mutilation de la langue le fait de parler romani (les espagnols ont un atavisme profond avec les langues, mais c’est un autre sujet).

En 1971 s’est tenu à Londres le Congrès de l’Union Rom Internationale (IRU) qui a adopté le terme de « Rom » pour désigner toutes les populations du peuple rom, d’où l’usage de ce terme dans ce billet (ce que les gitans refusent, eux se disent kalé). Le mot rom ne vient donc absolument pas de Roumanie, ni de Rome, bien que ce peuple se soit installé en Roumanie et auparavant dans l’Empire romain d’Orient.

Je ne puis conclure ce paragraphe sans vous inviter à lire les commentaires de cet article, où je ne doute pas que des lecteurs plus érudits que moi apporteront de précieuses précisions ou, le cas échéant, rectifications.

Tous les chemins mènent aux Roms

Les Gens du voyage sont-ils des Roms ? En un mot, non. Le nomadisme n’est pas une tradition chez les Roms, mais une nécessité historique. Aujourd’hui, entre 2 et 4% des Roms sont du voyage, c’est-à-dire ont fait le choix d’une vie nomade. Et beaucoup de gens du voyage ne sont pas roms, comme les Yéniches, que l’on prend souvent pour des Roms. Les forains sont aussi nomades, mais du fait de leur profession, et pour la plupart ne sont pas Roms. Et si demain, il vous prenait la fantaisie de vivre une vie nomade, vous deviendriez aussitôt Gens du Voyage, sans pour autant devenir Rom (sauf aux yeux des lecteurs du Figaro). Un abus de langage est apparu du fait que la Constitution française interdit toute distinction sur une base ethnique. Le terme de Gens du Voyage, neutre de ce point de vue, est souvent employé au lieu et place du mot Rom. Or ce ne sont pas des synonymes.

Ce qui d’emblée montre que le problème des occupations illégales de terrains, publics ou privés, par des Roms ne vient pas uniquement du fait que la loi Besson (pas Éric, non, celui qui est resté de gauche, Louis) du 5 juillet 2000, qui oblige les communes de plus de 5000 habitants à prévoir des aires d’accueil, est allègrement ignorée par la majorité des maires.

Quand un Rom viole la loi, c’est mal. Quand l’État viole la loi, c’est la France. Laissez tomber, c’est de l’identité nationale, vous ne pouvez pas comprendre.

La majorité des Roms en France sont Français, et leur famille l’est même depuis plusieurs siècles. Les Roms ont de tout temps adopté le style de vie des pays où ils se sont installés, jusqu’à la religion (ils sont catholiques en France, protestants en Allemagne, musulmans en Turquie et dans les Balkans), et il ne viendrait pas à l’idée d’un Rom de donner à ses enfants un prénom qui ne soit pas du pays où il nait (lire les prénoms des enfants d’une famille rom permet parfois de retracer leur pérégrination ; exemple : Dragan, Mikos, Giuseppe, Jean-Pierre). Cela ne les empêche pas de garder vivace la tradition rom, à commencer par la langue romani, et l’importance primordiale de la famille élargie (la solidarité n’est pas un vain mot chez les Roms). Il est d’ailleurs parfaitement possible qu’un de vos collègues de travail soit Rom et que vous ne l’ayez jamais soupçonné.

Naturellement, ces Roms ne sont pas personnellement menacés par la politique actuelle, même s’il est probable qu’ils la vivent assez mal.

Les Roms étrangers sont donc quant à eux des migrants qui veulent une maison qui ne bouge pas, et habitent des habitations de fortune, triste résurgence des bidonvilles. Ils viennent de pays qui ont toujours refusé l’intégration des Roms, en faisant des parias dans leur propre pays. Même si l’intégration à l’UE de ces pays a conduit à un changement total de politique, les états d’esprit, eux n’ont pas changé, et le rejet répond hélas souvent au rejet. Certains Roms se sont sédentarisés et tant bien que mal intégrés, comme les Kalderashs (du roumain Căldăraşi, chaudronniers, habiles travailleurs du métal, en particulier du cuivre) ; d’autres, comme les nomades, forment une société fermée et hostile aux gadjé — aux non-Roms. La plupart des Roms de Roumanie qui viennent en France sont des kalderashs, et non des nomades, fuyant la misère et le rejet dont ils font l’objet dans leur pays. Donc, pas des gens du voyage.

Les roms des Balkans (ils sont nombreux en Serbie et au Kosovo) fuient eux aussi la misère, même si certains demandent l’asile (très peu l’obtiennent) prétendant faire l’objet de persécutions. Il faut reconnaître que lors de la guerre du Kosovo en 1999, des Roms ont été recrutés par les troupes serbes pour se livrer à des opérations militaires de nature à intéresser le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), et se sont acquittés de cette tâche avec un zèle qui n’a pas laissé de très bons souvenirs auprès des populations kosovares (j’entends par là : albanais du Kosovo).

Des Roms, des stats et de la bière nom de Dieu

Une question se pose, et je ne tiens pas à l’éluder : celle des Roms et de la délinquance. Le lien est certain, les chiffres ne mentent pas. Partout en Europe, les Roms sont bien plus victimes de la délinquance que les autres populations. Destructions de biens, agressions racistes, sur lesquelles les autorités ferment bien volontiers les yeux, d’autant plus que les Roms, on se demande pourquoi, ont développé à leur encontre une certaine méfiance, quand ce ne sont pas des pogroms. Sans compter les crimes contre l’humanité subis par ce peuple, que ce soit le génocide nazi ou la réduction en esclavage en Valachie et en Moldavie —oui, des esclaves en Europe— jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce n’est pas une boutade, c’est une réalité : la délinquance, les Roms en sont d’abord victimes. On a déjà vu que même en France, État de droit imparfait mais État de droit, l’État ne respecte pas la loi Besson. Vous verrez dans la suite de ce billet qu’au moment où je vous parle, il fait encore pire à leur encontre puisque la politique d’expulsion mise en œuvre est illégale. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les juges administratifs. L’Union européenne l’a remarqué. Le Conseil de l’Europe l’a remarqué. L’ONU l’a remarqué. Le Pape l’a remarqué. L’UMP n’a rien remarqué.

Mais n’esquivons pas la question de la délinquance de Roms. De Roms, pas DES Roms. Elle existe, c’est indéniable, ne serait-ce du fait qu’aucun groupe humain n’est épargné. Est-elle plus élevée que dans les autres groupes sociaux ? C’est probable.

Évacuons rapidement une question sur laquelle je reviendrai dans le prochain billet : l’occupation sans droit ni titres de terrains publics ou privés. Il ne s’agit pas de délinquance, puisqu’au pire (occupation d’un terrain public), ces faits sont punis d’une contravention de grande voirie.

Les causes premières de la délinquance, au-delà du mécanisme intime et personnel du passage à l’acte, qui fonde la personnalisation de la peine, sont la pauvreté (liée au chômage ou à la précarité de l’emploi ; un CDD est aussi rare dans une audience correctionnelle que la vérité dans la bouche d’Éric Besson), l’exclusion (qu’entraîne mécaniquement le fait d’être sans-papier, notamment), le faible niveau d’instruction (qui empêche d’accéder aux professions rémunératrices), outre le fait que la délinquance concerne surtout des populations jeunes (le premier enfant a un effet remarquable sur la récidive).

Vous avez remarqué ? Je ne viens pas de vous dresser un portrait du jeune versaillais. Plutôt celui du jeune Rom des terrains vagues. Ou du jeune des cités, soit dit en passant pour la prochaine fois ou on tapera sur eux. À vous de voir avec votre conscience si vous voulez y ajouter une composante génétique.

Parce qu’aucune statistique n’existe sur la délinquance des Roms. Aucune. Tout simplement parce que ce serait interdit : Rom est une origine ethnique, or la loi prohibe la constitution de fichier sur des bases ethniques ou raciales — suite à un précédent quelque peu fâcheux.

Donc quand le ministre de l’intérieur Brice Hortefeux, que l’on a connu plus méticuleux en matière d’arithmétique ethnique, prétend présenter des statistiques de la délinquance des Roms pour justifier la politique du Gouvernement, il ment. Je sais, ça devient une tradition de ce Gouvernement, mais que voulez-vous, je n’arrive pas à m’y faire. Quelqu’un, je ne sais plus qui, m’a mis dans la tête l’idée saugrenue de République exemplaire, du coup, je fais un blocage.

Le ministre de l’intérieur a cru devoir présenter publiquement (sur RTL) le 25 août des statistiques fondées sur « une étude des services de police », non sur l’origine ethnique, interdite, mais sur la nationalité du délinquant, roumaine en l’occurrence.

Mes lecteurs ayant suivi jusqu’ici ont déjà compris l’inanité de l’affirmation. Rom ne veut pas dire Roumain, et le ministre joue ici sur la ressemblance des termes, et l’inculture de son auditoire. Mes lecteurs sachant faire la différence entre un mot sanskrit et un mot latin, je ne m’attarderai pas sur ce stratagème grossier, qui ne trompera que qui veut être trompé.

De plus, les services de police, même si on leur fait perdre un temps précieux depuis des années à collectionner des statistiques inutiles hormis à la communication gouvernementale, ne sont pas un service de statistique. La méthode de récolement des données n’a rien de scientifique et n’a jamais eu la prétention de l’être. Elle repose sur les délits constatés ou dénoncés, ayant donné lieu à élucidation. Donc préalablement à enquête. Or la distribution des effectifs et des moyens (limités, et de plus en plus du fait de ce même Gouvernement) dépend pour l’essentiel des directives données par ce même Gouvernement.

Je m’explique. Le Gouvernement estime que l’opinion publique, qu’il confond hélas trop volontiers avec le peuple souverain, est particulièrement remontée contre les vols à la tire (les pickpockets) ou à l’arraché (qui en est une variante un peu plus bourrin) dans les transports en commun. Le ministre de l’intérieur va demander aux forces de police de mettre la pression contre cette délinquance. Le commissaire de police va recevoir cette instruction et va redistribuer ses effectifs, qui préalablement luttaient contre les violences faites aux personnes, sur les voleurs du métro. Mécaniquement, le nombre d’interpellation pour des faits de violence va baisser. Les policiers interviendront toujours lors d’une bagarre, mais n’arrêteront personne pour des faits de violences légères, puisque leur mission est de surveiller les voleurs à la tire. Un délit constaté de moins = baisse de la statistique correspondante, sans que la réalité n’ait changé en quoi que ce soit. En revanche, plus de voleurs à la tire seront arrêtés (car la police reste malgré tout plutôt efficace dans son boulot). Augmentation de la statistique, sans lien avec l’évolution de la réalité. Voilà la méthodologie qui préside à la confection de ces statistiques.

C’est pourquoi le ministre peut proclamer des chiffres aussi aberrants, et sans hélas faire tiquer qui que ce soit, qu’une augmentation de 138% en un an de la délinquance roumaine. Personne ne fait le lien avec une autre donnée, qui indique que 13,65% des auteurs de ces vols seraient Roumains (sous-entendu : Roms). C’est-à-dire que 13,65% des délinquants sont responsables d’une augmentation de 138% des délits. Qui a dit que les Roms étaient des feignants ?

D’autant plus que pour fréquenter un peu les prétoires parisiens, je suis assez bien placé pour savoir qu’il existe aussi une délinquance roumaine non-rom, assez active ces derniers mois, dite de l’escroquerie aux « Yes-card ». Une Yes-card est une fausse carte de crédit qui, quel que soit le code que vous tapez, renvoie toujours une réponse positive au lecteur, faisant croire que la banque a accepté la transaction. Des Roumains achètent ainsi des vêtements de marque et des parfums, et vont les revendre à Bucarest. C’est une atteinte aux biens, commise par des Roumains, mais pas par des Roms. Sauf dans les statistiques de M. Hortefeux.

Brisons là, ce billet mérite je pense d’être soumis à vos commentaires. Le deuxième volet sera centré sur le droit des étrangers et portera sur les mesures actuelles d’expulsion, pour lesquelles le Gouvernement use selon les cas de deux méthodes : soit violer la loi, soit se payer votre tête.

Et fort cher, si ça peut vous consoler.

* Texte paru en 08/2010